Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, permettez-moi tout d'abord de dire combien nous sommes ravis de pouvoir contribuer au travail de la commission. Nous avons prévu de vous présenter un exposé reprenant quelques éléments de contexte généraux sur les relations entre alimentation et santé – ce sera mon propos pendant une dizaine de minutes – avant d'en venir aux problématiques plus spécifiquement liées aux aliments ultra-transformés, puis Mathilde Touvier s'attachera à vous présenter notre travail qui a été récemment publié sur le sujet ainsi que les suites qui devraient lui être données.
Pour rappeler des éléments de contexte, lorsqu'en France, comme dans l'ensemble des pays industrialisés, on se penche sur les grands problèmes de santé publique auxquels nous sommes confrontés ainsi que sur les maladies chroniques qui se sont développées de façon exponentielle au cours des dernières décennies, que ce soient les cancers, les maladies cardiovasculaires, le diabète, l'obésité, les troubles de minéralisation osseuse, la nutrition apparaît comme l'un de leurs déterminants. Mais nous avons également des arguments de plus en plus probants sur le rôle joué par la nutrition sur de nombreuses autres problématiques de santé, que ce soit dans le domaine des pathologies digestives, ostéoarticulaires, dermatologiques, neurologiques, de déclin cognitif, et autres.
Toutes ces maladies chroniques ont un coût humain extrêmement important. Leur prévalence montre qu'outre les conséquences en termes de morbidité et de mortalité, le coût social et économique est extrêmement lourd. Un rapport du Trésor, paru il y a deux ans, donnait un nouveau chiffrage des coûts directs et indirects liés à l'obésité et au surpoids. Si 17 % des adultes sont aujourd'hui concernés par l'obésité, un focus très particulier montre une croissance de l'obésité chez les enfants, sachant que les dépenses de santé liées à l'obésité représentent 20 milliards d'euros par an.
Pour l'ensemble des maladies chroniques, les coûts sont considérables.
Certes, ces maladies chroniques sont des maladies multifactorielles. Elles ne sont pas uniquement liées à l'alimentation ou à la nutrition. D'autres facteurs génétiques, biologiques, métaboliques ou encore environnementaux jouent un rôle. L'influence du tabac ou des expositions professionnelles est largement connue. Mais de très nombreux travaux parus au cours des quinze ou vingt dernières années ont permis de prendre conscience de l'importance du rôle de la nutrition, notamment de l'alimentation, considérant que si les facteurs génétiques sont ceux sur lesquels les marges de manoeuvre restent faibles, les facteurs alimentaires, c'est-à-dire le contenu de l'assiette et les modes de vie en rapport avec la nutrition, sont des facteurs sur lesquels il est possible d'agir, tant au niveau individuel qu'au niveau collectif.
Nous avons aujourd'hui des idées plus précises sur le poids relatif des facteurs nutritionnels dans le déterminisme des maladies.
Pour vous donner un ordre de grandeur, j'ai choisi deux exemples de maladies qui pourraient être évitées grâce à la nutrition.
Pour commencer, je citerai le cancer. Un travail réalisé par le Fonds mondial de recherche contre le cancer a permis, à partir de l'analyse de plusieurs milliers d'études et selon une méthodologie extrêmement rigoureuse, de considérer qu'environ un tiers des cancers les plus fréquents pourraient être évités grâce à la prévention nutritionnelle dans les pays développés, un quart dans les pays en voie de développement. Nous parlons là de cancers tous sites confondus, mais pour certaines localisations de cancers, ce poids relatif des facteurs nutritionnels est encore plus élevé, notamment pour ce qui est des cancers des voies aérodigestives supérieures, des cancers du côlon et du rectum, ou du cancer de l'utérus.
Pour donner un autre exemple, une simple modification dans l'apport de sel aurait des conséquences remarquables sur la pression artérielle et, donc, sur les conséquences cardiovasculaires possibles. Il suffirait de passer de 10 grammes à 5 grammes par jour, ce qui n'est absolument pas impossible à réaliser. C'est même tout à fait possible : 10 grammes sont à peu près la quantité consommée ces dernières années, 5 grammes sont la recommandation de l'Organisation mondiale de la santé (OMS). La diminution pour tendre vers cet objectif de l'OMS permettrait de réduire le taux global d'accidents vasculaires cérébraux de 23 % et, de façon générale, celui des maladies cardiovasculaires de 17 %. En matière de prévention, la nutrition offre donc une marge de manoeuvre extrêmement importante.
Le problème de l'alimentation et des aliments est qu'ils présentent de multiples dimensions en rapport avec la santé. On sait que des champs très divers, tels le goût ou l'aspect économique, interviennent dans les choix alimentaires. Mais l'étude plus spécifique des aliments montre qu'ils présentent des dimensions diverses.
