Monsieur le président, je vous remercie très sincèrement de m'accueillir au sein de votre commission au commencement de cette législature. Je suis très heureux de m'exprimer devant un si grand nombre de députés. Pour commencer, permettez-moi de vous dire toute ma satisfaction de savoir que nous allons continuer à travailler ensemble. Je connais votre esprit de dialogue et votre compétence en matière de défense, qui sont de très bon augure, compte tenu des nombreux chantiers qui nous attendent, et qui seront déterminants pour l'avenir de notre outil militaire. Je me réjouis, également, de faire la connaissance des nouveaux membres de la commission qui enrichiront nos travaux par un regard tout à la fois neuf et averti sur les questions de défense et de sécurité. Si je vous ai salués individuellement, c'est que les relations humaines et la connaissance individuelle de chacun des représentants de la Nation m'importent beaucoup. Je salue enfin les quelques députés restés fidèles au poste, que je suis très heureux de retrouver ce matin.
Depuis ma prise de fonction, il y a bientôt trois ans et demi, j'ai été très sensible, ainsi que l'ensemble de la communauté militaire, derrière moi, à la relation de confiance qui existe entre les parlementaires et les militaires. J'y suis très attaché. Il en va du bon fonctionnement de notre République.
Au cours des deux années qui viennent de s'écouler, une vraie convergence de vues a contribué à enrayer la baisse de la part du budget alloué à la défense. Nous partageons tous ici, j'en suis convaincu, l'idée qu'il s'agissait d'une première étape, absolument essentielle, et qu'elle ne doit pas rester sans lendemain. L'heure de la remontée en puissance est venue. Il s'agit bien d'une nécessité, en raison de la montée des tensions et des menaces. La législature qui s'ouvre doit s'inscrire dans cette dynamique en amplifiant le mouvement déjà amorcé afin de nous permettre de relever, sur le long terme, le défi de maintenir la cohérence entre les menaces auxquelles nous faisons face, les missions qui nous sont confiées et les moyens qui nous sont octroyés.
Vous le savez, les armées françaises ont une raison d'être : assurer la défense de la nation. Elles ont une vocation : protéger la France et les Français. La cohérence est la garantie de la résilience, de la souplesse et de la robustesse de notre modèle d'armée. Ce combat en faveur de la cohérence mérite donc d'être conduit avec beaucoup de détermination et de responsabilité.
Dans mon propos, j'aborderai cette question majeure de la cohérence en trois temps. Je souhaite d'abord revenir sur le contexte sécuritaire actuel, tel que je l'analyse, en présentant le cadre de notre action ; puis vous donner un aperçu des opérations que nous conduisons actuellement ; et enfin détailler devant vous mes préoccupations. « Un homme sans souci est proche du désespoir » dit-on. Je suis donc plein d'espérance !
Je commencerai donc par évoquer le contexte sécuritaire.
Depuis 2015, la France, et, plus largement, notre continent européen ont été douloureusement frappés par des actes terroristes particulièrement odieux. Il ne se passe plus un mois, désormais, sans qu'une attaque ne soit perpétrée dans l'un ou l'autre des pays européens. Ce contexte particulier vient soudainement nous rappeler que la paix et la sécurité de notre espace commun, que nous tenions plus ou moins pour acquises, restent sous la menace permanente d'une remise en cause. Ma conviction est que les temps à venir seront difficiles. Nous avons le devoir de regarder la réalité en face, sans la noircir, certes, mais avec le souci d'appréhender le monde tel qu'il est. Notre époque est marquée par une complexité grandissante. Nous devons faire face à une infinité d'interactions entre de nombreux compétiteurs, dans tous les champs.
Néanmoins, avec un peu de recul, deux types de conflictualité structurant le champ stratégique me semblent clairement identifiables.
D'une part, le terrorisme islamiste radical : une idéologie servie par une stratégie totale et ultra-violente qui n'a d'autre projet que la destruction et l'anéantissement de toute altérité, à commencer par les plus démunis et les plus faibles. Il représente la menace la plus perceptible par nos concitoyens. La lutte contre le terrorisme sur notre sol et au plus loin avait été identifiée comme l'une des premières priorités stratégiques du Livre blanc français de 2013, sans toutefois que l'ampleur du phénomène ait pu être anticipée. Cette menace ne se limite plus aux seules zones grises ni aux foyers traditionnels de ce fanatisme idéologique : elle s'étend désormais à des espaces toujours plus vastes, frappant chacun des cinq continents. La France et l'Europe, parce qu'elles portent un projet de paix et de modernité, sont particulièrement visées.
