Monsieur le président, je vous remercie d'offrir à notre organisation l'opportunité de donner son avis sur l'important sujet de l'alimentation et, en particulier, de l'alimentation industrielle, qui a été de nouveau au coeur de l'actualité la semaine dernière.
Comme vous l'avez indiqué, le WWF s'implique fortement sur le sujet de l'alimentation industrielle, qui peut paraître assez éloigné de nos activités historiques que sont la protection des animaux et celle de la nature. Mais lorsqu'on sait que 70 % de la déforestation ou de la perte d'écosystème naturel au niveau mondial est causée par l'extension des terres agricoles et donc, indirectement, par nos modes de production et de consommation alimentaires, on voit bien que tel n'est pas le cas.
Pour préserver les espaces naturels sauvages et sauver des espèces menacées comme l'orang-outang, l'éléphant ou, en Amérique du Sud, le jaguar, il est essentiel de travailler sur les questions alimentaires et agricoles et particulièrement sur celle de l'alimentation industrielle.
Qu'entend-on par alimentation industrielle ? Cette notion n'est pas univoque car elle peut désigner une alimentation fabriquée dans des usines à partir de produits ultra-transformés ayant nécessité l'intervention de nombreux intermédiaires, mais aussi une alimentation issue de l'agriculture dite « industrielle ».
Elle revêt donc une certaine complexité, puisqu'une alimentation industrielle très transformée peut être issue de produits à l'origine très sains, comme c'est le cas pour certains produits végétaux issus de l'agriculture biologique qui, après avoir été transformés, n'ont plus que de piètres qualités nutritionnelles.
Je vais centrer mon exposé sur l'impact environnemental causé par l'alimentation industrielle, puisque les intervenants que vous avez déjà auditionnés ont dû traiter en profondeur la partie nutritionnelle et l'influence de l'alimentation industrielle dans le développement des maladies non transmissibles.
Les impacts environnementaux de l'alimentation ultra-transformée sont essentiellement causés par la production agricole. Ceux causés par le process industriel sont moindres car l'industrie agroalimentaire a fait ces dernières années de gros efforts pour maîtriser ses consommations d'eau et d'énergie et limiter ses émissions de CO2, dans le but d'améliorer sa compétitivité face à la concurrence mondiale.
On considère généralement que 80 % des impacts environnementaux sont dus à l'amont agricole plutôt qu'à la transformation et à la distribution. En revanche, parce qu'il produit des aliments qui doivent avoir des qualités constantes tant pour l'aspect et le goût que pour la valeur nutritionnelle, le système agroalimentaire industriel exige une standardisation très poussée des matières premières agricoles qui lui sont fournies.
Cette exigence est l'une des causes des impacts environnementaux puisque, pour assurer le niveau uniforme de qualité – parler de propriété serait plus exact – que nécessite la production agricole, il est nécessaire de faire un usage massif de pesticides et d'engrais azotés et de recourir à des techniques agricoles de plus en plus standardisées.
Les conséquences de ces techniques agricoles sont connues : une diminution de 30 % de la population d'oiseaux des champs au cours des quinze dernières années et de 80 % de celle des insectes selon une étude allemande parue il y a quelques mois, ainsi qu'une uniformisation des paysages due à la culture de plus grandes surfaces selon des méthodes fortement standardisées.
Je donnerai quelques exemples de cette standardisation des matières premières. Dans les supermarchés ne sont vendues que des bananes entièrement jaunes, sans aucune tache ni trace de coups, qui sont semblables aux bananes en plastique servant à jouer à la dinette ! Pour obtenir des bananes comme celles-là, il faut employer des doses importantes de pesticides. Pourtant, ces petites taches brunes sur la peau des bananes sont naturelles et, étant donné l'épaisseur de la peau de ce fruit, elles n'altèrent ni son goût ni ses propriétés nutritionnelles.
