Je souhaite commencer par la notion de vérité qui, à mes yeux, est au coeur du problème. La science dit-elle la vérité ? Il me semble qu'il ne faut pas prendre différemment les sciences sociales, que je pratique, et les sciences physiques, que j'ai observées mais, au contraire, les penser ensemble.
Depuis un demi-siècle et les travaux d'un philosophe nommé Thomas Kuhn, il est communément admis que la science se développe au sein de paradigmes, c'est-à-dire de valeurs, de normes, de pratiques qui permettent de définir ce qui est juste ou non. Thomas Kuhn montre que si la science se développe au sein de paradigmes, ceux-ci régulièrement entrent en crise et se succèdent. En d'autres termes, il ne sert à rien de se demander si la physique newtonienne est juste ou non. Elle est tout à fait capable de décrire la chute des pommes ; elle rencontrera plus de difficultés à décrire les interactions entre les particules des noyaux des atomes. Inversement, la physique quantique est assez peu efficace pour étudier la chute des pommes.
Poursuivons sur ces considérations épistémologiques avec les réflexions de Donna Haraway, une chercheuse étasunienne, qui considère que tous les savoirs sont partiels et partiaux. Il n'y a pas d'êtres omniscients, les scientifiques ne sont pas des dieux, mais des individus sociaux dont la sociabilisation influe sur leur travail et sur les savoirs qu'ils produisent. Dès lors, il ne s'agit pas d'être relativiste, de conclure que tout se vaut ou que les scientifiques ne disent rien d'intéressant et qu'il n'y a pas de différence entre sciences et croyances, mais de prendre en compte que l'ensemble des productions savantes sont traversées par des rapports de pouvoir et que les productions savantes contribuent à les renforcer ou, parfois, à les déplacer.
La question au coeur de ma recherche est celle-ci : que font les salariés de l'Andra quand ils travaillent à montrer la sûreté d'un stockage géologique, étant entendu que montrer la sûreté d'un stockage géologique revient à étudier l'évolution d'un ouvrage sur des temporalités qui se comptent en centaines, voire en millions d'années. Induit par la décroissance radiologique des radionucléides contenus dans les déchets destinés à être enfouis, ce temps long confère une spécificité au stockage et il pose des questions nouvelles auxquelles se confrontent l'Andra et ses évaluateurs.
La seconde question qui a guidé mon travail de recherche m'a conduit à déterminer de quelle façon les recherches sur la sûreté des projets de stockage ont une influence sur la politique de gestion des déchets nucléaires.
Je suis parti de la loi du 30 décembre 1991 qui positionne la recherche à une place centrale. La transformation des projets de la fin des années 1980 en un projet de recherche durant les années 1990 a été une manière relativement efficace de gouverner un projet industriel qui, à la fin des années 1980, devenait dangereusement politique.
Qu'a fait le Parlement en 1991 ? D'une part, il a reporté à 2006 toutes les décisions sur la gestion des déchets nucléaires de sorte à désamorcer les mobilisations d'opposants de l'enfouissement de la fin des années 1980. D'autre part, en 1991, le Parlement a transformé la question du devenir des déchets nucléaires en une question de recherche. En d'autres termes, il a cherché à dépolitiser la question en confiant à des scientifiques le pouvoir de déterminer la bonne solution de la gestion des déchets nucléaires.
La loi de 1991 a parfois été présentée comme une réouverture de différents possibles par rapport à des choix opérés antérieurement. Il ne faut pas considérer, me semble-t-il, les trois voies de recherche qui figurent dans la loi de 1991 comme trois options. Certes, des parlementaires ont peut-être cru qu'il existait trois voies optionnelles ; mais à l'Andra, comme au Commissariat de l'énergie atomique (CEA) ou à la direction générale de l'énergie et des matières premières (DGEMP), ancêtre de la direction générale de l'énergie et du climat (DGEC), jamais personne n'a envisagé qu'il puisse y avoir des options alternatives au stockage géologique. À partir des années 1990, un important travail des salariés de l'Andra et du CEA a été lancé, une sorte de lobbying destiné à convaincre leurs interlocuteurs qu'il n'y avait pas d'alternative au stockage. Par ailleurs, le CEA, en charge des études relatives à l'entreposage des déchets en surface, n'a jamais étudié cette option en tant que solution susceptible de devenir pérenne. De fait, quand, en 2006, il a fallu évaluer les recherches effectuées dans le cadre de la loi de 1991, l'enfouissement était la seule solution qui semblait raisonnable puisqu'elle était la seule à avoir été étudiée.
L'entreposage des déchets en surface serait-il moins problématique que le stockage géologique ? C'est une question difficile, dont je ne sais à peu près rien si ce n'est que la gestion capitaliste des dossiers nucléaires consiste à optimiser la gestion des déchets, en d'autres termes, à mettre en balance des mesures qui permettent d'accroître la sûreté et des mesures qui consistent à réduire les coûts du stockage. On revient toujours à une mise en balance d'impératifs de sûreté et d'impératifs économiques. C'est là un élément central parmi ceux que je développe dans ma thèse.
