Cher collègue Hetzel, j'ai lu votre proposition de résolution, je vous ai écouté et franchement, je trouve bien indulgent à l'égard du budget de la justice en général et des moyens consacrés à la lutte contre le terrorisme en particulier.
Il est vrai que les projets et rapports annuels de performances font état de millions d'euros de crédits supplémentaires consacrés la lutte contre les actes terroristes. Le programme « Justice judiciaire » bénéficie à ce titre de 223 millions de crédits de fonctionnement en 2017 – 129 millions pour l'administration pénitentiaire, 6,9 millions pour la protection judiciaire de la jeunesse, 10 millions pour l'accès au droit et à la justice, 36 millions pour la conduite et le pilotage de la politique de la justice.
Si on regarde plus en détail, on constate que le budget 2016 du programme « Justice judiciaire » prévoyait 112 millions d'euros pour la lutte contre le terrorisme. Un esprit un peu naïf et crédule en déduirait qu'il y a 112 millions de plus mais quand on y regarde de plus près, on constate que les dépenses de fonctionnement sont en baisse de 16 millions d'euros de 2016 à 2017. Par quel tour de magie est-il possible de détruire de l'argent en même temps qu'on en crée ? Serait-ce la fameuse destruction créatrice chère à la République en marche ? Ne serait-ce pas plutôt des artifices comptables d'exécution budgétaire, d'ailleurs pointés d'emblée par la Cour des comptes, qui souhaiteraient qu'on puisse tracer les crédits consacrés à la lutte antiterroriste via l'application Chorus ?
En réalité ces crédits étaient déjà budgétés. On sait très bien que l'essentiel a été consacré à la sécurisation des sites ou à l'adaptation des bâtiments pénitentiaires, ce qui devait être fait de toute façon. Or ces crédits ont été affichés comme dépenses de lutte contre le terrorisme, ce qui n'est pas faux dans l'absolu, mais ne permet pas d'évaluer les capacités budgétaires réelles du ministère de la justice dans ce domaine, au contraire : cela embrouille plutôt qu'autre chose. Les 223 millions de crédits présentés comme supplémentaires ont en réalité été redéployés au détriment d'autres missions.
Dire qu'il faut intégrer ces crédits dans un budget commun et arrêter de prévoir des dépenses spécifiques à la lutte contre le terrorisme parce que de nombreuses actions du ministère de la justice et d'autres ministères concourent, directement ou indirectement, à la lutte contre le terrorisme, ce n'est donc pas plus mal. On arrêtera ainsi de demander à des fonctionnaires de compter des choses qui sont difficiles à compter.
La question est de savoir quels moyens sont donnés au ministère de la justice, en particulier pour cette action – je pense que les directeurs de l'administration centrale et la ministre savent comment ventiler les crédits pour atteindre les objectifs qui leur sont assignés. En réalité, c'est des objectifs dont nous devons discuter.
On comprend mieux aussi, au vu du peu de moyens du ministère de la justice, pourquoi la loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme contourne systématiquement la justice et renforce les procédures administratives : c'est que l'on constate qu'il est compliqué de judiciariser tout ce qu'on voudrait judiciariser et qu'il faut le traiter par d'autres voies plutôt que d'encombrer le ministère de la justice. Le problème, c'est que la sûreté n'est pas toujours au rendez-vous, et quand je parle de sûreté, je veux dire la protection contre les attaques terroristes mais aussi contre l'arbitraire, particulièrement menaçant dans ce domaine.
À cela s'ajoute la question centrale de la prévention de la radicalisation, comme vous dites – il s'agit bien de faire en sorte que de nouveaux actes terroristes ne soient pas commis – mais aussi celle de la récidive. C'est en quelque sorte une gageure ou un exploit que le ministère de la justice compte accomplir lorsque l'on sait que notre budget de la justice est le dix-septième de ceux de l'Union européenne !
Dans ce contexte, comme vous l'avez dit dans votre rapport, monsieur le rapporteur spécial, les crédits dédiés à la lutte contre le terrorisme visent à combler des « vacances de postes », des « sous-dotations » ayant été « atténuées ». Vous avez ainsi tout dit ! Il n'y a rien de nouveau : on fait simplement moins pire qu'avant, on donne à la justice, à peu près, les moyens qui devaient lui être attribués ! Dont acte.
