Intervention de Pierre Moscovici

Réunion du jeudi 27 juillet 2017 à 10h00
Commission des affaires européennes

Pierre Moscovici, Commissaire européen aux affaires économiques et financières, à la fiscalité et à l'Union douanière :

Merci d'avoir répondu favorablement à ma proposition d'organiser cette rencontre : pour moi qui suis le Commissaire français, il était important d'avoir rapidement un dialogue avec cette nouvelle Assemblée et avec votre commission, dans un lieu que je connais bien, en effet. J'y suis venu souvent comme ministre et j'ai été vice-président de la commission des affaires européennes lors d'une législature antérieure. Comme je l'ai dit à votre présidente, je suis tout à fait à l'écoute de votre commission et prêt à travailler avec vous, ainsi que mes équipes.

Les prérogatives des Parlements nationaux en matière d'affaires européennes se sont considérablement renforcées ces dernières années. Nous serons amenés à nous voir régulièrement et à débattre notamment des budgets français dans le cadre du semestre européen. Si les lois de finances nationales ne sont pas encadrées, elles sont néanmoins surveillées de manière étroite. L'avant-projet de budget est ainsi transmis à la Commission européenne. Elle a un pouvoir théorique, qu'elle n'a jamais exercé et je souhaite d'ailleurs qu'elle ne le fasse pas, de rejeter un budget. Il y a toutefois des échanges extrêmement fréquents et je viens de toute façon ici de manière régulière pour des auditions conjointes avec la commission des finances.

Étant non seulement Commissaire aux affaires économiques et financières, à la fiscalité et à l'Union douanière, mais aussi Commissaire français, je souhaite pouvoir échanger avec vous en dehors de mon portefeuille, dans les limites bien sûr de ma compétence : je ne peux pas prétendre connaître aussi bien tous les sujets.

Je sais que vous aurez à vous rendre à Bruxelles dans le cadre de vos missions parlementaires et je veux vous dire ma disponibilité pour échanger sur les différents rapports qu'il vous reviendra de préparer, ainsi que la disponibilité de mes équipes. Je suis notamment venu aujourd'hui avec mon chef de cabinet et avec le chef de la représentation de la Commission à Paris.

Pour cette première rencontre, je voudrais commencer par vous livrer ma lecture politique du moment européen assez unique dans lequel nous nous trouvons. J'en suis d'autant plus conscient que je m'occupe de ces sujets depuis longtemps : ma première élection au Parlement européen date d'il y a 23 ans et je suis devenu ministre des affaires européennes il y a 20 ans.

Le moment extrêmement particulier que nous vivons constitue une toile de fond pour l'action du nouveau gouvernement et de votre Assemblée. C'est aussi un point important pour un Président et une majorité qui ont fait de la question européenne un axe central et qui portent un discours structuré et positif à son sujet.

Un nouvel élan européen est à la fois possible et souhaitable. Il faut se garder des grandes phrases, des impressions superficielles et de l'idée que l'on pourrait passer subitement de l'ombre à la lumière, pour reprendre une expression utilisée par Jack Lang en 1981, mais on peut raisonnablement affirmer que l'optimisme est de retour en Europe. C'est la conjonction de plusieurs facteurs.

À l'échelle mondiale, d'abord, il y a la question du leadership américain : nos visions divergent sur un certain nombre de sujets, en particulier les échanges commerciaux - vous avez vu les batailles qui se sont déroulées au dernier G20 sur la question du protectionnisme –, sur le réchauffement climatique, M. Trump ayant confirmé son retrait de l'accord de Paris à l'occasion de la même réunion du G20, sur le multilatéralisme en tant que tel, et nous constatons aussi une certaine agressivité à l'égard de l'Union européenne. Cela plaide pour un leadership européen renforcé : quand un grand partenaire est aussi assertif et agressif, la conclusion est qu'il faut être extrêmement uni. D'ailleurs, j'ai parfois l'impression que M. Trump est le meilleur agent électoral de l'idée européenne.