Nous sommes confrontés, d'autre part, à une menace dont nous ne parlons peut-être pas assez : certains États-puissances n'hésitent plus désormais à tutoyer la ligne rouge. Soucieux d'étendre leur influence, y compris par l'expansion territoriale, ils appliquent des stratégies agressives, comme le déni d'accès ou le fait accompli, et investissent des champs nouveaux, comme le cyberespace ou l'espace extra-atmosphérique.
Bien que moins immédiate et moins perceptible, cette menace n'en est pas moins réelle. Elle est structurante, dès lors que l'on parle de modèle d'armée et d'outil militaire. En réalité, un nouveau visage de la guerre se dessine progressivement sous nos yeux. Je voudrais souligner devant vous certains de ses traits au travers de deux observations.
La première a trait à ce que j'appelle « les quatre D », quatre tendances structurantes pour l'avenir dans nos engagements militaires.
Très frappante, la première tendance est celle du durcissement. Sur le terrain, les forces armées sont aujourd'hui confrontées à l'usage très fréquent, presque systématique, de la violence – conséquence directe de la prolifération technologique et de la dissémination d'armements à des entités non étatiques, partout dans le monde. Tous les matins, quand je lis le point de situation des dernières vingt-quatre heures, je ne relève pas moins de quatre à cinq attentats, causant des dizaines de morts sur tous les continents. Je relève également, je l'ai dit, une augmentation des provocations de certains États-puissances qui n'hésitent pas à tutoyer la ligne rouge. Face à ce phénomène de durcissement, seule la force légitime et maîtrisée peut faire reculer la violence.
Deuxième tendance – le deuxième « D » : la dispersion. Aujourd'hui, les opérations extérieures sont menées dans des zones géographiquement éloignées les unes des autres. Dans la bande sahélo-saharienne, l'opération Barkhane s'étire sur 4 000 kilomètres de front et 1 000 kilomètres de profondeur. La dispersion des zones d'intervention et les élongations inter et intra-théâtres rendent primordiales les capacités de projection de commandement et de renseignement. C'est entre autres pour cette raison que les coopérations entre pays – en particulier, entre pays d'une même zone géographique – sont si importantes. Je songe ici au modèle du G5-Sahel. C'est également pour cette raison que le soutien des nations alliées est indispensable.
La troisième tendance est celle de la digitalisation. La technologie digitale est au coeur de nos sociétés, de nos systèmes et de nos outils militaires. Elle est aujourd'hui considérée, à raison, comme un facteur de supériorité opérationnelle et stratégique, y compris pour gagner la guerre des perceptions. Elle permet par exemple à Daech d'être ici et là, simultanément et instantanément, et de démultiplier la résonance de ses crimes.
Enfin, la quatrième tendance est la durée. La phase militaire de la majorité des engagements extérieurs s'étire désormais souvent sur une quinzaine d'années au moins. Ces engagements qui durent engendrent une usure accélérée des ressources humaines et matérielles. En réalité, nous devons conjuguer la durée des engagements et le rétrécissement du temps dans la capacité de réaction. « Plus de durée, moins de délais ».
Parallèlement à ces quatre tendances, j'observe en second lieu que le monde réarme. Après des décennies de stagnation ou de baisse, le cycle s'est inversé en 2015 : les ventes d'armes dans le monde ont même retrouvé cette année leur niveau de la fin de la guerre froide ! Les dépenses militaires représentent environ 1 700 milliards de dollars, soit 2,3 % du PIB mondial, même si certains États persistent encore à considérer que l'OTAN et les États-Unis continueront à pourvoir, dans les mêmes proportions, à la défense de l'Europe. Pris dans leur ensemble, les pays européens ne consacrent que 1,2 % de leur PIB à la défense, quand les États-Unis y consacrent 3,3 % et la Russie, 3,7 %. Ce désarmement relatif des Européens entraîne un moindre investissement de leur part dans le champ de la préparation de l'avenir – celui qui assure la « paix d'avance ». J'en fournirai un exemple parmi d'autres : si, en 2000, les Européens alignaient 4 000 avions de combat, ils n'en totalisent aujourd'hui qu'environ 2 000 et les projections laissent craindre que nous passions sous la barre des 1 500, à l'horizon 2030.
