Monsieur le président, mes chers collègues, nous examinons aujourd'hui une proposition de loi déposée le 14 mai dernier relative à l'interdiction du téléphone portable dans les écoles et les collèges ; elle est inscrite à l'ordre du jour de notre assemblée le jeudi 7 juin prochain.
Comme vous le savez, cette proposition de loi vient mettre en oeuvre un engagement pris par le Président de la République lors de sa campagne ; l'objectif est que cette réforme s'applique à partir de la rentrée scolaire de 2018-2019, sous réserve bien évidemment du déroulement de nos débats à l'Assemblée, puis au Sénat.
Cette mesure s'inscrit dans une perspective plus large : si l'objectif est bien d'interdire l'utilisation du téléphone portable à l'école et aux collèges, à l'exception, pour l'essentiel, de ses usages pédagogiques, elle est indissociable d'un renforcement de l'éducation des enfants et des adolescents au numérique, et notamment à un usage responsable et éclairé d'internet et des réseaux sociaux. Tel est d'ailleurs l'objet d'amendements déposés sur le présent texte, qui visent à compléter ce principe d'interdiction du portable par un volet éducatif. Je souhaite préciser qu'il ne s'agit que d'une première étape, qui a vocation à être suivie d'une autre, afin de renforcer l'éducation au numérique : cette réflexion aura d'ailleurs vocation à tirer les enseignements des travaux de la mission d'information sur l'école dans la société du numérique, actuellement conduite par notre président, M. Bruno Studer.
L'usage du téléphone portable s'est aujourd'hui généralisé parmi les jeunes : en 2017, 86 % des 12-17 ans étaient équipés d'un smartphone – cette proportion a été multipliée par quatre en six ans –, et au total, 92 % de cette classe d'âge détiennent un téléphone mobile. Près de la moitié des 12-17 ans possède une tablette tactile.
Or, comme nous le constatons quotidiennement, les smartphones sont devenus des appareils multi-usages, dont la fonction de téléphone est devenue quasi accessoire ; ils servent à naviguer sur le net, à prendre des photos et des vidéos, à en visionner, à envoyer des messages écrits via des messageries instantanées et à télécharger des applications.
L'usage des mobiles dans les établissements scolaires, avec toutes ces fonctionnalités, est loin d'être neutre, tout d'abord d'un point de vue pédagogique : l'utilisation des téléphones en classe porte atteinte aux capacités d'attention, de concentration et de réflexion des élèves. Les cours dispensés par les enseignants se trouvent en permanence concurrencés par d'autres sources d'information et de stimulation, et les élèves peuvent se disperser. De plus, la possession de smartphones les expose à une tentation accrue de tricher lors des contrôles et des évaluations.
Ensuite, d'un point de vue disciplinaire, la présence et l'usage de ces objets coûteux risquent d'attiser les convoitises et de favoriser les querelles, les rackets et les vols. Leurs fonctions de photo et de vidéo peuvent être utilisées par les élèves dans le cadre de pratiques malveillantes entre eux ou à l'encontre des professeurs, et favoriser le cyberharcèlement.
Plus largement, l'usage des téléphones à l'école, en dehors des cours, pèse sur le climat scolaire : les élèves s'enferment dans leur « bulle » pendant les récréations ou entre midi et deux ; les interactions entre élèves se réduisent, de même que leur activité physique. Plusieurs des personnes que nous avons auditionnées ont souligné que les ballons et les jeux étaient revenus dans la cour des établissements qui avaient interdit l'usage du portable pendant les récréations, et que le climat scolaire s'était considérablement amélioré.
