Intervention de Marc Lazar

Réunion du jeudi 14 juin 2018 à 10h00
Commission des affaires européennes

Marc Lazar :

C'est un honneur pour moi de parler devant vous aujourd'hui et, bien que le temps soit court et les questions complexes, je vais essayer de vous démontrer en quoi ce qui se passe aujourd'hui en Italie est aussi important qu'inédit.

C'est important car le résultat des dernières élections constitue le deuxième « big bang » qu'a connu l'Italie en 25 ans. Le premier a eu lieu en 1994 avec l'arrivée au pouvoir de M. Silvio Berlusconi et la fin de ce qu'on a appelé la « première République » consécutive à l'écroulement des partis traditionnels, à la métamorphose du parti communiste et des néo-fascistes et à l'apparition des nouvelles forces qu'étaient Forza Italia et la Ligue du Nord.

En 2018, le deuxième « big bang » se caractérise par la marginalisation de Forza Italia et du Parti démocrate et le succès du Mouvement 5 étoiles et de la Ligue.

Le moment est aussi inédit puisque pour la première fois, un pays fondateur de l'Union européenne se retrouve avec un gouvernement issu de deux partis « antisystème » ou populistes.

Ce gouvernement est aussi en quelque sorte inédit puisque le président du Conseil, M. Giuseppe Conte, est très faible. Il n'a pas de parti, pas d'élus et pas d'expérience politique. Il est encadré par deux vice-présidents qui sont également les présidents des deux partis de la coalition et qui, eux, détiennent la réalité du pouvoir. Pour moi, le président du Conseil est plus un notaire chargé de mettre en oeuvre le contrat de coalition de la Ligue et du Mouvement 5 étoiles qu'un président du Conseil au sens de l'article 74 de la constitution italienne.

Quelques mots maintenant sur les deux partis au pouvoir en Italie. La Ligue a été créée sous le nom de Ligue du Nord en 1991. C'était à l'époque un parti régionaliste, pro-européen, rejetant les méridionaux et prônant ouvertement la sécession des régions du Nord. L'évolution sur l'ensemble de ces points est désormais flagrante : il critique l'Union européenne, s'est aligné sur les positions du Front National et est devenu une ligue nationale, ayant symboliquement abandonné toute référence au Nord, pour mieux s'implanter dans la partie centrale de l'Italie, ex-terre de la social-démocratie depuis le XIXe siècle, et à percer dans le sud de l'Italie.

Le Mouvement 5 étoiles est une formation très originale dans le panorama des populismes européens : elle se présente comme une formation ni de gauche ni de droite. En fait, elle a des propositions de gauche classique, voire post-moderne, sur les questions écologiques, et de droite. La notion de business de l'immigration ne vient pas de la Ligue mais du Mouvement 5 étoiles. C'est une formation virtuelle, qui s'appuie sur l'horizontalité inhérente aux réseaux sociaux, notamment sur sa plateforme Rousseau, écho de l'affirmation de la volonté générale

Elle est en même temps caractérisée par la verticalité autour des gens qui l'ont fondée, hier M. Beppe Grillo, aujourd'hui M. Luigi di Maio, ainsi que les hommes clés de la famille Casaleggio, qui ont initié la dimension numérique.

Ce mouvement ni de gauche ni de droite est avant tout un mouvement post-idéologique. Il est très difficile de comprendre ses positions. Il peut critiquer l'Union européenne, puis, comme on l'observe actuellement, adopter une position plus souple. De même, il exige le respect des institutions à la veille des élections, et notamment du Président de la République, mais lorsque ce dernier récuse un ministre aux termes de l'article 92, le même Luigi di Maio l'accuse de partialité pendant quelques jours et demande son impeachment .

Le contrat de gouvernement, comme vous l'avez dit, madame la présidente, est particulièrement contradictoire et révèle des divergences. Ces divergences sont d'abord programmatiques. Le Mouvement 5 étoiles a une sensibilité sociale et écologique, alors que la Ligue est sur des positions de type libéral. Mais ce sont aussi des divergences d'interprétation des intérêts électoraux. Le Mouvement 5 étoiles a forgé sa base autour de la protection des populations du sud et la redistribution, d'où cette proposition de revenu de citoyenneté, qui a beaucoup séduit. Il y a aussi des rivalités de personnes, entre Luigi di Maio et Matteo Salvini.

Mais il y a aussi des convergences de trois natures :

- le fil rouge de leur programme : l'affirmation forte du principe de la souveraineté nationale, ce qui a des conséquences dans leur rapport à l'Europe ;

- la démocratie directe, via une pratique plus ample de la pratique référendaire. Pour la première fois, le gouvernement comporte un ministre chargé du Parlement et de la démocratie directe ;

- un positionnement euro-critique.

Ces trois positions correspondent à trois mouvements de fond :

- l'affirmation d'un sentiment « nationalitaire », et non pas nationaliste. Il s'agit de répondre à la question : qu'est ce qui fait qu'on est Italien ? Cette question préoccupe l'Italie depuis l'unité et a été relancée depuis les années 1990 à cause de la mondialisation, de l'Union européenne et de la crise migratoire,

- la démocratie directe constitue une tentative de réponse à la défiance généralisée par rapport à la vie politique ;

- le basculement historique d'un pays parmi les plus pros-européens du Continent, qui a sombré dans une euromorosité. Toutes les enquêtes d'opinion montrent que les Italiens sont plus eurosceptiques par les Français.