On comprend aisément que cette dérive progressive emporte des risques. L'avantage dont disposaient l'Europe et l'Occident est en train de fondre. La supériorité occidentale dans les espaces communs est sérieusement contestée. L'heure de la fin de l'insouciance a sonné. Il est illusoire de considérer que le plus dur est passé et que les succès d'hier et d'aujourd'hui nous en promettent naturellement pour demain. Nous avons changé d'époque. D'aucuns y voient le retour de l'histoire.
Pour espérer peser, les États européens doivent en tout cas se déterminer clairement quant à leur niveau d'ambition. La multiplication accélérée des périls sécuritaires de toute nature, notamment sur les approches du continent, révèle, par contraste, l'existence d'une véritable communauté de destin réunissant l'ensemble des pays de l'espace euro-méditerranéen et appelle une réponse coordonnée. On assiste à une vraie prise de conscience : les sommets européens le montrent, tout comme les initiatives récentes de la Commission européenne. On assiste aussi à une remontée relative des budgets de défense, même si elle n'est pas homogène. Il reste beaucoup à faire. L'Europe peut aider, mais elle ne peut pas se substituer à une volonté politique hésitante, trait commun à certains pays.
En France, nos armées sont engagées pour apporter une réponse qu'elles veulent coordonnée. Pour remplir leurs missions, elles s'appuient sur des coopérations militaires internationales. La coopération militaire contribue directement au renforcement de nos capacités et au succès de nos opérations : il n'y a pas d'autre solution. La nécessaire restauration d'une puissance militaire européenne dépend surtout de la dynamique que le trinôme de tête France - Royaume-Uni - Allemagne devra insuffler. À nous trois, nous représentons 60 % des crédits de défense des vingt-huit pays actuels de l'Union.
Après vous avoir rapidement brossé un tableau du contexte stratégique, j'en viens naturellement à la deuxième partie de mon intervention, consacrée aux opérations que nous conduisons actuellement avec nos alliés.
Je souhaite d'abord dire quelques mots de deux spécificités françaises qui représentent un sérieux atout pour la conduite de nos opérations.
La première tient au processus de décision politico-militaire. La décision d'engagement des armées est prise par le Président de la République en conseil de défense. Le rôle du Parlement a été réaffirmé depuis plusieurs années : il lui revient d'autoriser ou non la prolongation des opérations au-delà de quatre mois. Ce système, souple et particulièrement réactif, correspond parfaitement à la volatilité du contexte stratégique et à la soudaineté des crises actuelles. Il m'est envié par l'ensemble de mes partenaires – au-delà même de l'OTAN et de l'Union européenne.
Le second atout tient à la cohérence de la charnière politico-militaire qui repose sur l'association étroite du chef d'état-major des armées à la prise de décision, en tant que conseiller du Gouvernement – il participe à chaque conseil de défense. Cette disposition permet, d'une part, de s'assurer de la faisabilité militaire des décisions politiques ; elle facilite, d'autre part, la mise en cohérence de la stratégie avec les buts politiques visés.
J'en profite aussi pour vous rappeler en quelques mots mes quatre principales responsabilités de chef d'état-major des armées. Sous l'autorité du président de la République, chef des armées, j'assure le commandement de toutes les opérations militaires. C'est là le coeur de ma responsabilité. J'entretiens avec le président de la République une relation directe pour tout ce qui ressort des opérations conduites par la France. J'ai par ailleurs la responsabilité de définir le format d'ensemble des armées et de leur cohérence capacitaire. C'est à ce titre, sous les ordres de la ministre des Armées, Mme Florence Parly, que je conduis la transformation des armées par un processus d'ajustements permanents – j'y reviendrai. Enfin, les relations avec les armées étrangères et les structures militaires de l'Union européenne et de l'OTAN relèvent, au plan militaire, de ma compétence. Par les temps qui courent, c'est très prenant…
J'en viens maintenant à quelques considérations rapides pour chacune des zones d'engagement de nos armées qui, vous le savez, sont très fortement mobilisées sur différents fronts.
