– Pour commencer, un coup de chapeau pour la très grande qualité du travail et la richesse des facettes explorées. Je fais mienne la suggestion du président de revenir plus longuement sur ces sujets. Nous sommes là dans le coeur de notre mission, à savoir informer les décideurs nationaux sur les forces et faiblesses de leur nation.
Une institution fondée dans les années quatre-vingt, Qualité de la science française (QSF), travaille précisément sur la thématique de la qualité. Y a-t-il des complémentarités entre son approche et la vôtre ?
Il serait intéressant de porter un regard sur l'évolution de la recherche à l'échelle continentale : émergence de l'Asie, absence relative du continent africain, un Proche-Orient où l'Arabie saoudite et les Émirats arabes unis investissent des sommes considérables tout en suscitant un certain scepticisme, et le cas particulier d'Israël, très lié à l'Europe et surtout tourné vers les États-Unis et parmi les meilleurs mondiaux pour certains secteurs de pointe. Cette vision continentale serait utile à la fois pour nos scientifiques et pour nos décideurs.
Vous avez dit, à juste titre, que plus l'on s'élève vers l'excellence plus la position de la France est forte. Un confrère iranien me disait qu'un benchmark conduit dans son pays avait fait apparaître la France comme le pays le plus exigeant dans la qualité de ses publications mathématiques ; la production iranienne était, de son côté, très mal classée, malgré une tradition de recherche fondamentale assez forte dans ce pays, parce qu'elle était publiée dans des revues à faible impact. Symétriquement, dans certains domaines comme l'intelligence artificielle, sous l'angle de la quantité, nous ne sommes pas au rendez-vous. Or nous avons besoin de chercheurs mais aussi d'ingénieurs ; les entreprises n'ont aucun mal à recruter des Bac +20 mais les plus grandes difficultés à trouver des Bac +4.
La quantité d'articles produite en Chine est inouïe, jusqu'à engorger les revues – je l'ai constaté en tant qu'éditeur d'une revue internationale : la moitié des articles que je reçois viennent de ce pays. En revanche, la qualité ne suit pas. Il est difficile de faire émerger les super-vedettes qui accèdent ensuite au prix Nobel ou la médaille Fields : en mathématiques, aucune n'a émergé dans ce pays dans les deux dernières décennies. Certains citeront Terry Tao mais, bien que d'origine chinoise, il est de nationalité australienne et formé aux États-Unis.
Au coeur de l'actualité, l'intelligence artificielle est à l'interface entre les mathématiques, la technologie et la santé. Or certains pays – les États-Unis, Israël – réussissent mieux que d'autres dans la construction de ces interfaces. La France, elle, n'y excelle pas. Est-il possible de mesurer objectivement cette capacité ?
La question de la langue se pose peu dans les sciences dites dures où l'anglais s'est imposé sans contestation. Il n'en va pas de même dans les sciences humaines et sociales. Le manque d'impact de nos publications dans ce domaine s'explique-t-il par la langue de publication ? Est-ce une question de mesure ou le reflet d'un véritable manque d'impact ?
Depuis mon entrée dans la vie politique, j'ai fait l'expérience des effets déprimants et ravageurs des indicateurs, souvent décriés. Dans le domaine scientifique, ils ont contribué aux excès de la course à la publication et produit des distorsions dans les choix des revues. Néanmoins, votre étude montre l'usage intelligent et instructif qui peut en être fait, en faisant varier certains indicateurs en fonction du secteur considéré, en adaptant, par exemple, l'indicateur d'impact aux spécificités des mathématiques, où la durée d'impact est plus courte. Cela ne nous dispense pas d'une réflexion sur les indicateurs les plus pertinents, en conservant à l'esprit que celui qui forge l'indicateur de référence se donne par là un avantage stratégique pour l'avenir.
La France a, dès le XVIIe siècle, développé une recherche fondamentale en mathématiques et joué un rôle pionnier dans les probabilités. Elle a conservé une tradition forte dans ce domaine. En revanche, les grandes références en matière de statistiques sont un Britannique, Sir Ronald Fisher, et un Belge, Adolphe Quételet ; ces deux pays sont toujours très avancés dans cette branche de la science. Ces exemples montrent le poids, dans les domaines reposant moins que d'autres sur la technologie, des traditions historiques et culturelles nationales.
Le dynamisme scientifique – le renouvellement des thématiques – se mesure aussi par la faculté à ouvrir de nouvelles directions de recherche. Or les États-Unis se sont montrés beaucoup plus inventifs que l'Europe, au cours de ces dernières années, dans les sciences humaines et sociales, notamment en développant des approches combinant psychologie et économie. En Europe, nous avons tendance à rester dans le cadre des disciplines universitaires à la légitimité bien assise. Or l'intelligence artificielle est un domaine où le mariage des sciences humaines et des sciences dites dures jouera un rôle fondamental. De notre capacité à mettre en place de nouvelles approches, de nouvelles interdisciplinarités, dépendra notre impact dans l'avenir.