Un deuxième facteur est la tournure du Brexit, que vous avez qualifié de « séquence calamiteuse » – je ne m'exprimerai pas ainsi, pour ma part, en tant que Commissaire européen. Quand je regarde la façon dont la négociation se noue et celle dont le débat se déroule, il me semble que c'est le Royaume-Uni qui a le plus à perdre. Il n'y a pas eu de « printemps des référendums » sur la sortie de l'Union, alors que tout le monde imaginait il y a un an une contagion. Il n'y a pas non plus de rupture de l'unité des 27 dans la négociation, ce qui est décisif. Notre compatriote Michel Barnier, le négociateur de la Commission européenne, a naturellement le plein soutien de cette dernière, mais aussi de tous les États membres. Sortir de l'Union apparaît aujourd'hui comme une voie hautement hasardeuse, potentiellement très coûteuse pour les uns et les autres. Là encore, cela plaide pour une unité renforcée de ceux qui restent : les 27 États membres qui constituent l'Europe de demain et les 19 qui ont en commun l'euro et représenteront 85 % du PIB de l'Union européenne à 27. L'intégration de la zone euro est un sujet absolument crucial pour l'avenir, mais j'y reviendrai.

Il y a aussi l'élan donné par les dernières élections en France. J'ai pris beaucoup de recul par rapport à la vie partisane, mais je voudrais dire comment la situation est vécue à Bruxelles, quelles que soient les sensibilités politiques. Les membres de la Commission et surtout nos partenaires européens ont incontestablement été très soulagés : il y avait la crainte que ne l'emporte une candidate d'extrême droite, appartenant à un parti populiste. L'impression dominante est que la France, un pays clef, a échappé à ça. À cela s'ajoute le fait que le nouveau Président de la République a mis l'engagement européen au coeur de sa campagne. Le contexte est par ailleurs celui d'un coup d'arrêt donné au populisme. L'atmosphère de cette réunion aurait été beaucoup plus inquiète si elle avait eu lieu il y a un an : on était alors à la veille d'une nouvelle élection présidentielle en Autriche, la première s'étant terminée par un score de 50,3 % contre 49,7 %, et tout le monde pensait que le candidat populiste allait cette fois l'emporter ; on voyait par ailleurs M. Wilders devenir sinon le Premier ministre des Pays-Bas, du moins arriver en tête du scrutin ; il y avait aussi l'élection présidentielle à venir en France.

Aujourd'hui, l'impression est qu'il existe un « momentum » européen, une fenêtre d'opportunité. Il faut néanmoins faire preuve de lucidité : une fenêtre peut s'ouvrir mais aussi se refermer. On doit être capable de saisir le moment qui s'offre. Si l'on attend trop, si l'on ne dit pas et ne fait pas ce qu'il faut, alors la fenêtre se referme et l'on revient au « statu quo ante ». Par ailleurs, si les populistes ont perdu des batailles en Europe, ils n'ont pas perdu la guerre et ne désarment pas. Mme Le Pen est tout de même arrivée au deuxième tour de l'élection présidentielle en France, avec près de 11 millions de voix. M. Wilders a perdu les élections, mais son parti est le deuxième des Pays-Bas. En Autriche, le résultat de la seconde élection présidentielle a été de 53 % contre 47 %, ce qui est mieux que la première fois, mais ne constitue pas un triomphe. Au Parlement européen, les populistes restent une force puissante, qui ne relâche pas ses efforts. Ne pensons donc pas que tout est fait : tout reste au contraire à réaliser.

Dernier facteur, dans une perspective quelque peu marxiste de rapport entre les infrastructures et les superstructures, la performance économique européenne s'améliore. Les indicateurs sont clairement passés au vert : la croissance européenne devrait se stabiliser à 1,9 % en 2017 et 2018 ; il y a désormais peu ou pas d'écart entre l'Europe à 27 et l'Europe à 19, c'est-à-dire la zone euro, qui a elle aussi réalisé un effort, avec un cortège heureux de création d'emplois et de recul du chômage. Cette amélioration donne davantage confiance en l'Europe que la période de crise dont nous sortons.

Voilà mon premier message d'ensemble : oui, il y a une opportunité, mais il faut la saisir. Le moment actuel pourrait être sinon fugace, du moins fugitif.

J'ajouterai à cela quelques éléments, plus détaillés, sur le contexte économique car c'est aussi une clef. Nous sommes à un tournant, marqué par une sorte d'alignement des planètes.

