Il fut une grande joie, une grande promotion, un beau moment pour plein de gens ; si bien que nous autres, les pieds-noirs, nous regardions avec un certain ébahissement ces gens si contents d'avoir des toilettes et de l'eau courante, parce que nous connaissions cela, mais pas eux. Cela m'a marqué, et je m'en fais le témoin en cet instant.
Il n'y a donc pas de fatalité à ce que le logement social soit un simple logement de réparation. Le logement social est aussi une occasion de promotion. C'est en effet par le logement que tout commence. Pendant des années, la patrie a fait les efforts qu'il fallait – bien ou mal, mais elle les a faits : elle a logé. En même temps, elle a lâché prise sur les nécessités de l'égalité sociale ; elle a été moins vigilante pour les plus vulnérables, et l'on a laissé les choses aller. L'habitat social s'est dégradé et il s'est ghettoïsé. On peut être stupéfait de voir que les gens qui se trouvent dans certain appartement d'une HLM qui, sur le papier, a toutes les caractéristiques pour être formidable, avec de vastes espaces et la proximité d'un lieu de transport – je ne dis pas que ce soit toujours le cas, mais je pense à un exemple particulier dont je ne vous accablerai pas – , n'ont qu'une hâte : s'en aller. Pourquoi ? Parce que les conditions sociales y sont tellement dégradées, qu'on trouve si souvent dans les boîtes aux lettres le papier vert des huissiers plutôt que n'importe quelle autre correspondance, que tout le monde n'a qu'une idée : s'en aller de là, le plus vite possible. Si bien que les effets vont s'accumulant : la moyennisation se détricote alors qu'elle était autrefois la passerelle qui homogénéisait la société. L'objectif de la moyennisation fut un rêve social pour beaucoup de catégories sociales. Eh bien, désormais, c'est l'inverse, si bien que l'espace urbain rend compte depuis une trentaine d'années de la dégradation sociale de nos sociétés, jusqu'au point de l'inacceptable, de l'insupportable : des zones dans lesquelles je suis certain que qui que ce soit dans cet hémicycle, quelle que soit son opinion politique, quels que soient ses préjugés, ne supporterait pas ce que l'on peut y voir – mais je suis sûr que vous connaissez tous des exemples de cette nature.
Cela ne sert à rien de faire des grands mots. Ce que je veux juste dire, c'est que c'est insoutenable et qu'un jour ou l'autre, tout cela nous explosera à la figure sans que nous sachions par quel bout empoigner le problème. Et pourtant, les gens qui sont dans ces ghettos, j'en atteste, font tout ce qu'ils peuvent pour enrayer la dégradation de la situation et continuer à vivre dignement – mais dans quelles conditions ! Car bien sûr, la ghettoïsation s'accompagne d'un mépris, que l'on voit à l'oeuvre partout, à tous les étages de la prise de décision.
J'ai récemment démontré ce qui se passe dans le quartier Air-Bel de Marseille. Il aura fallu que j'en fasse une vidéo, et toute une histoire, pour que, en quelques instants, on daigne lâcher à ces braves gens ce qu'on leur devait. Sept ans, mes chers collègues ! Sept ans pendant lesquels ces gens n'ont pas eu d'eau claire à boire ! Et lorsque ce qui devait être réparé l'a enfin été, et que du chlore a été mis dans l'eau, on a demandé à ces mêmes gens de ne surtout pas prendre de douches chaudes car, chauffé, l'air chloré est mauvais pour les poumons ! Je cite cet exemple, mais on pourrait, j'en suis sûr, en citer bien d'autres. Non, tout cela ne peut pas durer. Tout cela doit changer, et la ville doit cesser d'être l'espace où explose, dans le plus intime, l'inégalité qui ravage la société.
