Je tiens tout d'abord à préciser que, dans la nouvelle version des PPI, nous demandons aux préfets de prévoir, dans la zone des 2 à 5 kilomètres, les données physico-pratiques de l'évacuation des populations incluses dans ce périmètre. Il s'agit de l'une des nouveautés de ces plans.
À Fukushima, 160 000 personnes ont in fine été évacuées. Les évacuations de population de très grand volume peuvent répondre à plusieurs conceptions, qui dépendent en partie de l'événement. Dans des événements à cinétique très rapide, nucléaires ou autres, on peut imaginer que l'on ne dispose pas du temps nécessaire pour organiser l'évacuation. Dans le cas d'un tsunami par exemple, si l'on vous dit que la vague va survenir dans une demi-heure, la seule solution possible est de demander aux gens d'essayer de se réfugier à des niveaux où l'on espère que l'eau ne montera pas. Il n'y a pas grand-chose d'autre à faire. Il s'agit pour ainsi dire d'une fuite réflexe.
Dans le cadre d'une évacuation plus concertée, de nombreux éléments doivent être pris en considération. Ces opérations sont d'une complexité inouïe, en termes de transport, de points de recueil, d'alimentation, de conception des axes d'évacuation permettant de continuer d'acheminer des moyens sur zone.
Le deuxième aspect à appréhender est la question de savoir pendant combien de temps les populations évacuées vont partir de chez elles. Il est différent de partir pour une journée, pour huit jours ou pour une durée indéterminée. Ceci pose des sujets d'une incroyable complexité opérationnelle. Dans les secteurs agricoles par exemple, les animaux de ferme ne sont pas évacués : comment les traiter ? Qu'en faire ?
S'ajoute à cela le fait que nous ne disposons pas aujourd'hui en France d'un vecteur réglementaire, porté par un support législatif, imposant l'évacuation : une personne peut ainsi refuser d'évacuer la zone. Ce genre de situation arrive dans toutes les crises. Ce sujet doit être posé de manière générique. Lors de la crise liée au passage du cyclone Irma, certaines personnes ne voulaient pas quitter leur maison, alors même que nous savions que le quartier allait se retrouver sous plusieurs mètres d'eau. De même, lors des inondations de janvier, des gens ont refusé de partir. Ceci implique des actions supplémentaires pour les forces de sécurité.
Je tiens à préciser par ailleurs que nous ne disposons pas de moyens en propre pour évacuer les populations. Il n'existe pas de trains spéciaux, ni d'avions ou d'autobus dédiés. L'idée est de mobiliser, par réquisition, les moyens disponibles. Bien évidemment, une majorité de Français ayant un véhicule, beaucoup de gens évacueraient par leurs propres moyens, par voie routière. Pour autant, tout ceci doit être organisé.
La limite en termes de nombre est fonction de la nature de l'accident, des éléments d'expertise et des décisions prises. Nous estimons qu'au-delà de 500 000 personnes, l'évacuation deviendrait aléatoire. À ma connaissance, aucun pays moderne n'a procédé à de tels mouvements de population sur des temps courts, de manière totalement organisée. Des déplacements d'une telle ampleur seraient inédits. Nous réfléchissons bien évidemment à de telles situations et y travaillons, mais je ne crois pas qu'il existe, en benchmarking, une solution susceptible d'être appliquée clé en main.
L'un des sujets vitaux à gérer serait l'inquiétude. Chaque année, nous évacuons à plusieurs reprises des milliers de personnes en même temps. De nombreuses bombes de la deuxième guerre mondiale sont par exemple encore enfouies dans certaines villes et lorsqu'elles sont découvertes, il n'est pas rare de devoir évacuer 10 000 à 15 000 personnes d'un secteur. Ces interventions sont extrêmement préparées, plusieurs semaines à l'avance, avec une information porte à porte, des points de recueil organisés. Les gens savent que l'opération va durer entre quatre heures et une journée, avec une organisation impliquant les centres communaux d'action sociale (CCAS) et les maires, afin notamment de trouver une occupation pour la population pendant le temps que dure l'intervention de déminage. Dans le cas d'un accident nucléaire par exemple, la situation serait très différente. Il nous arrive souvent, lors d'épisodes de fortes intempéries, d'avoir à accueillir des milliers de personnes en très peu de temps, de façon impromptue : il faut alors, en quelques heures, mettre en place de l'accueil, prévoir du ravitaillement alimentaire, aller chercher les gens. Nous disposons donc malgré tout de points de référence. Nous n'avons toutefois jamais organisé d'exercice grandeur nature pour tester une procédure d'évacuation sur une population équivalente à celle qui a dû être évacuée lors de l'accident de Fukushima. Ceci serait assez inédit. La question est d'ailleurs de savoir si ceci serait acceptable par la population et le tissu économique.