Au-delà de ces enjeux, l'usage des téléphones portables par les enfants soulève également des questions de santé publique : certes, les effets – non plus que l'absence d'effets – de l'exposition aux radiofréquences sur la santé des enfants ne sont pas prouvés scientifiquement aujourd'hui. Pour autant, plusieurs études ont mis en évidence des liens entre un usage intensif par les jeunes des téléphones portables, et plus largement des écrans, avec des problèmes relationnels et émotionnels, des troubles du sommeil et de l'attention, des phénomènes de dépendance et d'addiction. Un terme, la « nomophobie », a d'ailleurs été créé pour désigner la peur excessive d'être séparé de son téléphone portable… Si ces risques n'épargnent pas les adultes, loin s'en faut, les enfants, du fait de leur moindre maturité, y sont particulièrement vulnérables.
Dans ce contexte, la présente proposition de loi vise à interdire l'usage des téléphones portables à l'école et dans les collèges, sauf exceptions définies dans le règlement intérieur de l'établissement.
D'ores et déjà, la loi du 12 juillet 2010 portant engagement national pour l'environnement, dite « loi Grenelle 2 », a introduit dans le code de l'éducation l'article L. 511-5, qui prévoit que, dans les écoles du premier degré et les collèges, l'usage du téléphone portable est interdit pendant les activités d'enseignement et dans les lieux prévus par le règlement intérieur. Cette disposition s'inscrivait alors dans un objectif de protection de la santé des enfants à l'égard des radiofréquences.
Aujourd'hui, le principe est donc l'autorisation de l'usage du portable à l'école, assorti d'exceptions, notamment en classe.
La présente proposition de loi inverse cette logique, en prévoyant que le principe est l'interdiction de l'utilisation du portable, tout en l'accompagnant d'exceptions définies par le règlement intérieur. Elle permet de renforcer l'assise juridique de l'interdiction, tout en laissant une certaine autonomie aux établissements, puisque leur règlement intérieur peut définir des lieux où le téléphone peut être utilisé et dans quelles conditions – notamment à des fins pédagogiques.
La rédaction proposée permet par ailleurs de remédier à une faille du texte actuel, à savoir l'interdiction de l'utilisation du téléphone portable pendant les activités d'enseignement – alors que cet usage peut être très pertinent lorsqu'il est encadré par l'enseignant et qu'il intervient à des fins pédagogiques.
Il me semble d'ailleurs utile de modifier le texte de l'article unique pour préciser dans la loi que l'interdiction ne s'applique pas lorsque le téléphone est utilisé à des fins pédagogiques – sachant qu'en application de la rédaction actuelle de la proposition de loi, c'est au règlement intérieur qu'il reviendrait de l'indiquer. Par ailleurs, le texte proposé ne vise que les téléphones portables, mais il serait opportun d'étendre l'interdiction à d'autres équipements, tels que les tablettes ou les montres connectées, pour éviter tout effet de substitution entre les équipements que les élèves apportent à l'école. Je vous proposerai une évolution sur ces points dans le cadre d'un amendement.
Comme dans le droit actuel, les dispositions de l'article L. 511-5 ne s'appliquent ni aux lycées ni aux établissements d'enseignement privés – au titre de leur autonomie d'organisation. Au total, ce sont environ 5,9 millions d'élèves en primaire et 2,6 millions de collégiens qui sont concernés.
En tout état de cause, il ne s'agit pas de prohiber la possession d'un portable dans un établissement scolaire – ce qui poserait d'ailleurs des difficultés pratiques pour les élèves, par exemple ceux qui vont à l'école en transports en commun et peuvent avoir besoin d'un téléphone pour prévenir leurs parents d'un changement d'horaires.
La mise en oeuvre concrète de la mesure est renvoyée aux établissements scolaires, comme c'est d'ores et déjà le cas pour les dispositions actuelles de l'article L. 511-5. La solution la plus simple est sans doute de demander aux élèves de conserver leur portable éteint au fond de leur cartable pendant la journée. Des casiers pourraient aussi être utilisés, mais il ne semble pas pertinent de l'imposer comme une solution unique pour tous les établissements, ne serait-ce qu'au regard de son coût et du possible manque d'espace – d'autant que cette option pourrait conduire à des risques accrus de vols, puisque tous les appareils seraient concentrés dans un même lieu.
