Intervention de Marc Lazar

Réunion du jeudi 14 juin 2018 à 10h00
Commission des affaires européennes

Marc Lazar :

Je répondrai d'abord au sujet du sentiment de déclassement en Italie.

C'est une réalité très importante qui a eu des conséquences politiques importantes comme nous l'avons vu lors du dernier scrutin, la réalité économique objective étant renforcée par une atmosphère collective plutôt pessimiste sur l'incapacité de l'Italie à faire face aux réalités de la mondialisation. Depuis la crise économique de 20072008, l'Italie a connu une longue période de récession économique, avec une forte augmentation des inégalités et un chômage des jeunes très préoccupant. La crise économique et financière a eu des conséquences très tangibles pour la vie quotidienne des Italiens, avec une diffusion de la pauvreté bien au-delà des régions du sud de l'Italie. Autre symbole de ce déclassement, l'Italie s'est fait dépasser par l'Espagne en termes de richesse par habitant, selon le Fonds monétaire international (FMI).

Une autre réalité, qui est peu médiatisée mais qui traduit un profond malaise chez les Italiens est celle de la crise démographique. Les jeunes italiens ont peu d'enfants et beaucoup de jeunes professionnels quittent l'Italie faute de trouver une insertion professionnelle satisfaisante.

Pour mener les réformes structurelles nécessaires à l'assainissement financier, les gouvernements italiens ont mené des politiques fiscales et sociales assez rigoristes alors que dans le même temps l'Italie connaissait une augmentation progressive de sa population immigrée, qui est évaluée à cinq millions de personnes tandis que les immigrés clandestins représentent environ 500 000 personnes. La crise migratoire des années 2015 et 2016, avec l'arrivée massive en Italie de demandeurs d'asile a eu un effet psychologique très particulier car ces étrangers sont arrivés brusquement alors que la cohésion sociale de l'Italie avait déjà été mise à mal par des mesures économiques impopulaires et par une difficulté d'insertion des migrants ayant un permis de séjour. Certaines forces politiques ont fait l'amalgame entre ces différentes formes d'immigration et ont attisé les peurs mettant en avant les risques de perte d'identité pour la culture italienne.

Pour répondre à la question de M. Ludovic Mendes sur le fait que l'Italie est souvent un pays précurseur en Europe pour les évolutions politiques je dirai que c'est une expression que j'ai employée il y a plusieurs années et qui reste vraie mais j'insisterai aujourd'hui sur le fait que l'Italie est un peu comme un sismographe qui enregistre les forts mouvements sismiques de la vie politique en pleine recomposition. En Italie, il y a des spécificités nationales qui donnent à cette crise politique une ampleur particulière mais les mêmes mouvements peuvent s'observer ailleurs en Europe. Il s'agit d'un vaste mouvement qui touche toutes les démocraties européennes où les partis politiques traditionnels sont remis en cause. Le succès de la Ligue comme du Mouvement 5 étoiles s'explique ainsi par une défiance vis-à-vis des modes de représentation politique traditionnelle. On ne peut pas parler d'« anomalie » italienne, il faut au contraire s'attacher, dans une optique d'approche comparée, à discerner les mouvements qui traversent toute l'Europe et qui aspirent à une autre manière d'exprimer des choix politiques.

Certains députés ont posé des questions auxquelles je n'ai pas de réponse car la situation politique italienne est très incertaine et peut évoluer vers des modèles très différents. Il est encore trop tôt pour discerner les forces qui vont l'emporter. Pour illustrer cette incertitude, je prendrai l'exemple du projet de construction du tunnel devant assurer la liaison ferroviaire Lyon Turin. Il s'agit d'un dossier qui va focaliser les tensions entre la Ligue et le Mouvement 5 étoiles et on ne sait pas aujourd'hui quelle sera l'autorité qui sera en mesure de trancher. Le Mouvement 5 étoiles a demandé aussitôt après les élections l'arrêt de ce grand projet d'infrastructure alors que Matteo Salvini, responsable de la Ligue et aujourd'hui ministre de l'Intérieur, a aussitôt répondu que ce n'était pas prévu dans le contrat de Gouvernement signé entre les deux formations politiques. L'attitude du Mouvement 5 étoiles est contradictoire car son discours est plutôt écologiste, ce qui devrait le conduire à soutenir un projet qui permettra un essor du fret ferroviaire plutôt que de continuer à polluer les vallées alpines avec le transport par poids lourds. La Ligue est quant à elle, plus cohérente avec les intérêts de son électorat : les PME du nord de l'Italie ont un besoin vital de pouvoir recourir à des moyens de transport modernes pour poursuivre leur développement économique. La solution apportée à ce dossier sera tout à fait emblématique de l'évolution du rapport de forces entre les deux mouvements et on verra si une autorité politique est capable de mettre en oeuvre une solution adaptée à l'intérêt national de l'Italie.

Plusieurs députés ont posé des questions quant à l'attitude des Italiens face à la construction européenne. Le malaise vis-à-vis de ce projet politique est déjà ancien même si les Italiens sont restés longtemps de fervents européens. La rupture remonte selon mon analyse, au début des années quatre-vingt-dix quand l'Italie s'est préparée à entrer dans l'Union monétaire puis dans la zone euro. Des mesures très impopulaires liées à une politique d'ajustement structurel ont dû être prises pour répondre aux critères d'intégration monétaire. Alors que le choix du Traité de Rome avait eu des effets positifs incontestables sur l'essor économique, malgré de fortes oppositions au départ en raison d'un patronat protectionniste, la mise en oeuvre de l'Euro n'a pas eu les mêmes effets. La perception psychologique de l'Euro est restée négative associée à de gros sacrifices, notamment par l'augmentation de la pression fiscale. De plus, dans les années de crise 20072008, les PME italiennes du Nord ont subi de plein fouet la concurrence des produits textile en provenance de l'Inde ou du Sud-est asiatique et il n'était plus alors possible de recourir à des dévaluations compétitives pour permettre aux entreprises italiennes de garder leur part de marché.

