À mon sens, le monde change sous nos yeux. La question des alliances est fondamentale. C'est une question éminemment politique. Je vous parle d'action militaire. Dans ce domaine nous sommes à la croisée des chemins, comme l'illustre la situation en Syrie. Sur quelques dizaines de kilomètres seulement s'y côtoient les forces turques, américaines, kurdes et russes, ainsi que l'armée syrienne, l'opposition syrienne modérée et Daech. La Syrie est un laboratoire des rapports de force et des tensions qui, au fond, proviennent de deux conflictualités distinctes, mais non disjointes, liée pour l'une au retour des États-puissances et pour l'autre à l'islam radical. La Russie, par exemple, joue un rôle dans le dossier ukrainien et dans le dossier syrien, où elle contribue à la lutte contre Daech. Nous devons en tenir compte, ce que nous avons fait dès la première réunion de la commission chargée de la revue stratégique, car l'évolution géostratégique a été importante depuis le dernier Livre blanc.
Peut-être n'ai-je pas été assez explicite concernant Sentinelle. Nous ne sommes pas les supplétifs des forces de l'ordre, qui font d'ailleurs très bien leur métier et avec qui nous travaillons de concert, mais un complément. L'ordre public n'est pas notre raison d'être, et nous n'en avons pas les capacités – nous ne disposons pas d'officiers de police judiciaire, par exemple. Tel est le principe de base. Nous apportons notre expérience et les savoir-faire acquis en opérations extérieures, face à des menaces et des actes de nature militaire que nous voyons peu à peu apparaître sur le territoire national. Pour ce faire, nous travaillons à renforcer notre mobilité pour mieux surprendre les terroristes. Cela demande de s'entraîner. L'armée de terre a ainsi expérimenté avec la gendarmerie une capacité de contrôle des flux arrière aux frontières visant à assurer une mobilité complémentaire entre les forces terrestres et la gendarmerie. Nous travaillons conjointement de la sorte sur plusieurs autres pistes.
Quoi qu'il en soit, nous conserverons toujours des trinômes en patrouille ici ou là. Cela contribue à dissuader l'adversaire. D'après les informations dont je dispose sur les terroristes, nous voir ne les rassure pas, car ils savent de quoi nous sommes capables. Ils sont conscients que nous n'hésiterons pas, comme ce fut le cas au Carrousel du Louvre, à Orly et ailleurs. Tout cela participe au maintien de la confiance du peuple français. La confiance, c'est essentiel pour une nation.
J'ai parfaitement conscience que cette opération pèse sur le moral des troupes et mon souci permanent reste de le préserver. Lorsqu'un soldat rentre de quatre mois de déploiement en opération extérieure pour enchaîner sur deux ou trois missions dans le cadre de l'opération Sentinelle, il est à nouveau durablement loin des siens ; cela ne saurait durer indéfiniment, et j'en suis bien conscient. D'où le besoin de modulation accrue pour notre dispositif. Précisons que l'augmentation des onze mille nouveaux effectifs n'est pas encore achevée, car le processus, depuis le recrutement jusqu'au plein caractère opérationnel, est long. Il reste encore beaucoup à faire. À ce stade, il me semble indispensable de faire évoluer l'opération Sentinelle mais je recommande la prudence sur le sujet : imaginez qu'un attentat grave survienne suite à la décision d'alléger Sentinelle…
S'agissant de la réserve, je vous l'ai dit : nous sommes « sur le trait ». Mais lorsque les crédits sont épuisés, nous cessons de recruter ; c'est aussi simple que cela. En cas d'annulation de crédits en 2017, nous serons peut-être amenés mécaniquement à des mesures de régulation.
Je ne peux guère vous en dire davantage sur les conséquences qu'aurait l'annulation de 850 millions d'euros de crédits, non pas parce que je cherche à éviter le sujet, mais parce que la décision n'a pas encore été officiellement prise par le président de la République. Attendons qu'elle le soit ; en attendant, j'ignore si nous appliquerons la batterie de mesures possibles, car cela dépendra, encore une fois, du niveau de report de charges et de crédits, de la manière dont cette annulation s'articulera avec d'autres annulations et gages dans le cadre de la gestion budgétaire globale et du niveau des opérations extérieures. Je dirai ceci : à l'évidence, le budget ne correspond pas à ce que j'avais demandé, et je pense que vous l'avez compris, ni à ce qu'a demandé la ministre des Armées. Cela étant dit, je ne peux guère vous apporter davantage de précisions tant que la décision n'est pas officiellement prise ; lorsqu'elle le sera, si elle devait l'être, votre président sera informé des mesures concrètes de décalage qui seront prises – puisqu'il faudrait procéder à des décalages, étant donné que je ne vois pas d'autre solution que de faire porter de telles demandes d'économies sur l'équipement des forces.
