Intervention de Mathilde Touvier

Réunion du jeudi 17 mai 2018 à 9h20
Commission d'enquête sur l'alimentation industrielle : qualité nutritionnelle, rôle dans l'émergence de pathologies chroniques, impact social et environnemental de sa provenance

Mathilde Touvier :

Je vous remercie de nous avoir invités à vous présenter aujourd'hui ces résultats qui portent sur la consommation d'aliments ultra-transformés et le risque de cancer dans la cohorte NutriNet-Santé, ainsi que les perspectives de recherche qui en découlent.

Nous sommes dans un contexte où le degré de transformation de nos aliments ne cesse de croître, et ce dans différents pays. Pour ceux qui ont fourni les chiffres, nous citerons la France, le Canada, le Brésil et l'Australie. Les aliments ultra-transformés représentent aujourd'hui entre 25 % à 50 % de notre apport en énergie quotidienne.

Le concept de transformation des aliments est complexe. Il existe, à l'heure actuelle, une multitude de procédés qui permettent de transformer la matière brute en aliment à consommer ainsi qu'une multitude d'additifs autorisés. Une première classification du degré de transformation des aliments a été proposée par des chercheurs de l'Université de São Paulo, au Brésil. Cette classification, appelée NOVA, permet de classer nos aliments en quatre catégories : les aliments pas ou peu transformés ; les ingrédients utilisés pour faire la cuisine, tels l'huile, le sucre et autres ; les aliments transformés ; et, enfin les aliments ultra-transformés.

C'est ce dernier groupe qui nous intéresse plus particulièrement aujourd'hui. Ces aliments ultra-transformés regroupent, par exemple, les biscuits d'apéritif, les sodas, les boissons sucrées, les nuggets de volaille ou de poisson, les céréales de petit-déjeuner ou les pains brioches emballés, ou encore les soupes de légumes déshydratées. Les procédés de transformation comprennent, entre autres, le chauffage à haute température, l'extrusion, l'hydrogénation, le prétraitement par friture. Les additifs sont des colorants, des émulsifiants, des texturants ou tout autre additif souvent ajouté à ces produits ultra-transformés.

Même si ce n'est pas le cas de tous, ce sont généralement des produits de moins bonne qualité nutritionnelle : ils contiennent plus d'acides gras saturés, de sel, de sucres simples, et moins de vitamines, de minéraux ou de fibres. Composés fréquemment avec des additifs alimentaires, ils sont susceptibles de contenir également des composés formés au cours des procédés de transformation, lors du chauffage à haute température ou de tout autre procédé. Ils peuvent également contenir des composés provenant de l'emballage qui est au contact de l'aliment, que l'on appelle les matériaux de contact.

Ce concept d'alimentation ultra-transformée et cette catégorisation NOVA sont assez récents. C'est la raison pour laquelle nous ne disposons pour l'instant que de quelques études. Celles-ci ont néanmoins déjà permis d'alerter sur cette question et de montrer un lien entre la consommation d'aliments ultra-transformés et un risque accru de développer une obésité, une hypertension artérielle, un syndrome métabolique ou encore des problèmes de dyslipidémie.

Avant l'étude que je vais vous présenter, aucune étude ne s'était encore intéressée à la relation entre l'alimentation ultra-transformée et le risque de cancer. Notre objectif était donc d'évaluer les associations entre ces consommations habituelles d'aliments ultra-transformés et l'apparition, au fil du temps, des cancers dans la cohorte NutriNet-Santé. La question que nous nous posions notamment était de savoir si cette association, si elle existe, est uniquement liée à la moins bonne qualité nutritionnelle de ces produits ou si elle pouvait éventuellement être liée à d'autres facteurs ou d'autres caractéristiques de ces aliments ultra-transformés.

Pour revenir sur la cohorte NutriNet-Santé en quelques mots, elle fait l'objet d'une étude que nous avons mise en place et que nous coordonnons au sein de l'équipe depuis 2009. Cette étude s'intéresse aux relations entre nutrition et santé de manière générale. Cette cohorte est la première « e cohorte » – cohorte dont le suivi se fait par le biais d'internet – de cette ampleur au niveau international. Près de 160 000 participants sont aujourd'hui inscrits dans l'étude et le recrutement est continu ; nous poursuivons donc cette étude de manière dynamique.

Notre force, avec cette étude et dans l'équipe, est de disposer d'une caractérisation fine et détaillée des expositions alimentaires, y compris des expositions et des comportements émergents. En effet, outre les facteurs nutritionnels, nous prenons en compte au moyen d'outils validés et répétés, d'autres facteurs liés à l'alimentation et d'autres comportements pour parvenir à une évaluation de tous ces comportements émergents et récents.

Nous disposons également d'une biobanque. Elle ne sert pas dans le cadre de ce projet, mais elle est importante pour les perspectives de recherches puisqu'elle va nous permettre, grâce au sang et aux urines collectés auprès de ces participants, de comprendre les mécanismes en jeu dans ces relations entre la nutrition et la santé. C'est une véritable plateforme pour des projets multidisciplinaires autour des questions de nutrition-santé.

