Intervention de François Mariotti

Réunion du jeudi 31 mai 2018 à 11h15
Commission d'enquête sur l'alimentation industrielle : qualité nutritionnelle, rôle dans l'émergence de pathologies chroniques, impact social et environnemental de sa provenance

François Mariotti, professeur à AgroTechParis (UFR de biologie et nutrition humaine), président du comité d'experts spécialisé Nutrition humaine auprès de l'ANSES :

Je souhaite en préambule rappeler ce qu'est la notion fondamentale de qualité nutritionnelle et comment on peut l'appréhender au regard des pathologies chroniques qui intéressent votre commission et vous montrer ainsi la complexité de la chose, avant de dire ce que l'on peut penser de la qualité nutritionnelle de l'offre alimentaire actuelle et de son évolution récente ou en cours.

Dans le terme « qualité nutritionnelle », l'adjectif se rapporte à la nutrition et non aux nutriments. La distinction a son importance parce que la nutrition, c'est plus que les nutriments : c'est la science qui s'intéresse aux relations entre l'alimentation et la santé. Ce qui complique la chose, c'est que l'étude doit se faire à plusieurs niveaux. Les régimes forment l'échelle la plus globale, puis viennent les grands groupes d'aliments consommés – fruits et légumes par exemple – puis des sous-groupes, les aliments eux-mêmes et ensuite les nutriments et les autres substances apportés par ces aliments et cette alimentation.

On met souvent l'accent sur l'échelle des nutriments, mais il est fondamental de savoir que ce que l'on connaît le mieux, on le connaît à l'échelle des régimes. Ce qui est connu, en nutrition, avec le plus haut niveau de preuve, ce sont les effets favorables du régime méditerranéen sur la santé : on a des données d'observations épidémiologiques et des données d'intervention sur les populations et l'on sait que ce régime réduit l'occurrence des pathologies chroniques qui vous intéressent. On a aussi un niveau de preuve très élevé sur des régimes que l'on qualifie épidémiologiquement de « prudents » ou d'« optimisés », tels les régimes produits dans le cadre de la révision des repères du PNNS sous l'égide du comité d'experts spécialisé que je préside. On a aussi un assez bon niveau de preuve sur les groupes d'aliments – les fruits et légumes, les noix et les fruits à coque, les légumineuses.

Pour les nutriments, le niveau de preuves est le plus souvent plus faible, et il est aussi beaucoup plus difficile de le mettre en perspective. Je pourrai vous parler longtemps des vertus comparées de l'acide myristique, de l'acide palmitique et de l'acide alphalinoleïque, mais si on en sait un peu, on a moins de certitudes et, surtout, on constate que tout dépend de ce par quoi ces nutriments sont apportés, des autres substances avec lesquelles ils sont apportés, et de la manière dont ils s'intègrent dans un régime général.

En résumé, il est difficile d'évaluer la qualité nutritionnelle – dans le sens des relations entre l'alimentation et de la santé – d'aliments ou d'une série d'aliments pris isolément, sur la base de leurs caractéristiques intrinsèques. Je peux dire si tels aliments me semblent plutôt bons ou plutôt moins bons pour la santé, mais ces indices sont parcellaires et la véritable qualité nutritionnelle ne doit pas être envisagée de la sorte.

Un aliment qui a une bonne qualité nutritionnelle est un aliment dont la consommation a un effet bénéfique sur la qualité du régime des individus et des populations. Cela signifie que pour cerner la qualité d'un aliment, il faut le projeter en régime et y définir sa place.

Si l'on compare l'huile d'olive et le ketchup, certains indices agrégés d'évaluation de la qualité nutritionnelle montreront que ce sont deux aliments de médiocre qualité nutritionnelle. C'est le cas, mais cela ne peut satisfaire le nutritionniste, parce qu'il se trouve que l'huile d'olive a une inscription dans le régime méditerranéen dont on sait les bénéfices, et parce que l'on sait aussi – au plus haut niveau de preuve, ce qui commence à être assez convaincant – qu'il existe des relations épidémiologiques favorables entre la consommation d'huile d'olive et la santé, alors que le ketchup est un aliment de junk food intégré dans des régimes occidentaux avec de mauvais profils globaux. Il faut donc avoir à l'esprit l'usage qui est fait d'un aliment, à la place de quoi on le consomme et comment il s'intègre dans un régime global. Mais on peut néanmoins descendre au niveau des nutriments pour analyser si la consommation de cet aliment contribue à l'apport de nutriments indispensables, et donc à couvrir un besoin indispensable, également favorable à la santé ou si, au contraire, cette consommation contribue à l'apport de substances en quantité excédentaire et donc délétère.