Face à la puissance belliciste, la France oppose d'abord sa capacité de dissuasion nucléaire. Strictement défensive, strictement suffisante, elle protège notre pays de toute agression d'origine étatique contre ses intérêts vitaux.
S'agissant du théâtre national, il faut insister sur le fait qu'il s'agit d'une stratégie globale de protection contre l'ensemble des menaces dont la réalité se fait sentir chaque jour davantage.
Il y a d'abord les postures permanentes. La posture permanente de sûreté aérienne, d'une part, qui garantit le respect de la souveraineté de la France dans son espace aérien. Nos avions de chasse en « alerte sept minutes » ont été mis à contribution à plusieurs reprises au cours de ces derniers mois et de ces dernières semaines. La posture permanente de sauvegarde maritime, d'autre part, qui concourt directement à la protection des approches du territoire dans un milieu où l'activité des États-puissances va croissant. À cet égard, nos moyens anti-sous-marins nationaux ont été très fortement sollicités, cet hiver et au printemps, pour faire face à des démonstrations de puissance russes de la mer de Norvège à la Méditerranée orientale.
À ces postures permanentes, il faut ajouter tous les efforts que nous déployons dans l'espace ou le domaine cyber, efforts auxquels une forte impulsion a été donnée à juste titre. Il faut mentionner également la posture de protection terrestre, articulée autour de la protection de nos emprises militaires qui sont devenues une cible prioritaire des terroristes.
Il faut évoquer, enfin, l'opération Sentinelle. Vous la connaissez. Elle est emblématique de la participation active et pérenne de nos armées à la protection de la France et des Français. Face à une menace évolutive, notre réponse, sur le territoire national, s'est adaptée grâce à un rééquilibrage du dispositif, désormais déployé à parts égales entre Paris et la province, grâce à la généralisation totale de la posture dynamique et à une participation accrue de notre réserve opérationnelle.
Pour les prochains mois, nous nous sommes fixés un certain nombre d'objectifs pour accroître encore davantage l'efficacité de l'opération. Je vous l'ai dit : nous sommes en transformation et en mouvement permanents.
Notre première proposition vise à sortir d'une logique d'effectifs déployés pour privilégier une logique d'effets. De réels progrès ont été accomplis en ce domaine mais nous n'y sommes pas encore. Cette évolution passe par une décentralisation accrue du dialogue au niveau zonal, notamment entre les préfets et les officiers généraux commandant les zones de défense et de sécurité.
La deuxième proposition consiste à améliorer la circulation du renseignement et de l'information, à tous les niveaux et dans les deux sens – ascendant et descendant. Sur ce plan, la création du centre national de contre-terrorisme, décidée par le président de la République il y a quelques semaines, devrait donner une impulsion nouvelle favorable.
La troisième proposition vise à exploiter et valoriser les capacités propres des armées. Je pense aux capacités spécifiques, notamment dans le domaine de la protection contre la menace bactériologique et chimique, dans celui de la neutralisation des engins explosifs et des véhicules-suicides ou dans celui des drones. Je pense également à notre capacité à manoeuvrer et à basculer nos efforts, avec une utilisation de la surprise – celle que l'on impose et non pas celle que l'on subit. À terme, la physionomie de l'opération pourrait s'en trouver ajustée pour une meilleure efficacité sur le terrain, tout en faisant peser une moindre pression sur nos forces.
S'agissant enfin des opérations majeures que nous conduisons au plus loin – en défense de l'avant –, je voudrais vous dire rapidement quelques mots de l'opération Barkhane, dans la bande sahélo-saharienne. Notre stratégie est fondée sur une coopération renforcée avec l'armée malienne et les armées de la région, celles du G5 Sahel. Le sommet du G5 s'est tenu le 2 juillet dernier à Bamako, en présence du président de la République. Je rappelle que c'est ce dernier qui, lorsqu'il était venu à Gao quelques semaines auparavant, avait demandé la tenue de ce sommet. L'objectif, à terme, est de rendre les armées locales aptes à affronter les terroristes et à défendre l'intégrité de leur territoire. Sur ce plan, la décision de créer une force conjointe d'environ 5 000 hommes va dans la bonne direction pour l'avenir.