La ville est elle-même un objet de spéculation, et le logement en est sans doute l'un des aspects les plus troublants. Elle est peut-être le symbole le plus violent de ce qu'est la spéculation, au sens radical de ce terme. Je suis propriétaire à Paris, et me suis endetté pour cela ; mais c'est tout à fait supportable, car, bien que je ne fasse strictement rien, la valeur de mon appartement augmente tous les ans. Je m'empresse de vous dire que, cet appartement, je le donne quand vous voulez du moment que l'on m'en donne un autre identique. Car, pour ce qui me concerne, j'ai acheté un logement, non un lingot d'or ; et ceux qui achètent leur logement le font pour se loger, pour être assurés de leur parcours avec lui. Mais enfin, qu'ai-je fait pour ajouter de la valeur à mon appartement ? Ce n'est pas moi qui ai refait la rue, qui d'ailleurs n'a pas été refaite ; pas moi non plus qui ai installé les magasins, ni l'éclairage ni le reste : de même que les autres copropriétaires, je n'ai strictement rien fait.
On voit ici comment fonctionne le mécanisme spéculatif. Évidemment, il expulse et « démoyennise » les grandes villes ; si bien que, plus on lâche la bride à ce mécanisme, plus on le laisse agir aveuglément, et plus on voit s'installer, au centre, ceux qui ont tout, et, à la périphérie, ceux qui n'ont rien. On s'habitue ainsi au mot « banlieue », oubliant qu'il signifie le lieu du ban, du bannissement.
C'est exactement ce qui se passe. Le mécanisme de métropolisation est un mécanisme d'absorption de la population et de sa segmentation par niveaux de revenus. On trouve certes, ici ou là, quelques exceptions. À Marseille, les pauvres sont au beau milieu de la ville, par exemple. Mais cela ne durera pas.
J'en viens ainsi au second aspect de la spéculation. Il n'y a là rien de nouveau. Lorsqu'il a refait Paris, le baron Haussmann a permis une accumulation sans objet – car c'est bien à quoi s'apparente l'exagération des prix de l'immobilier. Mais l'autre aspect, disais-je, ce sont les grands bailleurs. Monsieur le ministre, je vous demande d'y réfléchir et d'y regarder de près. On peut observer, dans certaines villes d'Europe, des mécanismes de spéculation inouïs. Un fonds de spéculation, par exemple, achète toute une rue, si possible bien située, sans rien vendre ni louer à personne. La valeur immobilière du bien considéré est alors évaluée par rapport au secteur où il se trouve, et comme il est inoccupé, il est réputé plus liquide ; si bien qu'il représente, dans les avoirs de la société qui le possède, un actif de très haut niveau – bien que je le considère, moi, comme purement fictif – , et dans lequel ladite société n'a aucun intérêt à faire quoi que ce soit. J'ai repéré deux ou trois exemples de ce genre dans les pays d'Europe du Nord.
Si nous avions à écrire la loi, nous nous donnerions comme premier objectif, en logeant les gens, de corriger les inégalités plutôt que de les laisser se développer, de démonter les ghettos plutôt que de les accompagner. Et quand je parle de ghettos, ce qui vient le plus souvent à l'esprit, ce sont ceux des pauvres ; mais les ghettos de riches ne sont guère plus intéressants sur le plan humain – telle est en tout cas ma conviction, à moi qui les vois de l'extérieur.
Non, ce n'est pas une vie, que de vivre entre soi. Il faut vivre avec les autres ; et nos enfants, comme les générations qui viennent, doivent en faire l'apprentissage. Le premier apprentissage, c'est celui-ci que l'on fait en vivant avec les petits copains, les petites copines, les voisins, bref, ceux qui habitent dans le même ensemble. Il faut que l'on brasse, dans les lieux d'habitation, un peuple qui ne l'est nulle part ailleurs.