Comme c'est le cas aujourd'hui, c'est aux enseignants et aux personnels éducatifs qu'il reviendra d'appliquer la sanction en cas de manquement de l'élève, selon les circonstances et le caractère répété ou non de ce manquement, dans le cadre des punitions scolaires et des sanctions disciplinaires. Il apparaît en tout cas souhaitable de clarifier le régime juridique actuel de la confiscation, pour lever les incertitudes qui l'entourent : j'ai entendu lors des auditions des interprétations différentes sur le sujet, ce qui peut conduire les enseignants ou les personnels de surveillance à renoncer à confisquer un portable, de peur d'avoir à faire face à des contestations de la part des élèves ou des parents. Or la confiscation du portable, par exemple jusqu'à la fin de la journée, constitue à mon sens une sanction adaptée, d'autant qu'elle permet, le cas échéant, d'impliquer les parents dans le cadre de la restitution.
Le renvoi au règlement intérieur pour définir les lieux où, par exception, l'usage du portable est autorisé, doit permettre aussi d'impliquer toute la communauté éducative lors de la révision du règlement. Il est indispensable d'assurer l'appropriation de la réforme par les personnels de l'éducation nationale, mais aussi par les élèves et leurs parents ; c'est une condition de sa réussite. À titre d'anecdote, on m'a rapporté lors d'auditions que c'était parfois les parents qui étaient le plus attachés à ce que leur enfant puisse utiliser un portable à l'école, afin de pouvoir le joindre à tout moment… Pour ma part, je considère qu'il est essentiel que l'école reste un îlot protégé, réservé aux apprentissages et à la socialisation des enfants.
En tout état de cause, et je souhaite insister sur ce point, cette mesure ne doit pas être considérée de façon isolée : elle doit être accompagnée par un renforcement de l'éducation des enfants à un usage responsable du numérique.
L'objectif n'est pas de couper l'école du monde réel et de la rendre imperméable aux évolutions de notre société. La présente proposition de loi vise à instaurer une forme de « droit à la déconnexion » des enfants pendant le temps scolaire, pour leur permettre de se concentrer sur leurs cours et de favoriser les interactions avec leurs camarades – mais elle doit être complétée par une démarche éducative. Cela suppose de donner aux élèves des clefs de compréhension de leur environnement numérique et de leur apprendre à utiliser internet et les réseaux sociaux de façon responsable, dans les différents rôles de lecteur, de producteur et de diffuseur de contenus. J'observe d'ailleurs que la possibilité d'utiliser le téléphone portable pendant les activités d'enseignement, ouverte par le présent texte, favorise la mise en oeuvre de projets dits BYOD – acronyme de l'anglais bring your own device : en français, « apportez votre équipement personnel de communication (AVEC) ».
Cette éducation au numérique doit être prise en charge de façon interdisciplinaire et transversale par les enseignants, mais aussi par les autres personnels éducatifs, avec l'appui du comité d'éducation à la santé et à la citoyenneté (CESC). Il me semblerait d'ailleurs utile qu'une réflexion soit engagée sur la définition d'un parcours d'éducation à la citoyenneté numérique, sur le modèle du parcours d'éducation artistique et culturelle de l'élève, de la maternelle à l'enseignement supérieur.
Enfin, cette mesure constitue l'occasion d'aborder la question de l'exposition des jeunes aux écrans, et de la forme de dépendance, voire d'addiction, qu'elle peut susciter. Ce sujet concerne au premier chef les parents, qui sont généralement ceux qui dotent leurs enfants d'un smartphone, mais qui n'ont pas forcément connaissance de toutes les informations et fonctionnalités auxquelles leurs enfants ont accès via ces appareils. Cette réforme menée à l'école suscitera, je l'espère, une prise de conscience de la société sur les opportunités et les dangers du numérique, et pourrait offrir une sorte de porte d'entrée pour débattre de ce sujet au sein des familles.