Les signes d'amélioration sont nets : la reprise est dans sa cinquième année, avec 16 trimestres consécutifs de croissance dans l'Union européenne et cela se voit maintenant davantage, car le niveau de la croissance, qui tend vers 2 %, est comparable à celui des États-Unis, dans un contexte d'amélioration de la croissance mondiale. Sur le front des finances publiques, le tableau s'améliore aussi : le déficit public devrait représenter 1,3 % du PIB dans la zone euro en 2018, contre 6 % en 2010. L'amélioration est donc spectaculaire et généralisée.

Je veille à ce que la Commission accompagne les États membres dans ce redressement, n'étant pas un partisan de la discipline, de la sanction, de la punition et de l'austérité, mais du sérieux et du respect des règles, dans la flexibilité, l'intelligence et le dialogue. La Commission a cette philosophie et va la garder. Cela ne signifie pas que l'on peut faire n'importe quoi, parce que le respect des règles est essentiel en la matière. Il existe plusieurs méthodes pour les faire respecter – la voie disciplinaire ou le dialogue – mais il n'y a pas de manière d'éviter les règles. Elles sont partagées. Ce n'est pas la Commission qui les impose : elles ont été fixées par les traités et résultent d'engagements pris par tous les États membres, y compris un pays qui nous est cher et commun.

Le taux d'endettement devrait poursuivre sa décrue l'an prochain, pour passer sous la barre des 90 %. Le chômage devrait se situer sous 9 % en 2018 dans la zone euro, soit le point le plus bas depuis 2009. Ce sont de vrais résultats, certes encore insuffisants car il faudra faire reculer encore le niveau du chômage, mais qui récompensent les efforts consentis et effacent peu à peu les séquelles de la crise.

Tous ces indicateurs sont importants pour la France, car sa performance économique est aussi mesurée à l'aune de ses voisins. Il en va de même pour les performances budgétaires. La France doit vraiment respecter ses engagements en matière de déficit public. J'évoquais tout à l'heure l'année 2010 : hors Royaume-Uni, 24 pays étaient alors en procédure de déficit excessif ; ils seront l'an prochain au nombre de deux, l'Espagne et la France. L'Espagne, dont le taux de croissance tangente 3 %, est quasiment assurée de passer nettement sous la barre. Il ne serait pas concevable que la France ne le fasse pas aussi : elle ne peut pas choisir de rester à l'écart des engagements. Elle a vocation à être un leader européen, elle en a l'ambition et les capacités, mais pour cela elle doit être exemplaire chez elle. C'est ma conviction et le discours que je tiens avec les autorités françaises.

À titre de parenthèse, il est possible de respecter les engagements européens sans accroître les inégalités. La Commission ne dit jamais aux gouvernements comment réduire leurs déficits. Dans la conception qui est la mienne en tant que Commissaire en charge de ces sujets, et que j'avais déjà en tant que ministre, les États membres sont libres de leurs moyens et comptables de leurs choix. Nous avons des finalités communes et des règles partagées, mais ce n'est pas à la Commission de dire à un gouvernement s'il doit faire davantage de baisses d'impôts ici ou plus d'économies là. La composition budgétaire est du ressort des États membres, c'est leur liberté. Il y a plusieurs manières de réduire le déficit et les options politiques sont parfaitement libres.

Vous m'avez interrogé sur la Grèce, pour laquelle les bonnes nouvelles s'accumulent. J'étais sur place il y a deux jours, au moment où le pays faisait d'ailleurs un retour plutôt réussi sur les marchés financiers. La Grèce reçoit depuis des années une assistance financière des États membres de la zone euro et elle franchit avec succès, depuis le programme de juillet 2015, les différentes étapes. Il y a dans ce pays une souffrance économique et sociale considérable qui n'est pas due à l'austérité, même s'il peut y avoir un débat sur les causes. Pour moi, la base est que les comptes publics grecs reposaient sur une fiction et l'économie sur un château de sable. Le mouvement de réformes était donc incontournable. Est-on allé trop loin ? Sans doute. Les réformes étaient-elles indispensables ? Sans doute aussi. Toujours est-il qu'un effort considérable a été fait pour moderniser l'économie, dans ses structures, et que ces efforts sont en train de payer. Il reste encore des pas à accomplir pour en arriver à une situation normale. J'en parlais mardi avec Aléxis Tsípras et je n'hésite pas à employer ce terme : je souhaite que la Grèce soit un pays normal dans la zone euro, respectant les règles comme les autres, sans plus d'obligations de moyens que les autres, et avec une discussion sur les finalités comme les autres.