Nous travaillons également sur le volet du développement. Je le dis souvent, à temps et à contretemps, gagner la guerre ne suffit pas à gagner la paix. Une stratégie construite autour des seuls effets militaires passe à côté des racines de la violence qui se nourrissent du manque d'espoir, d'éducation, de justice et de développement – en particulier chez les jeunes.
Fort de cette conviction, j'ai été, il y a plusieurs mois, à l'initiative d'un rapprochement avec l'Agence française du développement. À l'occasion de son premier déplacement dans la bande sahélo-saharienne (BSS), le président de la République a apporté son plein soutien à cette initiative dans son discours du 19 mai dernier, insistant sur la nécessité « d'articuler plus fermement les bienfaits de la présence militaire française avec des initiatives de développement ». À mon sens, nous avançons, là encore, dans la bonne direction.
Nous sommes également engagés au Levant, en Irak et en Syrie, dans le cadre de la coalition. Notre action s'y concrétise essentiellement par une participation aux activités de formation ainsi que par un appui aux troupes irakiennes dans leurs opérations de reconquête, par nos avions pré-positionnés aux Émirats arabes unis et en Jordanie, et par notre artillerie déployée au nord de Mossoul. J'ajoute que nous participons à la totalité des différents états-majors déployés, qu'ils soient stratégiques, opératifs ou tactiques.
C'est l'honneur de la France que de mener ces combats pour la sécurité et pour la paix, au plus près comme au plus loin. Notre pays a conscience qu'il a la responsabilité de se maintenir dans le cercle des puissances crédibles, capables de se protéger, d'interagir, de peser et de rayonner. La France a pleinement intégré le fait que son espace sécuritaire dépassait son seul espace géographique. Les opérations que nous menons, ici comme là-bas, contribuent directement à la sécurité nationale qui repose avant tout sur une continuité effective entre sécurité intérieure et défense extérieure.
Au terme de cette présentation du contexte sécuritaire global et des opérations que nous menons, j'en arrive naturellement à ma troisième partie relative aux préoccupations que je partage avec l'équipe des trois chefs d'état-major d'armée que vous auditionnerez dans les prochains jours.
J'ai deux préoccupations majeures : d'une part, revivifier notre modèle complet d'armée d'ici à 2025 ; d'autre part, obtenir des ressources budgétaires en cohérence avec ce projet.
Tout d'abord, revivifier notre modèle. C'est parce qu'il est complet que notre modèle d'armée nous offre la capacité d'agir, soit en partenariat avec nos alliés, soit comme nation-cadre si la situation l'exige. Il est organisé autour de l'équilibre entre ce que nous appelons les cinq fonctions stratégiques : dissuasion ; intervention ; prévention ; protection ; connaissance et anticipation. Grâce à ce modèle, nos armées françaises sont aptes à réagir sur tout le spectre des menaces : sur terre, en mer, dans les airs, dans l'espace et désormais, dans le cyberespace. Notre modèle est aujourd'hui en cohérence étroite avec la situation sécuritaire globale et les ambitions de notre pays. Il a fait et continue à faire la preuve de son efficacité.
Pour autant, vous le savez, nos armées sont confrontées depuis plusieurs années à une situation de forte tension, sous l'effet combiné d'un niveau d'engagement très élevé s'inscrivant dans la durée – 30 000 soldats en posture opérationnelle, de jour comme de nuit, depuis plus de deux ans – et d'un contexte budgétaire compliqué. Ce grand écart n'est pas tenable, je suis désolé de devoir vous le dire avec force ! Notre liberté d'action en souffre. Ainsi, je suis de plus en plus souvent contraint de reporter ou d'annuler certaines opérations, faute de moyens disponibles. La dépendance vis-à-vis de nos alliés, notamment américains, touche ses limites parce qu'eux aussi doivent faire face au durcissement de la situation et à la multiplication des priorités.
Le système a en outre été fragilisé par le processus qui, entre 2008 et 2014, a affecté la totalité des composantes de nos armées, directions et services : le nombre de militaires est passé de 241 000 à 203 000 et l'organisation territoriale des armées a été repensée de fond en comble, principalement selon une logique d'efficience économique et de réduction des dépenses publiques. Depuis 2008, cinquante formations de l'armée de terre, dix-sept bases aériennes, deux bases aéronavales et vingt bâtiments ont été supprimés.
