Intervention de Naïma Moutchou

Séance en hémicycle du jeudi 7 juin 2018 à 15h00
Lutte contre la manipulation de l'information — Présentation commune

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaNaïma Moutchou, rapporteure de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la République :

Monsieur le président, madame la ministre de la culture, madame la présidente de la commission des lois, monsieur le président et rapporteur de la commission des affaires culturelles et de l'éducation, mes chers collègues, la rumeur a existé de tout temps.

C'est certainement le plus vieux média du monde. Elle a toujours accompagné les moments forts de l'histoire dans le débat public, parce qu'elle représente un fragment libre de l'opinion. En cela, elle est l'une des incarnations de la liberté d'expression. Condorcet y associait l'émergence d'un débat d'idées ouvert, synonyme de progrès de la connaissance, de consécration de la vérité et de la raison.

Mais « la rumeur est aussi la fumée du bruit », écrivait Victor Hugo. C'est même, pour compléter modestement ce propos, une fumée qui agit comme un poison : poison pour nos démocraties, devenues les cibles d'affabulateurs cherchant à en saper les fondements, poison contre le droit à l'information et contre la liberté d'expression, détournés et affaiblis par la prolifération des fausses informations.

Le danger est là, grave : celui de voir la manipulation de l'esprit se multiplier au détriment de nos valeurs.

Au siècle des Lumières déjà, Jean-Charles Lenoir, lieutenant général de police de Paris sous Louis XVI, en témoignait avec justesse. Il décrit le risque de la contagion du bruit public, tout particulièrement lorsqu'il s'insinue dans les jeux de pouvoir et dans les affaires de la cour : « Rien ne circule plus vite qu'un trait d'esprit et qu'une épigramme, bonne ou mordante, spécialement quand la satire a pour objet un grand personnage, un homme en place ou distingué », relatait-il avec lucidité.

Le temps et les grands événements n'ont rien changé. Ils ont même amplifié le phénomène : pendant la Seconde guerre mondiale, le peintre Jean Oberlé, qui fut l'un des animateurs de la France libre à Radio Londres, s'inquiétait, quelques mois après la libération de Paris, de l'écho qu'avaient trouvé dans la société française les fausses informations de l'ennemi allemand.

Mais c'est certainement au cours de la Guerre froide que la désinformation a le plus prospéré, dans l'affrontement idéologique et culturel que se livraient les deux camps.

La désinformation, cette arme puissante, est donc un procédé ancien. Mais la caisse de résonance dont elle bénéficie aujourd'hui est sans précédent : l'essor des nouvelles technologies et d'internet, en particulier des réseaux sociaux, change la donne.

Alors qu'hier, la rumeur était spontanée, transmise en cercle restreint d'une personne à une autre, elle s'est aujourd'hui totalement émancipée. Ce sont désormais des millions de Français, et avec eux les millions d'internautes à travers le monde, qui peuvent en quelques clics, à tout moment, en tout lieu, diffuser des articles ou des écrits, réagir à l'actualité quasi instantanément. Diffusion plus rapide et public visé plus large, car internet n'a pas de frontières.

Ainsi, la propagande grossière a-t-elle cédé le pas à une manipulation plus subtile, maîtrisée, à des stratégies d'influence empruntant les codes classiques de la communication.

Cette forme de perméabilité des sociétés modernes à la désinformation présente un risque majeur : celui de voir malmené le débat citoyen par la propagation d'informations controuvées, surtout dans les moments où la démocratie s'exprime le plus fort : par le vote. Car l'afflux de fausses informations mine la confiance des citoyens, trouble volontairement leur perception de la réalité dans un but illicite et dangereux : altérer le jugement qu'ils expriment à l'occasion des élections.

C'est un enjeu d'actualité, nous le savons tous, et les exemples pullulent : les dernières élections présidentielles aux États-Unis, en France, le référendum sur le Brexit, celui sur l'indépendance de la Catalogne, tous ont été touchés massivement par le phénomène des fausses informations. Tout cela justifie, tout cela impose même que le législateur se saisisse du sujet.

Nous ne laisserons pas bafouer nos valeurs, celles dont nous nous sommes dotés au prix le plus fort : le droit à l'information, la liberté de la presse et la liberté d'expression. Ces valeurs ne sont pas négociables, et rien ne doit pouvoir les remettre en cause. Nos textes de loi, en la matière, notamment la loi fondatrice du 29 juillet 1881, sont des points d'équilibre subtils, fragiles, qui permettent tant de garantir l'exercice plein et entier des libertés que de sanctionner les abus susceptibles d'en découler.

C'est précisément le sens des deux propositions de loi que nous examinons aujourd'hui : adapter notre cadre législatif qui n'est pas exhaustif – nous aurons l'occasion d'en rediscuter – , l'adapter pour lutter efficacement contre la diffusion des fausses informations.

Avec mon collègue rapporteur Bruno Studer, nous avons souhaité que ces textes fassent l'objet d'une large concertation pour recueillir les observations les plus complètes, les préconisations, pour entendre les critiques. Plusieurs dizaines d'auditions ont été organisées, à l'occasion desquelles opérateurs des plates-formes, avocats, magistrats, journalistes ou professeurs de droit ont exprimé leur point de vue. Tous s'accordent sur la nécessité impérieuse de lutter contre la diffusion virale de fausses informations. Ces propositions de loi répondent à ce défi. Quant aux inquiétudes, nous y répondons avec autant d'ambition.

La proposition de loi ordinaire, que la proposition de loi organique rend applicable à l'élection présidentielle, contient plusieurs dispositifs dont nous allons débattre lors de l'examen des articles.