Je crois que l'on voit vraiment la lumière au bout du tunnel en Grèce. La croissance est de retour : le Gouverneur de la Banque centrale me disait qu'elle serait d'environ 1,8 ou 2 % cette année et de 2,5 % l'année prochaine. Le solde budgétaire est désormais à 1 %, contre 15 % en 2010. Il faut être conscient de l'effort de consolidation considérable qui a été réalisé. Les marchés ont d'ailleurs salué positivement la première émission obligataire de la Grèce depuis deux ans.

Vous m'avez interrogé sur les leçons que l'on peut en tirer. Pour avoir été dans la salle de l'Eurogroupe depuis cinq ans, d'abord comme ministre des finances puis comme Commissaire européen, je suis très choqué du déficit démocratique massif sur cette question, comme sur d'autres. L'Eurogroupe est très efficace et utile, mais je ne trouve pas normal que les 19 ministres des finances, le Commissaire compétent, le président de la Banque centrale européenne (BCE), la directrice générale du Fonds monétaire international (FMI) quand il s'agit de la Grèce et le responsable du Mécanisme européen de stabilité (MES) puissent prendre des décisions sans contrôle démocratique par le Parlement européen, les Parlements nationaux, les médias et les citoyens. Je plaide pour plus de démocratie et moins de technocratie, sans ranger la Commission parmi les organes technocratiques : elle fait plutôt partie des organes politiques. On lui reproche parfois de l'être trop, mais il me semble qu'elle l'est juste comme il faut.

Il serait très important d'ouvrir les portes, pas totalement car une négociation suppose toujours une part de secret – si l'on négocie à ciel ouvert, on donne ses cartes –, mais il faut quand même savoir ce qui passe. C'est une des raisons pour lesquelles je plaide en faveur d'un ministre des finances de la zone euro, qui soit aussi Commissaire européen. Ce n'est pas un plaidoyer « pro domo », car il s'agira de mon successeur, du moins je l'espère. Il pourra aller s'expliquer devant les Parlements. Tant que l'Eurogroupe restera une formation totalement informelle et intergouvernementale, comment pourra-t-il y avoir un contrôle ?

S'agissant du cas grec, la France et la Commission européenne ont toutes deux compris ce qu'était le pays – je ne parle pas en l'occurrence des gouvernements grecs – et l'ont appuyé. Mais j'aimerais vraiment que l'on puisse passer à un autre stade dans le traitement des problèmes. Vous voyez que c'est pour moi une question presque affective.

Voilà pour le paysage, où tout n'est pas rose. La reprise européenne reste fragile et atypique. Nous avons d'abord une inflation très basse, même si la politique monétaire de la BCE reste accommodante. Pour le traduire autrement, il y a toujours un problème de demande en zone euro. La reprise est par ailleurs inégale entre les États membres et en leur sein. Le taux de chômage allemand est à peu près deux fois moins élevé que celui de la France et quatre fois moindre que celui de l'Espagne. Il y a aussi des excédents d'un côté et des déficits de l'autre. Les divergences sont très fortes en matière de finances publiques, ce qui crée de vrais problèmes, et il en est de même pour l'investissement.

Il est très important que la France contribue pleinement à la reprise. Avec l'Allemagne, elle représente près de 50 % du PIB de la zone euro, qui comptera elle-même pour 85 % de l'économie des 27 après le Brexit, comme je viens de le souligner. C'est dire le potentiel d'entraînement du moteur franco-allemand quand il tournera à plein régime.