Une tendance nette se dégage depuis quelques jours : le gouvernement est en fait dominé par une personne, M. Matteo Salvini. Le ministre de l'Intérieur occupe tout l'espace en se saisissant immédiatement de la question de l'immigration. L'ascendant de la Ligue est considérable, les élections locales le montrent. Le sociologue Ilvo Diamanti mesure aujourd'hui la Ligue à 28 % des intentions de vote, contre 19 % aux dernières élections. Ce matin, je regardais par curiosité les sites des deux ministères de MM. Salvini et Di Maio. Le premier site est vraiment dédié à M. Salvini, alors que le site du ministère du développement économique et du travail ne fait même pas allusion à la personne du ministre.

Mais on entre dans un jeu à multiples bandes, entre ministres de la Ligue et du Mouvement 5 étoiles, entre les ministres de ces deux mouvements et les ministres experts, notamment le ministre des affaires étrangères et le ministre de l'économie, entre l'ensemble de l'équipe gouvernementale et le Président de la République. Or, ce dernier a un rôle fondamental puisqu'il peut renvoyer une loi devant les Assemblées, même s'il doit s'incliner dans l'hypothèse d'un deuxième vote positif. On a là un jeu particulièrement complexe. Je remarque qu'à l'occasion de la crise entre l'Italie et la France, l'ensemble du gouvernement a adopté la même position, y compris les ministres des affaires étrangères et de l'économie, tous deux pourtant considérés comme pro-européens.

L'action du gouvernement va être compliquée sur les questions économiques et sociales, en raison des contradictions des deux partis. La flat tax de 15 à 20 % et le revenu de citoyenneté ont déjà été repoussés de deux ans. C'est pourquoi la première action a porté sur l'immigration, question devenue centrale, hyper-médiatisée et suivie par une grande majorité des Italiens.

Que peut faire le nouveau gouvernement par ailleurs ? Il peut adopter des lois, mais il y a des contre-pouvoirs tels que le Président de la République, la Cour constitutionnelle, la société civile, traditionnellement très active, ainsi que l'administration. Les nouveaux ministres vont être confrontés à des hauts fonctionnaires susceptibles de leur montrer la complexité des décrets-lois. Ce qui est vrai en France est démultiplié en Italie, par l'enchevêtrement des couches administratives notamment. Il y a par ailleurs une formidable inertie de l'administration italienne.

Que peut faire le Gouvernement par rapport à l'Union européenne ? L'enjeu est le prochain Conseil européen. Le Gouvernement va essayer de tendre la corde au maximum sur les questions économiques et sociales, pour obtenir plus de flexibilité. Mais l'endettement public à 132 % et la fragilité des banques italiennes sont deux handicaps majeurs. C'est donc sur la question de l'immigration qu'ils vont tenter de peser.

Il y a enfin une évolution notable de l'Italie en matière de politique internationale. Je rappelle que l'Italie fait toujours partie de l'OTAN, mais il y a manifestement un fort rapprochement avec le groupe de Višegrad, en particulier avec la Hongrie de M. Orban. M. Salvini a dit qu'il changerait les règles de l'Union européenne avec le dirigeant hongrois, malgré les contradictions flagrantes sur l'accueil des réfugiés. L'un des aspects fondamentaux du programme est de supprimer les sanctions avec la Russie. La Ligue a d'ailleurs signé l'année dernière un accord de coopération avec le parti de Poutine.

Il y a un rapport tendu avec l'Allemagne, avec un sentiment critique de l'Allemagne largement répandu dans la population. Ce gouvernement en joue. Mais le rapport avec la France est encore bien plus tendu, pour des raisons historiques d'amour et d'énervement traditionnels entre nos deux pays, malgré nos positions réciproques de deuxièmes partenaires commerciaux. Il y a là beaucoup d'enjeux, mais nous pourrons peut-être avancer avec le Traité du Quirinal.

J'en termine avec la question de savoir si ce gouvernement est appelé à durer. A priori, non. Les incompatibilités programmatiques sont manifestes et la rivalité entre MM. Salvini et Di Maio est considérable. Toutefois, ils peuvent maintenir leur unité face aux critiques mal exprimées de la part d'autres pays européens, France et Allemagne en particulier, et de l'Union européenne.

Le vrai projet des deux partis est le suivant : ils s'allient pour mieux se diviser ensuite, pour accuser l'autre d'être à l'origine de la rupture, demander au Président de la République de dissoudre les chambres et de placer les Italiens devant un choix entre la Ligue et le Mouvement 5 étoiles, en marginalisant les autres formations. Si ce scénario se réalise à moyen terme, ces deux formations pourraient être hégémoniques et pourraient se substituer durablement à Forza Italia et au parti social-démocrate. C'est un enjeu considérable pour la politique italienne et pour l'Union européenne.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Cette législature étant désormais achevée, les commentaires sont désactivés.
Vous pouvez commenter les travaux des nouveaux députés sur le NosDéputés.fr de la législature en cours.