Je prendrai pour autre exemple celui des boissons sucrées. On peut dire qu'elles sont mauvaises pour la santé parce qu'elles sont sucrées mais, ce disant, on se trompe – non de diagnostic mais de méthode, car si on la suit, on dira que les fruits ont une mauvaise qualité nutritionnelle. Cette approche, connue des nutritionnistes sous le vocable de « nutritionnisme », réduit un aliment à quelques caractéristiques parcellaires intrinsèques, sans le remettre en situation.

Oui, les boissons sucrées sont mauvaises pour la santé. Elles le sont effectivement parce qu'elles sont sucrées, mais aussi parce qu'elles sont proposées en grandes portions dans de grands contenants, parce que ce sont des liquides, ce qui favorise la surconsommation, et parce qu'elles sont consommées entre les repas, proposées en tout temps à grand renfort de marketing. Une analyse nutritionnelle un peu plus poussée montre aussi que les boissons sucrées contribuent aux apports excessifs en sucre : les gens qui consomment trop de sucre de manière générale le font parce qu'ils consomment trop de boissons sucrées et trop de produits dans lesquels on a ajouté du sucre. La consommation de fruits ne contribue pas aux apports excessifs en sucre – là est la grande différence.

Aussi, plutôt que de se perdre dans le détail de considérations parcellaires sur tels nutriments, telles substances et tels contaminants, plutôt que de décontextualiser par réductionnisme, il importe de dire aux gens ce qu'ils doivent manger dans la globalité des régimes que l'on sait favorables. Il faut leur donner le schéma général de la pyramide alimentaire favorable, en leur disant ce qui doit faire la base de leur alimentation ; ce qu'ils doivent consommer moins souvent et en plus petite quantité ; ce qu'ils peuvent consommer exceptionnellement, en petite quantité. Pour l'instant, comme vous l'avez dit, les gens sont perdus : on leur raconte toutes sortes de choses, on les noie dans les détails mais ils ne savent plus quelle devrait être la base de leur alimentation.

Que dire, sur cette base, de la qualité nutritionnelle de l'offre alimentaire, notamment sous l'influence des opérateurs industriels ? Que l'obésité et les maladies chroniques associées soient éminemment multifactorielles, comme cela vous a été dit, ne doit pas conduire à minimiser le rôle crucial de la qualité de l'offre alimentaire.

Le problème de fond tient à ce que les industriels ne vendent pas des régimes mais des aliments, et que les gens composent leur régime à partir de ces aliments – si bien qu'il est même difficile de parler d'alimentation industrielle, puisqu'il y a une offre industrielle d'aliments proposés pour composer une alimentation par des opérateurs concurrents. Mon point de vue, largement partagé, est que l'on a tiré les gens vers le bas avec une force prodigieuse. L'être humain a été sélectionné pour survivre à la disette et il a de ce fait une appétence incroyable pour les calories : il sait les détecter, il a du goût pour le sucre et son ingestion active des signaux de récompense dans son cerveau primaire. Les individus ou les populations qui mangent bien sont ceux qui appartiennent à une communauté ayant développé une culture des compétences culturelles en matière d'alimentation, avec des constructions supérieures – l'hédonisme par exemple. Ils savent qu'un aliment bon au goût est un aliment qui a une richesse organoleptique, pas un aliment simplement sucré.

Soit on s'adresse à des dimensions supérieures de l'humanité, soit on s'adresse à des constructions un peu plus primaires de la constitution humaine. En l'espèce, l'offre alimentaire s'adresse à notre cerveau primaire, en proposant de grosses portions qui, étant donné le nombre de calories par gramme et le volume d'aliments proposés, ont une densité énergétique invraisemblable. L'évolution historique de la taille des portions alimentaires dans les sociétés occidentales modernes est dantesque ! De plus, sont très souvent proposés des aliments en consommation rapide sous forme de grignotage à forte densité calorique et de boissons qui favorisent l'ingestion rapide, et les gens en consomment d'autant plus qu'ils sont déclinés dans une infinie variété de parfums et de formes. L'offre alimentaire est envahie par ces produits ; c'est assez effrayant.