Il convient donc de corriger les inégalités plutôt que de les laisser se creuser, et, ensuite, de faire du logement le levier de la transition écologique. Ce n'est pas qu'un mot. Tout à l'heure, M. le secrétaire d'État a rappelé qu'il était ingénieur des eaux et forêts. Cela m'a plu. On a parlé de la filière bois. On ne pourra éternellement continuer à prélever du sable pour en faire du béton. Les perturbations que cela crée commencent à sauter aux yeux. Si vous refusez de le voir, ce n'est pas grave : dans vingt-cinq ans, 75 % des plages auront disparu ; mais peut-être que cela n'aura pas ralenti le mouvement des affaires : c'est bien l'essentiel, n'est-ce pas ?
En attendant, il faudra trouver des solutions alternatives. Le bois est l'une d'entre elles, et les Français s'y intéressent tout spécialement. Notre pays possède la plus grande forêt européenne, après celle d'un pays d'Europe du Nord, et la plus diversifiée. Passer à la construction en bois, comme l'a dit M. le secrétaire d'État tout à l'heure, nécessite non seulement que l'on en prenne la décision, mais que l'on organise toute la chaîne de production en conséquence. Organiser cette chaîne de production, c'est ce que, pour notre part, nous appelons la planification écologique. Comment peut-on imaginer de changer la ville et sa construction sans une planification écologique ? Ma réponse est que c'est impossible.
M. le secrétaire d'État ne me démentira pas : pour produire du bois destiné à ce type de constructions, on ne peut se contenter des pins et des sapins que l'Office national des forêts – ONF – a distribués généreusement sur tout le territoire, non seulement en montagne mais aussi en plaine, avec l'idée d'une récolte étalée sur vingt ou trente ans. Les fûts de ces arbres font vingt à trente centimètres d'épaisseur, ce qui tombe bien : les machines qui permettent de les débiter ne sont pas plus larges ! Mais ce qui tombe plus mal, c'est qu'elles ne sont pas fabriquées en France. De sorte que toutes les conditions de la chaîne de production, depuis l'amont jusqu'à l'aval, nous échappent. Pourtant, notre pays est capable de bâtir des constructions en bois dont la résistance au feu – je le dis pour ceux qui s'alarmeraient de ce détail – est supérieure à celle du béton.
Je n'assommerai pas notre hémicycle avec d'autres exemples de ce qu'il est possible de faire avec la paille ou la terre ; et à ceux qui, le sourire en coin, me diraient que je suis bien brave, mais que l'on ne fera rien de tout cela, je répondrai : vous y serez obligés, car la ressource n'est pas inépuisable. Lorsque l'on parle de crise climatique ou écologique, c'est bien de cela qu'il est question : des limites physiques à la disponibilité des ressources exploitées jusqu'à présent. Le bon logement, le logement social, peut être un levier majeur de la transition écologique, y compris à travers les matériaux utilisés et la qualité de l'isolation que l'on peut dorénavant exiger – et qu'il faut exiger.
Enfin, un fait nouveau est apparu dans le tableau : j'en ai parlé il y a un instant pour ce qui est de la civilisation urbaine, et je veux à présent évoquer un autre point. Depuis 2006, pour la première fois depuis bien longtemps, le surpeuplement des logements est de retour en France. Je n'ai pas l'intention d'en imputer la responsabilité à ceux-ci ou à ceux-là : ce n'est pas le sujet. Le sujet, c'est que le surpeuplement est de retour, et que son impact ne se limite pas à l'image que l'on peut s'en faire lorsque l'on ne vit pas soi-même dans un logement surpeuplé, ce qui est mon cas et celui, j'imagine, de beaucoup d'entre nous sur ces bancs.