Une étude suédoise de la fin des années 1980 éclaire ce point, qui cherche à optimiser l'épaisseur de la paroi des colis de stockage. Les ingénieurs suédois étudient alors deux options : les colis ont une épaisseur soit d'un centimètre, soit de dix centimètres. Pour ces deux options, ils calculent le temps de la dégradation des colis et l'impact radiologique en surface. Sans surprise, ils concluent qu'une épaisseur de dix centimètres réduit l'impact et rallonge le temps mis par les radionucléides pour arriver en surface.
L'étude révèle aussi que l'impact radiologique en surface reste toujours inférieur à la limite réglementaire lorsque la paroi des colis fait un centimètre. La recommandation de cette étude vise à retenir une épaisseur d'un centimètre, dont le coût en cuivre serait bien moins élevé. Ce qui était vrai pour cette étude et vrai d'une façon plus large.
Cela nous conduit à la focalisation réglementaire sur l'impact radiologique en surface. L'impact radiologique maximal du stockage en surface est aujourd'hui l'unique critère quantitatif de l'évaluation de sûreté. C'est un point important en ce qu'il permet une certaine souplesse dans le choix des sites de stockage. En Suède et en Finlande, les sous-sols sont composés uniquement de granit, d'un granit qui retient peu les radionucléides. Dans ces pays, les colis des déchets assurent quasiment à eux seuls la qualité du stockage. En France, la situation est assez différente, les sous-sols comprennent des formations géologiques dont les qualités de rétention des radionucléides sont a priori meilleures. Selon les concepts développés par l'Andra, la roche assure une part de la sûreté du stockage. Les exemples suédois et finlandais montrent qu'il est possible, a priori, d'envisager un stockage à peu près n'importe où, à condition d'y mettre le prix, c'est-à-dire d'avoir des colis suffisamment chers pour assurer la rétention des radionucléides. Implanter un stockage dans une zone où la géologie joue un rôle en termes de sûreté permet de diminuer l'épaisseur des colis et donc leur coût. Le fait que la réglementation soit focalisée sur l'impact radiologique en surface autorise une certaine souplesse et permet donc d'implanter un stockage dans une zone où l'opposition sociale au projet serait mimine. C'est ainsi que dans le choix des sites, on a toujours une mise en balance entre les impératifs de sûreté, économiques et d'acceptation sociale.
Dès lors, que signifie démontrer la sûreté d'un projet de stockage ? Que font les chercheurs et ingénieurs de l'Andra quand ils travaillent à démontrer la sûreté d'un tel projet ? Ils étudient la géologie, la chimie, la physique des matériaux, les couplages entre différents phénomènes et les couplages de phénomènes qui interviennent à des échelles spatiales différentes. Ils développent des outils d'analyse de sûreté, construisent des scénarios, conçoivent des concepts de stockage, écrivent des rapports et réalisent des calculs d'impact – ma liste n'est pas exhaustive. On constate de nombreuses pratiques savantes. Montrer la sûreté d'un stockage c'est montrer que l'on a entrepris tout ce qu'il est possible d'entreprendre pour comprendre l'évolution d'un stockage. Depuis des décennies, l'Andra étudie la faisabilité d'un stockage ; elle a ainsi capitalisé une expertise sur la physique du stockage qui est bien plus grande que l'expertise de l'ensemble de ses évaluateurs.
Pour autant, un basculement se produit au début des années 2000 – c'est ce qui m'a particulièrement intéressé dans mon travail. Jusqu'alors, l'Andra et ses évaluateurs nourrissaient l'espoir de parvenir à modéliser de façon exhaustive l'ensemble des phénomènes influant sur la sûreté du stockage. Ils espéraient ainsi trouver un outil numérique de calcul destiné à déterminer, en prenant en compte tous les phénomènes, l'impact radiologique du stockage en surface. Au début des années 2000, l'Andra abandonne cet espoir. L'Agence modifie alors sa manière d'aborder la sûreté du stockage et reconnaît publiquement l'inéluctable incertitude qui pèse sur les évolutions du stockage en raison de la quasi-infinité du temps nécessaire à la décroissance des radionucléides. Ce basculement a ceci de remarquable qu'il entraîne une double conclusion des rapports de l'Andra : d'une part, un stockage sûr est possible ; d'autre part, la poursuite des recherches permettra de lever les incertitudes qui inévitablement subsistent. La difficulté de l'Andra de sortir de cette phase de recherche due aux inexorables incertitudes liées à la nature des déchets nucléaires et au temps qu'ils mettent en jeu est, à mon avis, une clé pour comprendre l'embourbement actuel de la procédure d'autorisation du Centre industriel de stockage géologique (Cigéo).