Avec certaines entreprises avec lesquelles nous travaillons, comme la Compagnie fruitière, nous avons pu démontrer que si la grande distribution acceptait d'offrir aux consommateurs des bananes piquées de quelques taches brunes, la quantité de pesticides utilisée dans les champs pourrait facilement être diminuée de 70 %.
De même, produire des blés qui soient facilement panifiables ou utilisables par l'industrie agroalimentaire nécessite d'utiliser des variétés qui soient constantes.
En France, on ne cultive plus qu'une dizaine de variétés de blés, et ces variétés sont pour la plupart très sensibles aux attaques de parasites et de champignons. Leur culture oblige de surcroît à utiliser des raccourcisseurs de paille servant à limiter la hauteur des blés afin de les moissonner plus aisément et d'éviter le phénomène de « verse » lors des fortes tempêtes, car ces blés sont si productifs que leurs épis, trop lourds, tombent sous l'effet du vent ou de fortes pluies.
Ce sont là quelques exemples des effets délétères de la standardisation de l'alimentation sur les matières premières agricoles.
Cette standardisation a de surcroît pour résultat d'encourager l'industrie agroalimentaire à proposer aux agriculteurs des prix d'achat toujours plus bas. Il ne faut d'ailleurs pas jeter la pierre uniquement à l'industrie agroalimentaire. Le système de la grande distribution a aussi une part de responsabilité en raison de la pression qu'elle exerce sur les producteurs agricoles mais aussi sur les grandes marques nationales de l'agroalimentaire.
Ces prix de plus en plus bas se répercutent sur les agriculteurs français ainsi que sur les agriculteurs qui, au niveau mondial, fournissent l'industrie agroalimentaire.
Ils ne les incitent pas non plus à mettre en place des pratiques agricoles « vertueuses », meilleures pour l'environnement et plus économes en ressources naturelles, et ce d'autant moins que l'environnement n'entre malheureusement pas dans les comptabilités des entreprises et encore moins dans celles des exploitations agricoles.
Un dernier effet de la standardisation de nos modes d'alimentation et des matières premières agricoles destinées à l'industrie agroalimentaire est que le consommateur final n'a plus de contact avec les modes de production agricole et avec l'agriculture, les transformations successives des produits agricoles initiaux ayant totalement modifié leurs propriétés.
Quand on mange un produit ultra-transformé comme une barre chocolatée – j'aurais aussi pu citer une pâte à tartiner, mais sa composition commence à être connue – il est extrêmement difficile de faire un rapprochement avec les modes de production des matières premières agricoles. La liste de ses ingrédients est déjà assez obscure, mais connaître la provenance des ingrédients, leurs modes de production et leurs impacts environnementaux est pour le consommateur encore plus complexe.
Ces aliments très transformés « coupent » ainsi le consommateur de l'agriculture et de l'origine de la production agricole et ne lui permettent pas d'en connaître l'impact environnemental et socio-économique.
Ce mode d'alimentation génère peut-être aussi inconsciemment une plus grande propension au gaspillage, puisque les consommateurs ne sont plus informés de la manière dont l'alimentation est produite, ni de ses effets négatifs ou positifs tant au niveau socio-économique qu'au niveau local.
Comme l'alimentation, dont le coût est toujours plus bas, représente en France à peine un peu plus de 10 % du budget des ménages, le gaspillage alimentaire de ces derniers ne diminue que très peu. Si la réglementation sur le gaspillage alimentaire de la grande distribution est désormais assez efficace, le gaspillage des ménages reste en effet très élevé : chaque Français jetant en moyenne un peu plus de 30 kilos de nourriture par an, dont une partie encore emballée.
Veillons cependant à ne pas trop noircir le tableau car l'industrialisation de l'alimentation a aussi des effets bénéfiques.
D'abord, la presque totalité de la production de matières premières agricoles est utilisée à des fins alimentaires ou autres, ce que l'agriculture ne faisait pas auparavant. Car notre système agricole est l'une des industries, permettez-moi de l'appeler ainsi, qui gaspille le moins de matière première au monde puisque tout ce qu'elle produit est recyclé, que ce soit pour fertiliser les exploitations agricoles, pour fabriquer des biomatériaux ou produire du biogaz, de la méthanisation et du compost.