La question de l'impact du Brexit reviendra probablement de manière récurrente dans les années à venir. C'est un sujet qui mobilise beaucoup de ressources et d'énergie à la Commission. Nous discutons avec un partenaire dont il faut reconnaître qu'il est très affaibli par les dernières élections, quel que soit le jugement que l'on peut porter : on a affaire à un « Hung Parliament », où la majorité est difficile à trouver alors que l'objectif était de la renforcer. Ce n'est donc pas simple. Dans l'immédiat, le Brexit met plutôt du plomb dans nos chaussures car il interfère avec le calendrier et la substance de nombreux dossiers. Il faut donc vraiment s'efforcer de réussir la négociation et d'inventer une nouvelle relation, intelligente, approfondie et équilibrée avec ce pays. Le Royaume-Uni ne sera certes plus membre de l'Union, mais il restera un pays européen, un allié, un membre du G20 et du G7, ainsi qu'un partenaire pour la sécurité et la défense, ainsi qu'en matière économique.

C'est dans ce contexte qu'un important débat politique s'est engagé au printemps dernier sur l'avenir de l'Europe.

Alors que la position des États-Unis est incertaine, il faut réfléchir à ce que nous voulons ensemble et à ce que nous pouvons faire de mieux en matière de défense européenne. Au-delà de la personnalité de M. Trump, soyons conscients que la relation va changer durablement. Le temps est donc venu pour les Européens de penser à leur propre défense, quoi qu'il arrive et quel que ce soit le prochain président des États-Unis.

Il s'agit par ailleurs de mieux construire le rôle de l'Europe dans la mondialisation, qui est source de croissance mais aussi d'inquiétude devant l'accroissement des inégalités politiques, économiques, sociales et fiscales. De ce point de vue, la Commission a un peu rompu avec une tradition parfois considérée comme très libérale, notamment dans un papier sur la mondialisation qui met beaucoup mieux l'accent qu'auparavant sur les avantages et les inconvénients.

Dans un domaine relevant plus directement de ma compétence, il faut aussi terminer le travail sur l'Union économique et monétaire. Ma conviction rejoint ici celle des autorités françaises : je crois indispensable de finaliser l'Union bancaire. Elle a déjà fait des progrès considérables, mais d'autres restent à faire. C'est une nécessité pour empêcher le retour des crises financières. On gère des questions bancaires en Espagne, en Italie et au Portugal avec des outils nouveaux, mais nous avons besoin d'aller jusqu'au bout en la matière. J'appelle de mes voeux une intégration plus poussée de la zone euro, que je souhaite plus active, grâce à un budget de la zone euro tourné vers l'investissement, mieux pilotée – c'est le rôle du ministre des finances de la zone euro que j'évoquais – et plus démocratique grâce à un Parlement de la zone euro. Sa composition peut faire l'objet de débats, notamment sur l'association des Parlements nationaux au Parlement européen, et vos réflexions seront précieuses. Je suis d'ailleurs prêt à y contribuer. Il est temps de passer du stade de la stabilité – comme le disait Jacques Delors, l'euro protège mais ne dynamise pas – à celui de la politique économique et de la démocratie.

Sur tous ces sujets, la Commission a publié au premier semestre 2017 des documents de réflexion qui font l'objet de discussions entre les Gouvernements européens. Nous attendons bien sûr de la partie française qu'elle soit un acteur éminent dans les débats. Alors que la crise s'éloigne, ce qui nous laisse enfin un répit pour discuter des questions d'avenir, la France doit apporter une contribution sur le fond et faire valoir ses propositions, que ce soit sur l'articulation avec le rôle du Parlement européen et de la Commission ou encore sur la part d'intergouvernemental et de communautaire.

Tout cela fait partie des sujets que vous aurez sans doute à traiter. J'invite bien sûr l'Assemblée nationale française à être un acteur de la démocratisation de l'Union européenne, par les travaux que vous menez et par vos propositions. Il faudra que la France soit très présente dans le débat que les menaces politiques continuent de faire planer sur l'Europe. De nombreuses élections se profilent, en Allemagne, en Autriche, en République tchèque et en Italie : le paysage politique européen n'est pas figé et il peut même évoluer beaucoup dans les douze prochains mois. La menace populiste, je le répète, n'est pas écartée. Rien ne dit qu'il s'agit d'un coup d'arrêt durable. Nous avons donc besoin de continuer à pédaler sur la bicyclette européenne et la France doit être la première à le faire. Pour contrer les populistes, il faudra encore et toujours leur opposer des résultats. C'est ce que les citoyens attendent de l'Europe.