En fait, que faudrait-il faire ? Il faut beaucoup de moyens supplémentaires, pas juste une augmentation générale de 2,3 % de la mission « Justice ». Il faut bien plus que cela ! Il faut surtout des objectifs. J'ai constaté, un peu attristé, que le projet de Parquet national antiterroriste était abandonné. J'ai bien compris les arguments contre sa création – ils me semblent valables – , mais des objectifs devaient être néanmoins atteints, dont la déconcentration partielle de la lutte contre les actes terroristes.
Concrètement, il aurait fallu pouvoir renforcer les JIRS, les juridictions inter-régionales spécialisées, et leur donner une telle compétence tout en maintenant évidemment la centralisation de l'information auprès du Parquet anti-terroriste de Paris – il ne s'agit pas de disperser l'information ni de la décentraliser jusqu'à ne plus pouvoir croiser les affaires : les choses sont imbriquées et une centralisation européenne serait même nécessaire. Il s'agit, au moins, d'être au plus près du terrain. Pour cela, évidemment, des magistrats sont nécessaires, et plusieurs, même, dès lors qu'ils doivent se relayer pour être opérationnels vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Compte tenu des moyens attribués, je comprends qu'il soit compliqué d'atteindre cet objectif.
C'est d'autant plus vrai que, comme l'a rappelé ma collègue Valérie Rabault, entre 2017 et 2018, 30 postes de moins ont été ouverts à l'École nationale de la magistrature, ce qui est bien dommage lorsque l'on sait le nombre de postes de magistrats vacants, comme en atteste le rapport annuel de performances.
S'agissant de l'administration pénitentiaire, un certain nombre d'expérimentations sont en cours concernant la prise en charge des personnes incarcérées pour des actes liés au terrorisme. Il est un peu tôt pour en juger mais ces expérimentations doivent être poursuivies. À mon sens, il importe de continuer à mettre des moyens au service d'une approche pluridisciplinaire : en effet, l'approche ne peut pas être uniquement sécuritaire ; il ne suffit pas de dire que la société se prémunit de ces individus. Une telle pluridisciplinarité permet de comprendre ce qui est à l'oeuvre et de mettre en place les stratégies nécessaires de désengagement – et pas forcément de déradicalisation. Afin d'approfondir la question, je vous renvoie aux rapports parlementaires qui ont montré combien elles étaient nécessaires.
Le virage sécuritaire est patent et l'on oublie un peu la réinsertion, l'un des parents pauvres du ministère de la justice en matière de dépenses. On s'alarme que des gens s'apprêtent à sortir de prison alors qu'ils étaient enfermés pour des faits de terrorisme : eh bien oui, ils vont sortir de prison ! Que met-on en place en faveur de la réinsertion et de l'accompagnement ? Je n'ai pas vu de réponse en 2017 et je n'en vois pas beaucoup plus en 2018.
On met le paquet sur la protection judiciaire de la jeunesse, tant mieux, et peut-être faut-il mettre encore plus de moyens, mais il ne faut pas se dire que les mineurs seraient, entre guillemets, « récupérables » – d'où l'argent consenti – et que dès après 18 ans, c'est fini, si vous avez commis un acte terroriste ou si vous avez été mis en cause et incarcéré, vous ne l'êtes plus. Autant, alors, aller au bout de la logique et incarcérer les personnes à vie, or ce n'est pas ce que l'on fait, ce n'est pas ce que fait un État de droit, et c'est bien normal. Il convient donc de réfléchir et de mettre aussi le paquet sur la réinsertion pour préparer la sortie de prison. Des dispositifs doivent être mis en place en la matière.
En fait, s'il faut des moyens, il faut surtout que ce soit la raison qui commande une telle politique de lutte contre les actes terroristes. Il ne faut pas se laisser aller à se caler sur l'opinion publique moyenne pour qui il convient de se protéger à tout prix de ces personnes qui veulent commettre des actes terroristes – d'autant plus que les 1 500 personnes en question n'ont pas toutes le même degré de dangerosité. J'ajoute, et c'est tant mieux, que les services de renseignement ont été considérablement renforcés au sein du ministère de l'intérieur. La raison n'en commande pas moins qu'il faut se garder du tout sécuritaire. Je vous interpelle à ce propos.