J'en viens à nos partenaires européens. Pour toutes sortes de raisons, le climat a changé depuis quelques mois. La Commission européenne parle désormais de la défense et des armées, un sujet qu'il lui était jusqu'ici délicat d'aborder. Le fonds européen de défense est une nouveauté intéressante.
Vous proposez de dégager l'investissement de défense du calcul du déficit public par rapport à la règle des 3 % du PIB. Je soutiens fermement cette mesure, mais je crois que mon soutien ne suffit pas… C'est un sujet exclusivement politique. Mes homologues européens savent toutefois, en toute objectivité, combien nous contribuons à la défense et à la sécurité de l'Europe. On entend déplorer çà et là que bien des choses vont mal en France. Soit, mais permettez-moi de vous dire ceci : nous avons la première armée d'Europe et elle est considérée comme telle lorsque je suis à Bruxelles. La France dispose de la deuxième armée de l'OTAN. En somme, la France est un grand pays quand elle le veut, et elle l'est aujourd'hui sur le plan militaire. J'ai donc, en tant que CEMA, un rôle dans cette dynamique européenne. L'automne dernier, nous sommes parvenus à réunir les Britanniques et les Allemands dans mon bureau, puis nous avons tenu une réunion du même ordre à Londres ! La prochaine réunion aura lieu à Berlin après l'été. Ce sont des signes ! Nous pouvons explorer d'innombrables pistes de coopération. Nous pouvons coopérer avec les Allemands en matière d'environnement des opérations et de capacités – intelligence, surveillance, reconnaissance (ISR), ravitailleurs, transport aérien, drones – ou encore de logistique et de sécurité et développement, car cette économie puissante peut nous aider. Ils participent à la formation des forces locales, dans le cadre de la mission européenne EUTM au Mali par exemple. Avec les Britanniques, notre coopération porte tout à la fois sur les opérations – j'ai mentionné la CJEF – mais aussi sur les programmes, le traité de Lancaster House ayant tracé de nombreuses pistes. On peut aussi envisager à l'avenir un programme de drone MALE européen avec ceux qui voudront nous rejoindre d'ici à 2025. Autrement dit, je suis persuadé qu'il y a des choses à faire, et je sens une dynamique meilleure qu'auparavant, en particulier avec l'Allemagne, dont je rappelle que la part du PIB consacrée à la défense passera de 1,2 % à 1,5 % en quatre ans, sachant que l'Allemagne a un PIB plus élevé que le nôtre et qu'elle n'assume aucune dépense liée à la dissuasion. C'est dire si, à périmètre équivalent, nous allons devoir nous accrocher pour ne pas être dépassés !
Un mot sur les munitions : les réductions décidées ces dernières années ont globalement porté sur les flux, celui de l'entretien programmé du matériel et de l'entretien programmé du personnel, celui des munitions et celui des infrastructures – comme toujours. Oui, il faut reconstituer le flux des munitions et nous ne pourrons pas attendre 2019 ou 2020 ! Nous avons beaucoup consommé et continuons de consommer beaucoup, et pour cause : on ne gagne pas la guerre sans munitions – un fait simple que l'on semble pourtant redécouvrir. Je ne vous donnerai pas de détails sur l'état des différents stocks, mais il n'est plus temps de discuter en termes budgétaires, car nous n'avons pas le choix. Je n'y peux rien ; c'est ainsi. Il faut agir dès 2018 pour plusieurs raisons : d'abord parce que nous sommes « au taquet », mais aussi parce qu'il s'écoule parfois beaucoup de temps entre la commande de la munition et le moment où elle peut être tirée. Les pièces des munitions sont en effet fabriquées dans différents lieux et pays. Au fond, la France a redécouvert la guerre. Or, il n'est pas aisé de relancer une chaîne industrielle, surtout de manière accélérée. Nous devons être en mesure de disposer de stocks de munitions suffisants. Je ne le demande pas pour ennuyer tel ou tel, mais parce qu'encore une fois, c'est ainsi : on ne gagne pas la guerre sans munitions suffisantes.