Il en va de même pour l'industrie agroalimentaire qui, en recherchant tous ses coûts cachés afin d'atteindre un meilleur niveau de compétitivité, s'efforce de réemployer l'ensemble des sous-produits qu'elle génère en faisant de la méthanisation et du compost ou en les utilisant pour l'alimentation animale, entre autres. L'optimisation des process industriels permet ainsi de limiter le gaspillage.
Un autre aspect positif de l'industrialisation de l'alimentation tient aux effets d'échelle dans l'industrie. La massification de la production et de la distribution alimentaires entraîne en effet une importante diminution de l'émission de gaz à effet de serre et une optimisation des ressources.
A contrario, l'alimentation en circuit court, particulièrement la vente directe à la ferme, peut générer contre toute apparence des émissions de gaz à effet de serre considérables. Si vous prenez votre voiture pour aller acheter votre kilo de pommes dans une exploitation agricole, votre poulet dans une seconde et votre pack de yaourts dans une troisième, les émissions induites par ce mode de consommation seront colossales !
Je caricature peut-être un peu mais, rapportées au kilo d'alimentation, ces émissions sont en tout cas nettement plus importantes que celles que produit un « plein » de courses dans une grande surface, une fois par semaine ou par mois. Le WWF promeut la vente directe mais à la condition qu'elle soit bien organisée et permette d'éviter l'effet pernicieux qu'est l'émission de gaz à effet de serre générée par les nombreux déplacements des consommateurs.
Ainsi, la généralisation de l'agriculture industrielle a l'avantage d'utiliser moins de ressources agricoles, cet avantage étant contrebalancé par ses impacts environnementaux.
Je terminerai sur un impact environnemental qui importe particulièrement au WWF. L'alimentation en France, qu'elle soit industrielle ou non, a des conséquences qui vont bien au-delà de la diminution du nombre d'oiseaux des champs ou d'insectes dans notre seul pays puisque nous importons massivement des matières premières agricoles pour notre système agroalimentaire.
Chaque année, la France importe 3,6 millions de tonnes de soja, majoritairement d'Amérique du Sud. Ce soja importé est l'une des causes majeures de la déforestation et de la conversion d'écosystèmes naturels telles que les savanes du Cerrado et du Gran Chaco, entraînant une perte de biodiversité et des émissions de gaz à effet de serre. Nous nous efforçons de mettre à l'ordre du jour de la Stratégie nationale de lutte contre la déforestation importée (SNDI), ce problème majeur mais mal connu.
Notre pays importe également de plus en plus d'huile de palme pour nourrir les humains et les animaux, et de plus en plus aussi, malheureusement, pour « nourrir » les voitures. On vient d'apprendre que, l'an passé, l'Europe a utilisé plus de 50 % de sa consommation d'huile de palme à des fins non alimentaires. Pour la première fois de son histoire, l'Europe importe plus d'huile de palme pour faire rouler des voitures ou produire de l'électricité que pour nourrir les humains !
La France importe aussi beaucoup de blé et de céréales. Nous exportons des quantités importantes de blé, mais qui ne sont pas de même qualité. La course au rendement amène en effet la France à produire certaines années des blés qui n'ont pas les propriétés permettant, par exemple, la panification, ce qui nous oblige paradoxalement à importer des blés pour fabriquer du pain français.
Et nous allons peut-être importer plusieurs dizaines de milliers de tonnes supplémentaires de boeuf en provenance d'Amérique du Sud malgré un risque majeur de conversion de l'écosystème et de déforestation pour les pays exportateurs.
Les dégradations environnementales ne concernent donc pas uniquement notre environnement proche et « franco-français ». De façon générale, le système agro-industriel a des impacts planétaires dus à notre consommation ainsi qu'à nos exportations de produits agroalimentaires et à notre politique en faveur des agrocarburants.