La première est, bien évidemment, la qualité nutritionnelle, c'est-à-dire la composition nutritionnelle comme la teneur en gras, en sucre, en sel, en calories, en fibres, en vitamines et minéraux. Mais il ne faut pas oublier la deuxième dimension, tenant à la présence d'additifs, que soient des colorants, des conservateurs, des antioxydants, des agents de texture, des exhausteurs de goût, édulcorants ou autres. Il convient également de prendre en compte les composés néoformés qui apparaissent lors de la transformation des aliments, comme l'acrylamide ou les nitrosamines. Quant aux pesticides, insecticides, raticides, fongicides et herbicides, s'ils ne sont pas intrinsèquement des aliments, ils peuvent, dans la chaîne alimentaire, venir les imprégner et avoir un impact sur la santé. Nous pourrions également ajouter tout ce qui concerne les emballages et la capacité de diffusion à partir des emballages sur les aliments eux-mêmes et, donc, sur la santé.
Sur ces dimensions diverses des aliments, nous avons des degrés de certitude dans les liens qu'ils entretiennent avec la santé mais qui varient en fonction des données scientifiques existantes.
S'agissant de la qualité nutritionnelle, nous disposons depuis quinze ans de travaux épidémiologiques, cliniques et mécanistiques qui permettent d'identifier des facteurs de risque ou des facteurs de protection liés à l'alimentation, reposant sur des données considérées comme allant de « probables » à « convaincantes », susceptibles de déboucher sur des recommandations spécifiques de santé publique.
Pour ce qui est des additifs, la situation est plus complexe. Nous avons moins de données en termes d'études populationnelles, mais des hypothèses ont été posées à partir de travaux mécanistiques et, même si les données ne sont pas démontrées en population, nous aboutissons malgré tout à un certain nombre de recommandations – comme, par exemple, la promotion des aliments bruts.
Pour les composés néoformés, la situation est de même nature que celle des additifs, c'est-à-dire que de nombreux arguments mécanistiques suggèrent une relation possible, même si nous n'en avons pas la démonstration par des études populationnelles. Cela permet de déboucher également sur des recommandations générales – en termes de conseils de cuisson, de consommation d'aliments ne contenant pas de nitrates ou de nitrites, etc.
Autour des pesticides, nous avons des liens possibles grâce à des travaux expérimentaux et des travaux épidémiologiques qui commencent à paraître. Là encore, au nom du principe de précaution, il est possible de déboucher sur des recommandations générales – comme la promotion de la consommation des aliments issus d'une agriculture à faible apport d'intrants.
Pour embrasser toutes ces dimensions, on peut regrouper sous le terme « aliments ultra-transformés », dont va vous parler Mathilde Touvier, les aliments qui impactent la santé de par leur composition nutritionnelle, la présence d'additifs et la présence de composés néoformés, sans oublier la diffusion à partir des emballages.
Mais avant d'aborder ces aliments ultra-transformés, permettez-moi d'ajouter que tout ce qui concerne la qualité, la composition nutritionnelle des aliments et le lien avec la santé est suffisamment connu pour qu'aujourd'hui, il soit possible de traduire et décliner cela en recommandations pour le grand public.
Ainsi, le Haut conseil de la santé publique (HCSP) a réactualisé voilà quelques mois les repères alimentaires pour la suite du Programme national nutrition santé (PNNS). Outre la fameuse promotion des fruits et légumes, apparaissent de nouvelles recommandations sur les fruits à coques sans sel ajouté et les légumineuses ; sur la consommation de produits céréaliers complets et peu raffinés par rapport à ceux consommés plus traditionnellement et qui sont, pour leur part, très raffinés ; sur une réduction de la consommation de produits laitiers ; sur une limitation de la consommation de viande rouge et de charcuterie ; sur une consommation adéquate de poisson ; sur une limitation de la consommation de matières grasses ajoutées, de produits sucrés et de sel ; pour ce qui concerne les boissons, une recommandation spécifique sur la nécessité d'avoir l'eau comme seule boisson recommandée, les autres boissons, sous quelque forme qu'elles soient, n'ayant pas la même qualité nutritionnelle que l'eau et pouvant impacter la santé, qu'il s'agisse des boissons sucrées ou de l'alcool. Nous promouvons également plutôt la consommation d'aliments bruts et la consommation d'aliments issus de modes de production diminuant l'exposition aux pesticides
Nous avons donc aujourd'hui la capacité réelle d'émettre des recommandations en matière de qualité nutritionnelle. Nous disposons même d'un outil validé pour caractériser la qualité nutritionnelle des aliments. En effet, au travers d'un profil nutritionnel qui, à l'origine, a été mis au point par l'Agence sanitaire britannique des aliments, puis modifié et adapté au contexte français par le HCSP, permet d'évaluer la qualité nutritionnelle des aliments au travers d'un indicateur simple. Cela a été validé par de très nombreux travaux épidémiologiques.