Le titre Ier modifie le code électoral. Au cours des trois mois précédant le premier tour des scrutins nationaux, les obligations de transparence financière des opérations de plateforme seront renforcées : publication de l'identité des annonceurs qui les auront rémunérées en contrepartie de la promotion de contenus d'information, publication du montant de ces rémunérations. Circonscrite à la même période de temps, une nouvelle voie de référé civil est créée pour faire cesser la diffusion artificielle, automatisée et massive de fausses informations, et uniquement la diffusion faite par ailleurs de manière intentionnelle et délibérée.

Ce dispositif a un but précis : enrayer dans les meilleurs délais la propagation de fausses informations issues des systèmes robotisés, des contenus sponsorisés et autres « fermes à clics », et diffusées avec la conscience que l'information était fausse. Chaque mot ici à son importance, je le redirai.

Le titre II renforce les pouvoirs de régulation du CSA, qui participera de façon active, dans son champ d'intervention, au même objectif.

Le titre III vise à développer les dispositifs de coopération des opérateurs de plateformes avec les acteurs publics et privés du monde des médias, de la presse et d'internet. Je proposerai également d'imposer aux plateformes de transmettre le nom de leur représentant légal basé en France : nous devons pouvoir aisément communiquer avec elles en toutes circonstances.

Enfin, le titre III bis renforce les dispositions relatives à l'éducation aux médias et à l'information des enfants et des adolescents, nécessité actuelle autant qu'enjeu d'avenir incontournable.

L'examen des textes en commission a permis d'enrichir et de préciser leur rédaction. Ainsi a-t-on travaillé à une définition de la fausse information et à un meilleur encadrement de l'intervention du juge des référés, améliorations que nous poursuivrons en séance publique. Plusieurs amendements en ce sens seront discutés.

Je tiens également à vous remercier, mes chers collègues, de l'attention que vous portez à ces propositions de loi. Plus de 200 amendements ont été déposés. Ils témoignent de l'intérêt que suscitent les questions dont nous allons débattre. Ils témoignent évidemment aussi d'inquiétudes, je le sais, d'interrogations sur les dispositifs mis en place. Mon collègue Bruno Studer et moi-même y répondront, de manière à vous rassurer je l'espère. En tout cas, nous nous exprimerons clairement sur nos objectifs, sur nos convictions forgées à l'issue des travaux menés ensemble.

Avec ces propositions de loi, la France est à l'avant-garde d'un combat qui dépasse ses frontières. Mais ces textes ne répondront pas, à eux seuls, à l'ensemble des défis immenses qui nous font face. D'autres instruments devront être mis en place ou renforcés. Il faut une gouvernance d'internet, une coordination à ce sujet au niveau européen et même international. Nous y travaillons et je salue à ce titre l'engagement de Mme la ministre de porter cette voix auprès de nos voisins. Et, parce que le comportement humain est au coeur de la naissance même de la fausse information, il nous faut impliquer davantage la société civile pour la sensibiliser aux règles de fonctionnement des réseaux sociaux.

Mes chers collègues, savez-vous que le mot post-vérité a été désigné mot de l'année en 2016 par le dictionnaire d'Oxford pour décrire l'ère dans laquelle nous sommes entrés, celle des faits alternatifs, celle qui ne fait plus de la vérité une valeur fondamentale, mais une valeur secondaire, anecdotique ? Si, comme le disait Victor Hugo, « la rumeur est la fumée du bruit », il est désormais urgent d'éteindre l'incendie. Notre démocratie est fragile. Nous en sommes les représentants et nous avons à ce titre le devoir de la défendre et de la protéger. C'est ce que nous ferons, en responsabilité.

4 commentaires :

Le 12/06/2018 à 18:45, Laïc1 a dit :

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"Au siècle des Lumières déjà, Jean-Charles Lenoir, lieutenant général de police de Paris sous Louis XVI, en témoignait avec justesse. Il décrit le risque de la contagion du bruit public, tout particulièrement lorsqu'il s'insinue dans les jeux de pouvoir et dans les affaires de la cour : « Rien ne circule plus vite qu'un trait d'esprit et qu'une épigramme, bonne ou mordante, spécialement quand la satire a pour objet un grand personnage, un homme en place ou distingué », relatait-il avec lucidité."

Vive notre bon roi Louis 16 alors ? Injustement calomnié par la vindicte populaire, ces sataniques républicains...

Vous trouvez ce commentaire constructif : non neutre oui

Le 12/06/2018 à 18:51, Laïc1 a dit :

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"Ce sont désormais des millions de Français, et avec eux les millions d'internautes à travers le monde, qui peuvent en quelques clics, à tout moment, en tout lieu, diffuser des articles ou des écrits, réagir à l'actualité quasi instantanément."

Et alors, c'est interdit ? Vive la liberté d'expression.

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Le 12/06/2018 à 18:54, Laïc1 a dit :

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"Ainsi, la propagande grossière a-t-elle cédé le pas à une manipulation plus subtile, maîtrisée, à des stratégies d'influence empruntant les codes classiques de la communication."

C'est cela, on commente, donc on fait de la manipulation, j'y crois pas, et après c'est cette classe politique égocentrique et narcissique qui se plaint de la perte de confiance du citoyen, alors qu'elle fait tout pour jeter la suspicion sur lui, et n'a qu'un objectif, le faire taire, en disant que tout ce qu'il dit n'est que manipulation et propagande, lamentable.

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Le 12/06/2018 à 18:57, Laïc1 a dit :

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"celle qui ne fait plus de la vérité une valeur fondamentale, mais une valeur secondaire, anecdotique ?"

Belle description de la classe politique intellectuellement corrompue.

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