Pour donner un exemple de l'interface du suivi internet de ces participants, par le biais de questionnaires alimentaires, nous avons catégorisé tous les aliments consommés par les participants de la cohorte. Nous les avons classés selon les degrés de transformation, conformément à la classification NOVA. Puis, nous avons chiffré la part d'aliments ultra-transformés dans le total de la quantité des aliments consommés en grammes par jour. C'est cette part d'aliments ultra-transformés que nous avons mise en relation avec le risque de développer un cancer au fil des ans – ou, plus précisément, entre 2009 et 2017 pour ce qui est de cette étude.

Sans entrer dans les détails méthodologiques, nous assurons un suivi fin de l'apparition des maladies au cours du temps dans la cohorte, en ayant un lien avec les bases de données de l'assurance maladie afin de ne pas rater de cas incidents dans notre cohorte NutriNet-Santé.

Ces résultats portent sur environ 105 000 participants, ayant fait l'objet d'un suivi entre 2009 et 2017, période au cours de laquelle des personnes qui étaient, au départ, en bonne santé ont, pour certaines, développé un cancer. Cela a été le cas pour 2 228 participants de la cohorte au cours de ce suivi.

Les aliments ultra-transformés consommés dans cette étude étaient, pour un quart, des confiseries, des biscuits ou des viennoiseries. Le deuxième aliment plus gros contributeur était tout ce qui est boisson sucrée – sodas, boissons sucrées de manière générale, boissons aromatisées – ainsi que les féculents – pains préemballés, céréales de petit-déjeuner, etc. Enfin, les fruits et légumes ultra-transformés comptaient parmi les plus gros contributeurs de l'apport d'aliments ultra-transformés dans l'étude.

Le résultat de cette étude était qu'une augmentation de 10 % de la part d'aliments ultra-transformés dans le régime alimentaire des participants correspondait à une augmentation d'environ 10 % du risque de développer un cancer, toutes localisations confondues. Puis, plus précisément, une étude par localisation a fait ressortir un résultat significatif pour le cancer du sein.

Il est intéressant de souligner que cette relation était significative et robuste. Là encore, je passe les détails méthodologiques et épidémiologiques, mais nous avons effectué un très grand nombre d'analyses de sensibilité en modifiant certains paramètres pour conforter la robustesse des résultats. Nous avons également intégré un grand nombre de facteurs de confusion ; cela signifie que nous avons ajusté nos résultats en prenant en compte, dans nos modèles, des facteurs susceptibles de biaiser le résultat en interférant dans la relation. Je citerai, par exemple, des facteurs tels que l'âge, le niveau d'éducation, le poids, différents facteurs anthropométriques, le mode de vie, l'activité physique des participants, la consommation d'alcool et de tabac. Tout cela a été pris en compte et a été contrôlé dans notre étude. Nous avons également pris en compte des indicateurs de la qualité globale nutritionnelle de l'alimentation. Or, malgré la prise en compte de ces facteurs, les résultats restaient significatifs.

C'est un élément intéressant pour la discussion sur les pistes d'explication de cette association.

Plusieurs pistes ont été avancées, la première étant la plus faible qualité nutritionnelle des aliments ultra-transformés. Cette dernière qui a certainement joué dans cette relation, mais elle n'est pas la seule en cause. C'est ce que montrent les analyses ajustées, les analyses de médiation : en effet, même en ajustant ces facteurs nutritionnels, la relation persiste et reste très significative. Cela nous amène à penser que d'autres caractéristiques des aliments ultra-transformés joueraient un rôle dans cette relation. Les additifs alimentaires, les composés néoformés ou les matériaux au contact des aliments pourraient être en cause.

À ce jour, comme le disait le professeur Hercberg, nous disposons d'un niveau de preuve faible chez l'homme sur les trois derniers facteurs mentionnés. En revanche, les études mécanistiques chez l'animal ou sur des modèles cellulaires ont suggéré des risques potentiels liés à certains de ces composés.

C'est le cas par exemple, dans la catégorie des additifs, du dioxyde de titane sous forme nanoparticulaire, l'additif E171, additif utilisé notamment pour le blanchiment des aliments, des nitrites, de l'hydroxyanisole butylé (BHA), du butylhydroxytoluène (BHT), ou encore, pour ce qui des édulcorants, de la carboxyméthylcellulose. Des études mécanistiques assez nombreuses chez l'animal commencent à montrer des risques potentiels.

Dans la catégorie des composés néoformés, nous pouvons citer l'exemple de l'acrylamide, qui apparaît lors du chauffage à haute température.

Puis, dans la catégorie des matériaux de contact, nous pourrions parler du bisphénol, dont on a déjà beaucoup entendu parler.