C'est cette nostalgie de la période antérieure à l'euro qui a nourri l'euroscepticisme des Italiens. Aujourd'hui les Italiens ont une attitude assez ambivalente vis-à-vis de L'Europe. Paradoxalement selon les derniers sondages réalisés auprès des Italiens, ils ont plus confiance dans la solidité de la zone euro que dans le projet politique de la construction européenne. L'économie italienne s'est adaptée ces dernières années et offre aujourd'hui des produits de haute technologie, avec un positionnement haut de gamme, pour ces industriels-là, le maintien dans la zone euro est tout à fait primordial. Le positionnement de la nouvelle équipe gouvernementale est assez ambigu mais il semble que le message soit tout de même de rester dans la zone euro mais à condition que sa gouvernance évolue.

Sur les autres aspects de la politique européenne, les inconnues sont encore plus fortes. Lors du prochain Conseil européen de la fin juin 2018, je ne sais pas quelles seront les positions du Gouvernement italien sur les questions migratoires ou sur le futur cadre financier pluriannuel. N'oublions pas que même le ministre des affaires européennes Paolo Savona, présenté comme eurosceptique, a une longue expérience politique et comme économiste. Il a été par exemple Ministre du Commerce et de l'Industrie dans le gouvernement de Carlo Azeglio Ciampi et conseiller de l'organisation patronale italienne, la Confindustria. Le prochain Conseil européen fera figure de test pour la nouvelle équipe gouvernementale italienne.

J'en viens maintenant à la question de l'interdiction de la Franc-maçonnerie pour les membres de l'exécutif. Je dirai que cette initiative s'explique par la position très offensive du Mouvement 5 étoiles contre la franc-maçonnerie. Un des thèmes de prédilection de ce mouvement est de dénoncer les multiples complots ourdis en secret par des forces occultes et au premier chef les loges maçonniques. En Italie, l'image de marque de la Franc-maçonnerie n'est pas très bonne en raison de son opacité. Cette décision d'interdiction doit être replacée dans un contexte de méfiance vis-à-vis des organisations, des corps intermédiaires qui pourraient contrecarrer l'expression de la démocratie directe, ou contrebalancer les choix majoritaires. À ce titre, le conflit qui a opposé le Président de la République Sergio Mattarella au Président du Conseil Paolo Conte, lors de la constitution du gouvernement est tout à fait symptomatique. Alors que le Président a usé d'une de ses prérogatives reconnues par la Constitution, qui est celle de refuser la nomination d'un ministre si elle lui paraît contraire à l'intérêt du pays, il a été aussitôt pris violemment à partie, Mario Salvini appelant même à une « marche sur Rome » car le Président se serait opposé à la souveraineté populaire ! Le chef de file du Mouvement 5 étoiles, a même souhaité mettre le chef de l'État en accusation devant le Parlement et ainsi obtenir sa destitution !

Le mode de scrutin est une question qui anime le débat depuis des années et sur laquelle les partis n'arrivent pas à se mettre d'accord.

Le Parti démocrate et Forza Italia sont dans une situation très difficile. Les sondages d'opinion indiquent que Forza Italia n'est plus créditée que de 9 % des intentions de vote car la Ligue capte beaucoup de ses électeurs. Une partie des électeurs de Forza Italia rejoint la Ligue car elle sait ne plus pouvoir compter sur Sylvio Berlusconi. Le Parti démocrate est très divisé sur des questions d'organisation et de stratégie. Même son insertion territoriale (le centre de l'Italie) est remise en cause. La possibilité d'un gouvernement réunissant le Mouvement 5 étoiles et le Parti démocrate, qui a été réellement envisagée, a finalement été refusée par Matteo Renzi qui souhaite plutôt essayer de reconstituer un front républicain, rassemblant le Parti démocrate et une partie de Forza Italia débarrassée de Sylvio Berlusconi, afin de s'opposer Mouvement 5 étoiles et à la Ligue. Cette stratégie est discutée. Matteo Renzi a également un autre projet, créer l'équivalent de « En marche ». Il a mis en place le site « In camino » à cet effet. Le but est de sortir du Parti démocrate pour créer une nouvelle formation. Il y a beaucoup d'incertitudes à l'égard de ce projet.

La politique économique est effectivement une question fondamentale. Il est difficile de cerner la volonté réelle des chefs d'entreprises, notamment dans le nord de l'Italie. La Confindustria, organisation patronale très puissante, a exprimé sa volonté que l'Italie continue à évoluer dans un cadre économique ouvert, européen et international. Mais le Mouvement 5 étoiles et la Ligue l'accusent d'appartenir à « la caste ». Les réalités locales vont être déterminantes. L'Italie est la troisième puissance économique et la deuxième puissance industrielle de la zone euro. Les entreprises italiennes travaillent beaucoup avec l'Europe centrale et orientale et avec la Russie. Cela explique la position pro-russe du Mouvement 5 étoiles et de la Ligue.

Pour finir, je ne sais pas si le football est révélateur de la situation italienne mais, à l'heure où les Italiens s'interrogent sur l'équipe qu'ils vont soutenir, je pense pouvoir dire sans me tromper qu'il ne s'agira pas de l'équipe de France.

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