L'impact de ces réformes, menées dans un laps de temps très court, se fait sentir. Faut-il le rappeler ? Le ministère de la Défense a été le plus important contributeur de la révision générale des politiques publiques (RGPP). Le modèle s'est alors contracté autour d'un coeur de métier minimaliste, fragilisant du même coup sa cohérence d'ensemble, au moment même où il était davantage sollicité. Lorsque les engagements sont en hausse et le budget, en baisse, j'appelle cela un grand écart. À ceux qui en douteraient, je le dis et je le répète : on a déjà donné, on a déjà tout donné. Il faut maintenant revivifier notre modèle, ce qui, d'ailleurs, n'exclut pas de poursuivre notre transformation permanente et nos réformes de structure pour être toujours plus efficients. Je souscris à la feuille de route qui a été envoyée par la ministre des Armées au Premier ministre en ce sens.
Telle est l'ambition que nous nourrissons, avec les trois chefs d'état-major d'armée, derrière notre ministre des Armées, Mme Parly, afin que nos armées puissent continuer à assurer leur mission de protection de la France et des Français à l'horizon 2025. Je dois m'en porter garant.
La voie est tracée, selon deux axes : l'un pour gagner et l'autre, pour ne pas perdre. C'est notre projet « Cap 2025 ». Le premier axe, pour « gagner », est celui de la remontée en puissance. Nous n'avons pas d'autre choix. Le second axe, tout aussi important, qui doit nous permettre de « ne pas perdre », est celui de l'amélioration des conditions de vie quotidienne des militaires qui ont eu à souffrir, ces dernières années, de l'apparition de nouvelles fragilités, souvent méconnues. C'est plus largement celui du moral de nos militaires et de leurs familles, dont je suis également le garant.
Le premier axe, celui de la remontée en puissance, poursuit trois priorités. La première consiste à régénérer le modèle, en revenant, au plus vite, sur les lacunes capacitaires les plus pénalisantes, c'est-à-dire sur celles qui menacent directement les aptitudes-clés des armées et qui compromettent dès aujourd'hui la réussite de nos opérations. Concrètement, sur le terrain, le manque d'hélicoptères, de drones ou d'avions ravitailleurs a des conséquences lourdes sur la manoeuvre générale : report d'opérations, rupture de permanence, opportunités non saisies, prévisibilité accrue. Il ne s'agit là que d'un exemple parmi d'autres. Pour gagner, il nous faut aussi des gilets pare-balles rénovés, des stocks de munitions reconstitués et davantage de véhicules blindés pour protéger nos soldats. Je rappelle que 60 % de nos véhicules utilisés en opération ne sont pas protégés. Le blindage est le moins que l'on puisse demander et obtenir pour les hommes et les femmes de nos armées qui, eux, ne comptent pas leurs efforts. J'ai encore rapatrié trois blessés le week-end dernier.
Notre deuxième priorité est d'aligner les contrats opérationnels sur la réalité des moyens que nous engageons en opérations, aujourd'hui, considérant, je vous l'ai dit, que le niveau de menace ne diminuera pas dans les années qui viennent. Il faut savoir que nos engagements actuels dépassent d'environ 30 % les contrats détaillés dans le Livre blanc. Les nouveaux contrats devront prendre en compte les effectifs nécessaires, le maintien en condition et la préparation opérationnelle. En 2016, 50 % des rotations des unités de l'armée de terre dans les centres d'entraînement ont été annulées. Les pilotes ont volé en moyenne 160 heures – dont 100 en opération, c'est-à-dire pas à l'entraînement –, au lieu des 180 heures normées. L'entraînement à la mer de la marine a baissé de 25 %. Une telle contraction du temps et des moyens dévolus à l'entraînement est source de vulnérabilités, auxquelles il convient de mettre un terme sans attendre. C'est le chef de guerre qui vous le dit : à la guerre, toute insuffisance se paie « cash » parce qu'en face, l'ennemi ne s'embarrasse pas de procédés.
