Monsieur le président, mes chers collègues, j'aimerais vous convaincre qu'il est nécessaire de créer une commission d'enquête parlementaire sur les groupuscules prônant la violence. Cette conviction, je crois pouvoir l'affirmer, est partagée par l'ensemble des groupes de l'opposition, comme l'ont montré nos travaux en commission.
Un argument est revenu avec force durant nos débats : la violence de ces groupuscules constitue une atteinte à la liberté de manifester. Ma sensibilité politique ne me pousse pas spontanément à descendre dans la rue, je l'avoue. Il est toutefois inutile d'être un syndicaliste chevronné pour comprendre que la présence de ces groupes violents pénalise d'abord les manifestants pacifiques. Non seulement ils risquent d'être pris à partie ou blessés, mais leur message est totalement occulté, au point que certains renoncent à participer aux manifestations. Comment ne pas les comprendre ?
Comment ne pas comprendre, surtout, le ras-le-bol de tous ceux dont les quartiers sont régulièrement mis à sac, et le désespoir de ces commerçants qui voient disparaître des années de travail dans un déluge de coups ? Comment ne pas comprendre l'étonnement, voire la colère des Français, face à ces scènes de saccage ? Comment ne pas comprendre la stupéfaction des pays étrangers, quand leur parviennent des images de Paris en proie aux violences ?
Rares sont désormais les grands rassemblements qui ne sont pas émaillés de violences. Un paroxysme a sans doute été atteint lors des manifestations contre la loi El Khomri ou, plus récemment, lors des manifestations du 1er mai. Il a fallu le sang-froid et le professionnalisme des forces de l'ordre pour éviter que le bilan humain et matériel ne soit plus lourd. De l'aveu même du ministre de l'intérieur, on n'avait jamais vu autant de « black blocs » dans une manifestation.
Comment expliquer que des individus vêtus de noir, cagoulés et munis de marteaux et d'engins incendiaires aient pu infiltrer le cortège de tête, et ce en aussi grand nombre ? Il en était annoncé entre 400 et 600 : on en a vu le double. À elles seules, ces deux questions justifient la création de cette commission d'enquête parlementaire.
Toutefois, je ne veux pas limiter nos travaux au maintien de l'ordre ni à la recherche des responsabilités des uns ou des autres. Bien sûr, des questions se posent et il faudra y apporter des réponses. Pourquoi les forces de l'ordre n'interviennent-elles pas plus tôt ? Pourquoi ne filtre-t-on pas les accès aux défilés ? Pourquoi ne mobilise-t-on pas davantage l'arsenal juridique existant, notamment les dispositions sanctionnant la participation à un groupement en vue de préparer des violences ? Il est également inévitable que nous nous interrogions sur les conséquences de la fin de l'état d'urgence.
Toutefois, à mes yeux, l'enjeu est plus vaste : si analyser ce qui s'est passé est essentiel, comprendre les causes profondes de cette radicalité politique en plein essor l'est encore davantage. La rue, l'université ou les sites des grands projets d'infrastructure sont devenus le théâtre d'opération de ces groupuscules, qui évoluent aux extrêmes marges de la vie politique. Si cet activisme violent a toujours existé, il connaît depuis quelques années une forme de renouveau inquiétant.
Combien sont-ils vraiment ? Nul ne le sait précisément : 2 000 à 3 000 à l'ultragauche ; autant à l'ultradroite, dit-on. Qui sont ces activistes souvent diplômés et issus des classes non défavorisées ? De quels moyens disposent-ils ? Comment sont-ils recrutés ? Quels sont leurs buts politiques ? Et à quoi faut-il s'attendre de leur part dans les mois à venir ? Ce sont là des questions essentielles au moment où la France – comme l'Europe, du reste – connaît un climat social de plus en plus délétère.
Vous le savez, une partie de notre jeunesse ne se reconnaît plus dans la politique. Elle rejette l'État, ses institutions et toute forme d'autorité s'y rapportant. À ses yeux, le débat et les élections démocratiques sont des outils de désinformation et d'oppression des peuples. Cette jeunesse ultra-politisée n'a qu'un recours pour parvenir à ses fins : la violence. Et par violence, je parle non pas uniquement des attaques contre les symboles de l'État et du capitalisme, mais aussi des attaques contre les personnes, forces de l'ordre en tête.