Certains opérateurs, repris peut-être par un sens de responsabilité sociale, essayent de revoir vertueusement la composition de leurs produits, mais globalement les révisions des recettes de l'ensemble des opérateurs n'ont pas fonctionné et les chartes nutritionnelles n'ont pas conduit à la modification des consommations. En dépit des ajustements, les apports en nutriments – sucre, sel… – ne diffèrent de ce qu'ils étaient précédemment que dans des proportions négligeables, non significatives en termes de santé publique. C'est parce que l'on a fait trop peu, trop peu souvent, probablement aussi en raison d'une communication nutritionnelle associée indue étant la faible différence de qualité nutritionnelle des produits, enfin parce que tout cela a été fait de manière très parcellaire.

Prenons pour finir l'exemple des chips. On constate d'abord qu'il n'y a pas un magasin d'alimentation, quel que soit son type, qui n'en vende pas. On constate aussi qu'il existe 50, 100, peut-être 150 variétés de chips aux aromatisations diverses, vendues dans des versions différentes par paquets énormes – et je pèse mes mots – en termes de densité énergétique. Certes, me dira-t-on, mais vous n'êtes pas censé en manger l'entier contenu ; peut-être, mais on vous vend ces paquets qui contiennent de 600 à 1 500 calories et qui sont des bombes atomiques énergétiques. Alors, que faire ?

Une option consiste à fabriquer des chips allégées. C'est la révision des recettes, et cela a été fait, je vous rassure – ou je vous inquiète… Pour proposer des chips dites allégées, on réduit de 30 % leur teneur en matière grasse. Cela paraît être une bonne chose, mais pourquoi donc 30 % ? Parce que le législateur a fixé que l'on ne peut pas communiquer sur la réduction des matières grasses si elle n'est pas de 30 % au moins. En conséquence, on réduit les apports dans cette proportion pour pouvoir apposer la mention « allégé » sur le gros paquet de chips dont la taille n'a pas changé – et dont le contenu énergétique n'est que de 10 % inférieur à ce qu'il était auparavant. Vous voyez se refermer impitoyablement le piège nutritionnel mis à l'oeuvre en déculpabilisant le consommateur, qui mange un aliment dit « allégé », dont le contenu énergétique est de 10 % moindre seulement.

Est-il alors préférable de manger des chips normales ? Peut-être, mais en très petite quantité et exceptionnellement.

Ce qui vaut mieux, et de loin, c'est que les gens qui veulent faire une collation, plutôt que de manger des chips, optent pour des aliments insérés dans un ensemble nutritionnel de régime tels que des fruits à coques bruts – sans matières grasses ni sel ni sucre ajoutés et sans, non plus, de ces si étonnants enrobages. Si l'on goûte ces fruits à coque, sans se contenter de les manger pour répondre à un impératif énergétique, on constate en premier lieu que c'est très bon sur le plan organoleptique, et l'on sait aussi que c'est bon pour la santé. Le niveau de preuve est très haut sur le fait que la consommation de fruits à coque et de graines oléagineuses est favorable à la réduction des pathologies chroniques qui vous intéressent ; personne ne dira le contraire. Bien sûr, il faut rester raisonnable, qu'il s'agisse de la taille des portions ou des moments et des fréquences de consommation, mais il y a là un levier manifeste d'action nutritionnelle au sens large.

Ma vision de la nutrition est une vision globale de l'alimentation, axée sur les régimes, les groupes d'aliments, sur ce que l'on sait avec le plus haut niveau de preuve et qui est manipulable. Cela implique une communication sur l'éducation nutritionnelle qui ne porte pas sur la teneur de tel aliment en tels nutriments ou sur la réduction de telle substance mais sur des critères supérieurs et simples : une pyramide alimentaire, c'est très simple à expliquer. D'autre part, il est important de trouver les moyens de valoriser des groupes d'aliments dont on sait qu'ils sont favorables à la santé, en visant une consommation sous une forme faiblement transformée, avec un nombre réduit d'ingrédients simples. Trouver les moyens de valoriser cette consommation à l'échelle d'une inscription large dans les régimes serait faire un bon ouvrage.

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