Cette étude doit être vue comme une première ligne d'investigation dans le domaine des relations entre aliments ultra-transformés et santé. Il s'agit d'une étude dite observationnelle. Nous l'avons bien mentionné. Nous avons notamment été très prudents à ce sujet dans notre communication dans les médias. Nous ne pouvons pas, avec ce design, établir de lien de cause à effet entre une alimentation ultra-transformée et le risque de cancer. Pour cela, il faudrait procéder à des essais contrôlés randomisés. Cela veut dire qu'il faudrait donner durant des années beaucoup d'aliments ultra-transformés à un groupe de personnes pendant que d'autres, qui composeraient un groupe contrôle, auraient la chance de ne pas en consommer, afin de voir au fil du temps quels sont ceux qui développent le plus de cancer et ceux qui meurent le plus. Évidemment, d'un point de vue éthique, jamais une expérimentation de ce type ne se fera. Outre les raisons pratiques et logistiques très complexes qu'imposent de telles études, dès lors que l'on pressent un facteur délétère, on ne met pas en place d'essais randomisés chez l'homme.

Pour progresser dans la connaissance, il faut maintenant confirmer ces résultats dans d'autres populations, et surtout comprendre les mécanismes et les facteurs en jeu dans ces relations, et notamment le rôle joué par les composés impliqués, qu'il s'agisse d'additifs ou d'autres composés.

Dans les perspectives de recherche à très court terme, notre équipe travaille sur les relations entre alimentation ultra-transformée et risque d'autres pathologies. Un de nos articles vient d'être accepté dans The American Journal of Gastroenterology, qui montre un lien avec les troubles fonctionnels digestifs. Il est accepté, pas encore publié, mais il est in press et va donc sortir très prochainement.

Certains de nos travaux en cours, qui ne sont pas encore soumis – nous sommes en train de rédiger les articles –, suggèrent des résultats sur l'obésité, la dépression, le risque de maladies cardiovasculaires, la mortalité. Nous allons également étudier le risque de ménopause précoce qui peut être un facteur de risque pour d'autres maladies.

Parmi les pistes de recherche, nous avons la volonté de creuser les facteurs en cause au sein de ces aliments ultra-transformés. Une piste privilégiée est celle des additifs alimentaires. Actuellement, quelque 400 additifs sont autorisés sur le marché européen. Heureusement, la plupart d'entre eux ne pose vraisemblablement pas de problème pour la santé ; certains antioxydants pourraient même avoir des effets bénéfiques sur la santé. En revanche, pour d'autres, comme je vous le disais, nous commençons à avoir des études sur l'animal ou sur des modèles cellulaires qui suggèrent des risques : le fameux TiO2 ou dioxyde de titane, les nitrites, nitrates, le BHA, BHT, certains émulsifiants, etc. La littérature dans le domaine va croissant.

Pour l'instant, nous n'avons pas d'études qui, chez l'homme, permettent d'étudier ces expositions chroniques aux additifs alimentaires et de surveiller l'apparition de maladies au cours du temps, comme sur la cohorte dont je viens de vous parler.

C'est donc ce que nous lançons maintenant comme un programme de recherche. Le démarrage de notre projet a d'ailleurs été annoncé dans The Lancet Oncology. Cela sera possible grâce aux données fines collectées dans la cohorte NutriNet-Santé puisque nous avons, entre autres, le nom et la marque de tous les produits industriels consommés. C'est un aspect important. Nous avons également le suivi des pathologies. La biobanque nous permettra de développer des collaborations avec des équipes de recherche dans des domaines plus mécanistiques. L'EREN a donc un très bon positionnement pour réaliser ce projet.

Il est important d'avoir cette finesse qui n'existe pas dans d'autres études. Si j'illustre mon propos par l'exemple des biscuits chocolatés, il existe une grande variabilité en termes de nombre et de type d'additifs présents dans les différents produits. Pour évaluer finement au niveau individuel, il faut disposer du niveau de détail que nous atteignons dans la cohorte NutriNet-Santé.

En conclusion, cette étude montrait une association entre une augmentation de 10 % de la part d'aliments ultra-transformés dans le régime alimentaire et une augmentation de 11 % à 12 % des risques de cancer au global. La catégorie des aliments ultra-transformés est vaste et mérite d'être affinée. Nous y travaillons au sein du laboratoire, mais aussi avec des partenaires. D'autres études sont aujourd'hui nécessaires pour confirmer ces résultats, les tester et les comparer à d'autres résultats de santé et, surtout, pour mieux comprendre les facteurs impliqués, notamment les additifs alimentaires.

C'est en cela que nous avons aujourd'hui vraiment besoin de financements pour la recherche publique afin d'avancer sur ces questions.

Je conclurai en rappelant, comme le professeur Hercberg, que sur cette question d'alimentation ultra-transformée, le Haut Conseil de la santé publique a, pour la première fois, l'an dernier introduit la recommandation d'essayer de privilégier les aliments bruts ou peu transformés dans l'alimentation, au nom du principe de précaution.

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