Le surpeuplement, c'est l'impossibilité de mener un certain type de vie, j'entends par là une vie sociale. Je prendrai l'exemple de l'un des films – remarquables pour comprendre une situation que l'on ne connaît pas soi-même – de la Fondation Abbé Pierre. On y voit une femme accueillir, par pure bienveillance, une autre femme avec ses trois enfants, de sorte que ces quatre personnes cohabitent dans un même appartement – peut-on d'ailleurs l'appeler ainsi ? – de douze mètres carrés. On voit alors que les occupants ne sont pas seulement tassés et privés, enfants comme adultes, de construire quelque vie que ce soit, de toute possibilité d'accomplissement, dès lors qu'aucune intimité n'est possible, mais aussi de tout le reste : des choses anodines auxquelles, pour ma part, je n'avais pas songé avant de voir ce film. Comment faire, par exemple, pour stocker des aliments, si l'on peut en acheter au-delà d'une certaine quantité, dans un aussi petit espace ? C'est impossible. Où stocker et archiver ? Mais que voulez-vous donc archiver, monsieur Mélenchon ? Pardi, la paperasse ! Car tout le monde doit remplir des papiers, encore des papiers !
Il y a aussi le reste, à commencer par l'accès au réseau informatique. Comment faire ? C'est tout simplement impossible. Aussi le surpeuplement – modéré ou absolu, selon le nombre de pièces manquantes, au regard des caractéristiques qui définissent chacun de ces deux termes – a-t-il des conséquences dans tous les domaines de l'existence. Et tout ce qui ne va pas au moment présent ira de mal en pis par la suite ; car, dans de telles conditions, les enfants ne peuvent pas étudier, ni faire leurs devoirs chez eux. On ne peut pas non plus avoir de repas de famille quand on est quatre dans douze mètres carrés : on mange à tour de rôle ! J'ai pris l'exemple d'un logement de douze mètres carrés car c'est celui que montre le film, mais, si c'était un logement de quatorze mètres carrés, cela ne changerait rien, vous le comprenez comme moi.
Bref, le surpeuplement est un fléau, et l'un des objectifs les plus urgents que nous devrions nous fixer, c'est d'y mettre fin. Nous sommes au demeurant à égalité de bonnes intentions. Nous voulons mettre un terme à ce phénomène, et je suis persuadé, monsieur le ministre, monsieur le secrétaire d'État, que vous aussi : je ne vous fais pas le procès de penser qu'il est très bien que des gens cohabitent dans des appartements surpeuplés. Mais comment y porter remède ? Vous pensez y parvenir en libérant les énergies du marché. Je crois le contraire. Je crois que ce sera la catastrophe, que les choses iront de mal en pis et que certaines de vos bonnes intentions – dont je vous fais donc crédit – se traduiront par des effets qui leur sont contraires.
Il suffit, pour le montrer, de croiser entre elles plusieurs dispositions du texte. Le bail précaire, par exemple, est réputé plus pratique : il l'est peut-être, oui, pour nous ou nos enfants, pour ceux qui ont quelque bien derrière eux ; mais, pour le commun des mortels, il signifie une seule chose : quoi que l'on veuille, ce n'est plus le locataire qui, in fine, décidera de la date de son départ, mais le bailleur. Et n'importe quelle raison pourra être invoquée par le bailleur, qui décidera seul, pour faire partir le stagiaire, l'apprenti ou la personne en CDD. Croisez, disais-je, cette mesure avec la possibilité de privatiser des HLM, et l'impossibilité, pour les habitants, d'acheter l'appartement ainsi privatisé. Cette situation, je l'ai connue quand une société a vendu des logements sociaux aux gens qui les occupaient. Ces appartements, au demeurant, étaient de qualité acceptable. L'opération n'avait donc rien de déshonorant en elle-même : ce qui l'est, c'est l'idée de vendre des logements sociaux. Or certains habitants n'avaient pas les moyens de racheter ces appartements, quand bien même le prix pouvait paraître raisonnable. Dès lors, ils devaient quitter les lieux.
À la fin, quoi que l'on dise, la loi du marché annule donc le droit au maintien dans les lieux, car la loi du marché ne connaît qu'elle-même. Je demande donc qu'on examine toutes les mesures envisagées, non les unes après les autres, mais chacune en relation avec toutes les autres. On verra alors les effets déflagrateurs, « ghettoïsants », des dispositions de ce texte.
Je souhaite, à présent, …