Bon nombre d'activistes, notamment d'ultragauche, considèrent que tuer un policier est une cause parfaitement honorable. Nous gardons tous en mémoire ces images de policiers s'extirpant de justesse de leur voiture incendiée par des militants antifascistes. C'était il y a deux ans, quai de Valmy, à Paris. Loin d'être un fait isolé, cette agression illustre le jusqu'au-boutisme dont sont capables ces groupuscules.
Permettez-moi de m'arrêter un instant sur le terme « groupuscule », dont le caractère trop imprécis m'a été reproché par le groupe majoritaire de cette assemblée : il serait inutile d'étudier les choses que nous ne pouvons clairement nommer. Pour ma part, j'aurais cru que c'était l'inverse ! C'est parce que nous n'appréhendons pas suffisamment ce phénomène, qu'il faut convoquer l'aide de la recherche scientifique, des forces de l'ordre, des syndicats, des organisations de jeunesse et de tous les acteurs concernés.
D'ailleurs, si ces groupuscules qui, comme chacun le sait, ne se signalent pas à la préfecture avant d'agir, étaient si bien identifiés, le ministère de l'intérieur lui-même aurait sans doute mieux préparé leur arrivée en nombre le 1er mai dernier. Ce qui pose la question de leur dissolution. Le Premier ministre s'est engagé à dissoudre les groupes à l'oeuvre ce jour-là. Les a-t-on seulement identifiés avec précision ? Si tel est cas, où en sont les procédures de dissolution ? Et comment garantir qu'ils ne réapparaîtront pas aussitôt sous d'autres formes, comme ce fut le cas pour les groupes d'ultradroite Œuvre française et Jeunesses nationalistes ?
Les questions se multiplient à l'infini. C'est l'objet même d'une commission d'enquête que de tenter d'y répondre. Je connais les réticences de la majorité sur le sujet. D'aucuns craignent que l'action du ministre de l'intérieur ne soit mise en cause. Or le principe même d'une responsabilité, c'est d'être interrogée, discutée et, pourquoi pas, critiquée. Il ne faut pas avoir peur du débat en démocratie. Qu'ils se rassurent, toutefois : les alternances politiques successives n'ont pas permis de régler la question, preuve que le problème n'est pas politique, mais qu'il relève d'une difficulté à appréhender le phénomène. Nul n'est mieux placé qu'un autre sur ces bancs pour donner des leçons. Il n'y aura donc pas de procès ad hominem.
D'autres estiment qu'il est urgent d'attendre les conclusions d'un groupe de travail que le ministre de l'intérieur a convoqué sur le sujet. Je me fais une trop haute idée du rôle de notre assemblée pour me satisfaire d'une telle explication – j'espère que ce sera également votre cas, mes chers collègues. Je ne minimise pas les mérites des experts convoqués par le ministre, mais il me semble normal que la représentation nationale se saisisse elle-même, et en toute indépendance, d'une affaire aussi grave que celle-ci. Sinon, à quoi servons-nous ?
Sur les bancs de l'opposition, nous avons choisi de mettre de côté nos différences pour reconnaître qu'il s'agit d'un sujet essentiel qui mérite la création d'une commission d'enquête. Ensemble, nous reconnaissons que la violence qui anime ces groupuscules nuit à la liberté de manifester et constitue une menace sérieuse contre la société. Ensemble, nous voulons comprendre ce phénomène en plein essor et trouver les solutions pour le combattre efficacement.
Désormais, la balle est dans le camp de la majorité. Allez-vous reconnaître avec nous que la lutte contre les groupuscules violents est une priorité ou, à l'inverse, considérer qu'il s'agit d'un enjeu secondaire qui, au fond, ne mérite pas que l'on s'y attarde davantage ? Je vous demande, mes chers collègues, de prendre la mesure de l'enjeu et d'adhérer à cette proposition de résolution. Comme nous, les Français s'interrogent : à nous de répondre à leur attente.