J'en viens à la question de la lutte contre la fraude et l'évasion fiscales, qui correspond à l'autre volet de mon portefeuille à la Commission. Nous avons fait plus de progrès en Europe depuis deux ou trois ans qu'au cours des vingt années précédentes.

La fraude et l'évasion fiscales sont des phénomènes coûteux budgétairement, les « fuites » dues à l'évasion fiscale s'élevant à au moins 160 milliards d'euros par an pour la TVA et à 50 milliards d'euros pour la seule TVA transfrontalière à l'échelle de l'Union européenne. C'est aussi coûteux politiquement, parce que cela fait reposer la plus grande partie de l'effort fiscal sur d'honnêtes contribuables. L'idée s'est également développée, avec les scandales « LuxLeaks », « BahamaLeaks » ou « Panama Papers », qu'il faut que les multinationales paient leur juste part d'impôt là où elles génèrent des profits. C'est une attente citoyenne essentielle qui doit être entendue. Dans ce contexte, la Commission s'efforce de promouvoir une politique s'attaquant à toute la chaîne de fraude et d'évasion fiscales.

S'agissant des entreprises, notre principe cardinal est, je le répète, que les profits doivent être taxés là où ils sont générés. Concrètement, nous avons supprimé les mécanismes d'optimisation fiscale les plus répandus pour contourner l'impôt en transférant les bénéfices dans des pays à faible fiscalité.

Nous avons aussi proposé que les entreprises rendent publiques, pays par pays, certaines données fiscales et comptables. Il existe déjà depuis un an l'échange automatique d'informations sur les données fiscales et comptables, mais je suis pour que le « reporting » devienne public et transparent. Si cela pouvait être un combat de ce Parlement et de votre commission, je vous en remercierais, car ce n'est pas gagné : des entreprises et certains gouvernements sont assez résistants ou réticents. Cette mesure est pourtant indispensable. Quand j'étais ministre des finances, j'ai fait voter une loi instaurant un « reporting » public sur les activités bancaires, et les banques françaises n'en sont pas mortes. Elles se portent plutôt mieux que d'autres en Europe. Ce serait un beau défi de faire comprendre qu'il n'y a pas d'opposition entre compétitivité, investissement et transparence.

Nous traitons par ailleurs la question des intermédiaires, les conseillers fiscalistes, les consultants et parfois les banques, qui vendent des schémas d'évasion fiscale à leurs clients. Si la proposition que j'ai faite en juin est adoptée par les États membres, alors ces acteurs auront l'obligation de déclarer de tels schémas aux administrations fiscales nationales, lesquelles pourront ainsi identifier les faiblesses des systèmes fiscaux et les corriger.

Nous avons supprimé le secret bancaire en Europe, parfois après des changements constitutionnels, comme au Luxembourg ou en Autriche, et par des conventions bilatérales avec la Suisse, Saint-Marin, le Liechtenstein, Andorre et Monaco, de sorte que la règle est désormais l'échange automatique d'informations. Cela signifie la fin du secret bancaire depuis janvier 2017 et cela va continuer à se mettre en oeuvre, notamment avec la Suisse.

En bout de chaîne, nous avons rendu automatique l'échange d'informations entre fiscs nationaux sur les rescrits fiscaux. Je ne suis pas pour la suppression de ces prévisions fiscales qui sont liées, par exemple, aux investissements d'une entreprise, car il est utile d'avoir de la prévisibilité. Mais si la prévisibilité est une chose, l'opacité et l'optimisation en sont une autre. Il s'agit d'empêcher les entreprises de faire du « shopping » en choisissant le pays européen le plus accueillant fiscalement.

La fraude et l'évasion fiscales étant de nature internationale, la lutte doit l'être également. Je dévoilerai d'ici à la fin de l'année une première liste européenne de paradis fiscaux mondiaux, assortie de sanctions. L'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), que je respecte, a publié sa propre liste, ne comportant qu'un État, Trinité-et-Tobago. Je souhaite que la liste européenne soit plus fournie : j'ai peine à croire qu'il n'y ait qu'un paradis fiscal dans le monde. Ce sera un gage de crédibilité et il revient aux États membres de nous donner l'autorisation en la matière.