Enfin, notre troisième priorité est de préserver l'indispensable crédibilité de la dissuasion nucléaire par le renouvellement de ses deux composantes, océanique et aéroportée. Pour être soutenable, l'effort nécessaire doit être lissé sur les quinze prochaines années. Je rappelle que le flux annuel passera de 3,9 milliards d'euros en 2020 à six milliards d'euros en 2025.
J'en arrive à notre second axe. Après celui de la remontée en puissance, celui de l'amélioration de la vie quotidienne du soldat, selon deux priorités : le soutien et la condition du personnel.
Notre première priorité est d'assurer un ajustement du soutien, pour permettre au modèle d'absorber l'intensification du rythme d'engagement de nos forces. Les pistes d'amélioration sont nombreuses. Ainsi, l'infrastructure – priorité des priorités – souffre depuis plusieurs années d'un déficit récurrent de ressources budgétaires qui affecte nos conditions de travail et ne nous permet plus de garantir des conditions décentes de logement aux soldats, marins et aviateurs professionnels qui sont nombreux à loger dans nos bases ou à bord de nos bâtiments. On ne peut plus, par exemple, laisser des maintenanciers réparer leurs véhicules dans des hangars à 2 °C, comme encore cet hiver à Belfort : je ne peux pas regarder les gens droit dans les yeux et les laisser dans ces conditions ; il en va de ma crédibilité !
Je pense plus généralement à tout ce qui complique la vie des militaires au quotidien : les démarches administratives, la complexité des procédures d'expression de besoins et les délais de réservation de moyens. Il convient probablement de renforcer l'unicité du commandement, actuellement divisé en une multitude de silos indépendants à la suite des différentes réformes du soutien engagées depuis 2008.
Notre deuxième priorité tient à l'amélioration de la condition du personnel dans tous les aspects de la vie du militaire : sa famille, sa rémunération et son logement. En ce domaine, nous ne pouvons différer les mesures concrètes. Nos armées sont composées à 63 % de contractuels. À l'horizon 2025 – date à laquelle le budget de la défense devrait atteindre la cible de 2 % du PIB –, une majorité d'entre eux aura déjà quitté l'institution. C'est donc dès 2017-2018 que l'effort doit être fourni ! Les familles, elles aussi, attendent un geste. Elles souffrent de l'absence accrue de leur conjoint et de l'imprévu. À cela s'ajoutent des difficultés d'accès à l'emploi ou au logement, notamment en région parisienne, où de jeunes officiers et sous-officiers n'ont pas les moyens de se loger ! J'ai eu directement connaissance la semaine dernière d'une dizaine de cas : on ne va pas continuer comme cela et attendre 2025 ! Ces difficultés sont supportées par des familles, dont la confiance a été par ailleurs sérieusement fragilisée par la crise consécutive à l'utilisation du système de paie Louvois. Sur ce plan, nous ne sommes toujours pas sortis de cette difficulté même si le début de la mise en place du programme Source-Solde est annoncé à compter de 2018.
Deux enjeux sous-tendent cette préoccupation : le moral et la fidélisation de nos militaires. Il s'agit également d'une question de reconnaissance à l'égard du travail remarquable qui est accompli, en toute discrétion, par les hommes et les femmes de nos armées, civils et militaires, d'active et de réserve.
Ces deux axes – remontée en puissance et amélioration du quotidien – ne pourront être menés à bien que s'ils sont soutenus par un effort budgétaire sensible et rapide.
J'en arrive donc à ma deuxième préoccupation : obtenir des moyens financiers en cohérence avec notre projet. C'est tout l'objet de la trajectoire budgétaire qui doit nous amener à l'objectif fixé par le président de la République : 50 milliards d'euros courants, hors opérations extérieures (OPEX) et hors pensions, en 2025. Se dessinent devant nous trois horizons temporels.
Le premier correspond à la fin de gestion 2017 qui doit absolument être préservée. En opérations extérieures comme sur le territoire national, nos armées assurent la sécurité des Français au quotidien, dans des conditions souvent très difficiles. Comment imaginer ne pas leur donner les moyens nécessaires pour remplir leurs missions ? Les exécutions budgétaires ont été préservées en 2015 et 2016. Cela doit être le cas également en 2017, car les armées ne sont pas moins sollicitées, loin s'en faut.