Puisque ces impacts sont désormais mondiaux, le WWF entend agir au niveau des grandes chaînes d'approvisionnement mondiales afin que les matières premières importées qui sont utilisées par notre système agroalimentaire, comme l'huile de palme et le soja, ne soient plus un facteur de déforestation ou de conversion d'écosystèmes.
Ces impacts mondiaux ne sont cependant pas seulement causés par l'alimentation industrielle mais ils peuvent aussi résulter des circuits courts et de l'alimentation de proximité.
Il en a déjà été question mais je vais donner un dernier exemple. Un poulet fermier, ou un poulet que vous avez acheté à un agriculteur près de chez vous, peut avoir été nourri avec du soja en provenance d'Amérique du Sud, qui a été transporté sur 15 000 kilomètres et dont la culture a concouru à la déforestation. Ce poulet reste un poulet local, ayant grandi et ayant été abattu en France, mais il a généré des impacts globaux.
Aussi entendons-nous intervenir à la fois sur les impacts locaux et sur les effets induits au niveau mondial. Pour atténuer les impacts du système alimentaire à ce dernier niveau, l'une des clefs est d'agir sur le type d'alimentation qui atteint le plus l'environnement, la consommation de protéines animales.
Diminuer sa consommation de protéines animales en leur substituant des protéines végétales ne signifie pas devenir végétarien. Cela signifie manger moins de viande et de la meilleure viande, issue de l'agriculture biologique et n'ayant pas causé de dommages environnementaux comme la déforestation ou la conversion d'écosystèmes. Car si toute production alimentaire a des impacts environnementaux, il est néanmoins possible de les minimiser.
Vous avez d'ailleurs souhaité avoir l'avis du WWF sur les systèmes alimentaires durables qui sont des systèmes alimentaires minimisant l'ensemble des impacts environnementaux, tant à l'échelle globale qu'à l'échelle locale.
Le WWF ne se fait pas l'apôtre d'une relocalisation isolée du système alimentaire international. Les échanges et les flux alimentaires sont désormais mondiaux, et véhiculer l'idée que la France pourrait être autosuffisante sur le plan alimentaire n'est guère responsable : nous dépendons en effet de nos importations, comme d'autres pays dépendent de nos exportations.
Un système alimentaire durable maximise la relocalisation de l'alimentation tout en essayant d'aller vers une alimentation par bassins régionaux et qui soit diversifiée en permettant une déspécialisation des régions agricoles françaises tout en réintroduisant des productions oubliées ou qui ne sont plus faites.
L'Île-de-France n'a ainsi plus aucun élevage et ne dispose que de très peu de maraîchers, alors qu'au début du XXe siècle Paris était quasiment autosuffisant en légumes. La recréation d'une ceinture maraîchère autour de Paris ferait complètement sens.
Il s'agit donc sortir de cette hyperspécialisation des régions en réintroduisant des productions locales et en encourageant une diversification des productions, tout en gardant à l'esprit qu'une métropole comme l'Île-de-France, qui compte 12 millions d'habitants, ne sera jamais entièrement autosuffisante. Elle sera nécessairement connectée à d'autres régions françaises et même à d'autres régions du monde pour assurer à la fois son alimentation et la pérennité de son système alimentaire.
WWF France veut ainsi maximiser la production locale et la rendre le plus possible durable. Pour toutes les matières premières agricoles importées, nous souhaitons faire naître les conditions pour que ces matières premières ne causent pas de déforestation ou d'autres impacts environnementaux et soient autant que possible produites selon les normes en vigueur dans l'Union Européenne.
À cet égard, nous ne pouvons que considérer que l'Accord économique et commercial global (CETA) signé récemment, qui va conduire à importer plusieurs dizaines de milliers de tonnes de viande majoritairement issue de la déforestation et ne répondant pas aux normes qui ont cours pour l'élevage français, est une aberration lorsqu'on veut défendre les productions françaises.