Ce profil nutritionnel se fonde tout simplement sur la composition pour 100 grammes en énergie, en calories, en acides gras saturés, en sucres simples, en sodium, en pourcentage de fruits et légumes, légumineuses et fruits à coque, en fibres et en protéines. Il est intéressant de constater que ce score de qualité nutritionnelle est réellement prédictif du risque de maladie chronique, puisque les sujets dont le score nutritionnel de l'alimentation se situe dans le niveau reflétant la moins bonne qualité nutritionnelle ont un risque supérieur de maladie. Cela a été évalué au travers des cohortes SULmax et NutriNet-Santé, deux cohortes que notre équipe suit depuis de très nombreuses années. Il ressort que l'augmentation du risque de développer un cancer est supérieure de 34 %, de développer un cancer du sein de 52 % ; elle est de plus de 61 % pour les maladies cardiovasculaires, de plus de 40 % pour le syndrome métabolique et de plus de 60 % pour le risque d'obésité chez l'homme. Nous pouvons donc considérer aujourd'hui que la qualité nutritionnelle est associée à un risque de maladie chronique élevé.
Il est possible d'utiliser de façon pratique cet outil validé pour caractériser la qualité nutritionnelle en vue de mesures de santé publique. C'est ce qui lui a permis de servir de support à la signalétique nutritionnelle située en face avant des emballages des aliments. Après quatre années d'imbroglio, un arrêté interministériel a officialisé au mois d'octobre dernier le Nutri-Score. Ce logo « coloriel » à cinq couleurs et cinq lettres permet de renseigner les consommateurs sur la qualité nutritionnelle des aliments et de comparer leur qualité nutritionnelle, mais il vise aussi à inciter les industriels à améliorer la qualité nutritionnelle par la compétition qu'il fera naître entre eux et le fait qu'ils auront tendance à vouloir mieux figurer sur l'échelle des couleurs proposée.
Je puis vous en donner deux illustrations.
La première concerne différentes céréales de petit-déjeuner. En fonction des types de céréales, on constate que le Nutri-Score peut varier du vert au rouge, de A à E. Mais au-delà de la capacité à comparer les aliments de différentes catégories, il offre la possibilité, au sein d'une même catégorie, de discriminer la qualité nutritionnelle d'un même aliment en fonction des marques alors que, souvent, le consommateur n'avait pas accès à cette transparence.
Autre exemple, regardons ce logo appliqué à trente-cinq marques d'un même aliment. Face au même intitulé – en l'occurrence, « muesli croustillant aux pépites de chocolat » –, nous pourrions penser que toutes les boîtes ont la même composition nutritionnelle. Or, si l'on veut établir une comparaison, l'étiquette très complexe apposée en face arrière des emballages des aliments ne permet pas de discriminer réellement les différences de qualité nutritionnelle. En revanche, avec le logo nutritionnel, il est possible de constater que, pour ce même aliment, le Nutri-Score varie selon les marques du vert au rouge, de A à E.
Le Nutri-Score est donc vraiment un outil de transparence qui répond au droit des consommateurs. Il peut aider à orienter leurs choix et inciter les industriels à mettre sur le marché des aliments de meilleure qualité nutritionnelle en les reformulant ou en innovant sur des aliments qui prennent en considération la qualité nutritionnelle des produits.
Ce score de qualité nutritionnelle peut également servir à diverses mesures de santé publique qui sont aujourd'hui impulsées par l'OMS et par la plupart des instances de santé publique dans le monde et qui font référence à la qualité nutritionnelle.
Je pense notamment aux phénomènes de régulation économique s'appuyant sur des taxations ou des subventions, mais aussi de régulation de la publicité. On peut ainsi envisager que seule soit autorisée la publicité pour des aliments dont le score de qualité nutritionnelle soit favorable et que, a contrario, la publicité pour des aliments de moins bonne qualité nutritionnelle soit interdite ou limitée. Une autre manière de fournir cette transparence auprès des consommateurs pourrait être de rendre obligatoire, dans la publicité, l'affichage du Nutri-Score sur les aliments.
Mais ce Nutri-Score peut présenter également d'autres points d'intérêt en termes d'offre alimentaire et d'information du consommateur, comme, par exemple, la régulation du contenu des distributeurs automatiques payants de produits, qui sont souvent des produits de grignotage et pour lesquels cette information permettrait d'orienter le consommateur, mais également de réguler la présence d'aliments de bonne qualité nutritionnelle à l'intérieur de ces distributeurs automatiques.
Pour conclure, nous avons aujourd'hui suffisamment d'éléments et d'arguments sur la qualité nutritionnelle pour bâtir des propositions. C'est ce qu'a fait le HCSP dans un rapport de près de 200 pages qui a été publié en novembre 2017 et qui propose, pour une politique nutritionnelle de santé publique en France, des mesures à la hauteur des enjeux, sur lesquelles je serais évidemment ravi de répondre à vos questions.
Mais, si vous le permettez, il est temps pour moi de céder la parole à ma collègue Mathilde Touvier, qui va centrer la présentation autour des aliments ultra-transformés et des résultats du travail que nous avons réalisé au sein de notre équipe.