Au-delà de ces aspects, nous voulons proscrire le trafic de biens culturels, qui finance par exemple les activités de Daech. Il s'agit à la fois de protéger le patrimoine culturel de l'humanité, de faire prévaloir nos valeurs face à un véritable assaut idéologique et de tarir les sources de financement du terrorisme. C'est pourquoi nous voulons imposer des normes de contrôle douanier beaucoup plus substantielles aux vendeurs et aux intermédiaires. Je comprends qu'ils sont tout à fait prêts à s'engager dans ce mouvement.

Sur la fiscalité, nous avons des projets structurants allant au-delà de la lutte contre la fraude et l'évasion fiscales.

Il faut absolument lutter contre la fraude à la TVA transfrontalière, dite à « carrousel », qui est la source de pertes de recettes considérables et à l'origine de financements pour la criminalité organisée. Il faudrait simplement que les opérations transfrontalières soient suivies comme des opérations nationales. Je ferai des propositions à l'automne sur ce sujet.

Il y a aussi la réforme structurelle et structurante qu'est l'ACCIS, l'Assiette commune consolidée pour l'impôt sur les sociétés, qui doit d'abord permettre de rapprocher les bases fiscales, mais aussi d'éviter les mécanismes de « shopping » que j'ai mentionnés. On aura besoin de toute l'énergie politique de la France pour faire adopter cette proposition. Une première tentative a échoué à la fin des années 2000 et au début des années 2010, mais j'ai tenu à ce que l'on reprenne ce dossier, dont je mesure la difficulté. Je le crois tout à fait indispensable.

Puisque nous parlons de fiscalité, permettez-moi de faire une nouvelle parenthèse : la France doit veiller à la qualité de sa législation et à sa conformité avec le droit européen, particulièrement dans le domaine fiscal. Cela fait largement partie des prérogatives de votre commission. Je pense en particulier à la transposition des directives, qui constitue aujourd'hui une part importante du travail législatif national, même s'il ne faut pas s'abandonner aux fantasmes. On a prétendu que 80 % de la législation nationale est en réalité du droit dérivé, ce qui est totalement bidon, mais il y a quand même du droit communautaire dans beaucoup de textes. Quand la France transpose mal les directives ou quand elle propose de nouvelles lois qui discriminent les contribuables et les entreprises selon qu'ils sont français ou européens, ce qui arrive assez régulièrement, elle est condamnée par la Cour de justice de l'Union européenne et doit payer des amendes se chiffrant en milliards d'euros. On me demande fréquemment de me prononcer sur des infractions : j'essaie de le faire avec intelligence, mais je préférerais ne pas avoir à le faire du tout. Lors de la préparation des lois, il faut être très vigilant.

Sur tous les sujets, la Commission s'efforce d'être ambitieuse et se tient à vos côtés. Les gouvernements nationaux ne peuvent pas tout faire. En matière législative, la Commission a le monopole de l'initiative, outre celui de l'exécution en bout de chaîne. Le rôle de la Commission consiste à être une force de proposition, ce qu'elle ne fait pas en apesanteur mais dans un cadre politique. Ce sont par ailleurs les États qui décident en fin de compte. La Commission agit aussi comme intermédiaire entre les capitales, ce qui fait que nous nous déplaçons beaucoup, afin d'aider à rapprocher les positions et de pousser en avant.

Je souhaite également que la Commission dialogue davantage avec les Parlements nationaux pour mieux expliquer son action et ses résultats. C'est d'ailleurs l'une des raisons de ma visite. Vous êtes dans vos circonscriptions les relais de l'Europe auprès des citoyens et vous constituez l'un des facteurs d'appropriation du projet européen. Ayant siégé dans cette commission, je sais que ses membres l'ont choisie parce qu'ils ont cet engagement européen. Comme je fais régulièrement des déplacements de terrain pour illustrer les réalisations de l'Union, je serais heureux que ce soit à vos côtés. Le Président Juncker a souhaité que les Commissaires soient une interface un peu privilégiée avec leur pays d'origine. Ma présence ici est très claire : elle est voulue par le Président de la Commission européenne. Nous sommes également des ambassadeurs de la Commission, bien qu'elle dispose de représentations dans les États membres.

Je suis prêt à répondre maintenant à vos questions, en vous priant néanmoins de m'excuser si elles s'éloignent trop de ma compétence : vous me pardonnerez de ne pas vous répondre en improvisant.

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