Il existe donc des limites et des problèmes, auxquels nous nous préparons à faire face. Sommes-nous en capacité de le faire ? Oui. Sommes-nous capables d'effectuer ceci de manière normée, en vous présentant aujourd'hui un plan déclinant l'ensemble des opérations, de « T zéro » à « J+3 », minute par minute ? La réponse est négative, dans la mesure où les territoires sont tous différents, tout comme la cinétique de chaque événement. De nombreux facteurs sont aléatoires. C'est la raison pour laquelle, dans la préparation des exercices de crise, nous majorons systématiquement les situations, afin de nous préparer au mieux à parer à toute éventualité. Ceci nous permettra par ailleurs, nécessairement, de progresser dans le temps. L'un des éléments dont il est important d'être conscient est qu'une évacuation prend du temps, même si elle ne concerne qu'un faible nombre de personnes.
L'effet domino est bien évidemment pris en compte, par croisement de cinétiques, notamment sur la partie sécurité. En France, dans les autorisations d'exploitation des installations classées pour l'environnement (ICPE), ce paramètre est systématiquement pris en majoration. Les industriels contestent d'ailleurs souvent cet aspect, qui majore également les coûts. Ceci est également pris en considération dans l'élaboration des PPI, pour le nucléaire comme pour tout autre événement. Certains effets majorants potentiels ne peuvent toutefois pas être pris en compte, dans la mesure où tout n'est pas prévisible. À Fukushima, les autorités avaient par exemple imaginé qu'un tsunami pourrait éventuellement se produire dans la zone et considéré que l'eau ne pourrait pas dépasser une certaine hauteur : force est de constater que les événements ne se sont pas passés ainsi.
Peut-on prévoir tous les effets domino ? Il le faudrait. Nous essayons de le faire. Je ne peux toutefois vous donner de réponse absolue.
Tous les moyens disponibles sont connus et répertoriés. Quelle que soit la crise – le nucléaire n'étant qu'un élément de l'ensemble – nous travaillons entre postes de commandement de gestion de crise. Je dispose en l'occurrence d'un organe qui fonctionne en permanence : le centre opérationnel de gestion interministérielle des crises (COGIC). Sa mission est de collecter la totalité des informations provenant de tous les services d'incendie, de secours et des préfectures, mais aussi de faire office d'état-major de gestion de crise lorsqu'il faut reprendre la main sur le niveau local ou l'accompagner. Les armées disposent également d'un centre de crise, tout comme les forces de police. Nous travaillons en réseau et nous regrouperions évidemment, en cas de besoin, sous l'égide du premier ministre, en cellule interministérielle de crise, qui dépendrait de ma direction. Les moyens sont connus au jour, mais très variables.
Le mécanisme européen de protection civile fonctionne très simplement : il existe, à Bruxelles, un centre de coordination de la réaction d'urgence – Emergency Response Coordination Centre (ERCC) –, organe correspondant à notre COGIC. En cas de crise, nous pouvons contacter ce centre, pour indiquer par exemple que nous aurions besoin de cinquante grues ou de dix mille tenues radiologiques dans un délai donné. Aussitôt, tous les centres de commandement des différents pays sont avisés par mail et apportent leur réponse. S'ensuit un acheminement des matériels demandés entre les pays, avec prise en charge financière par l'Union européenne, pour tout ou partie. Nous déclarons dans ce cadre des modules d'intervention, correspondant à des capacités opérationnelles susceptibles d'être mises à disposition des autres pays européens. La France se situe d'ailleurs en tête dans ce domaine, avec 21 modules déclarés, le pays suivant dans la liste en déclarant neuf. Au niveau de l'Europe, 54 modules au total sont déclarés par l'ensemble des États membres. Pour autant, je pense que, sur ce domaine du risque nucléaire et chimique, l'Europe doit se doter d'une capacité supérieure, améliorée. Nous y travaillons. Cette proposition est d'ailleurs incluse dans la modification du mécanisme, qui pourrait être adoptée à la fin de l'année. Il ne s'agit donc pas de science-fiction, mais bien d'une possibilité certainement bientôt effective.
La résilience des territoires est une question complexe, qu'il s'agisse de la zone évacuée elle-même ou de la zone périphérique proche, qui bien que n'étant pas concernée directement par une évacuation ou une contamination, subit néanmoins des conséquences économiques et humaines d'un accident. En février 2016 par exemple, à Flamanville, une information fausse avait circulé lorsqu'un incendie sans aucune gravité s'était déclaré dans un alternateur, dégageant beaucoup de fumée. Une photographie prise par un acteur de la centrale était sortie et, dix minutes après, était diffusée partout dans le monde, accompagnée de l'information selon laquelle la centrale de Flamanville avait explosé. J'ai dû lutter pendant dix heures sur la totalité des médias internationaux pour expliquer qu'il s'agissait d'un banal accident industriel, certes situé dans un site nucléaire, mais sans aucune incidence de ce type. J'avais même reçu un appel d'un média japonais qui était prêt à publier un article internet incitant à ne plus acheter de yaourts normands. Fort heureusement, ils avaient eu le réflexe de m'appeler avant la publication, ce qui m'a permis de leur expliquer la situation, si bien que l'article n'est finalement pas sorti. La résilience des territoires est ainsi à lire à l'aune des explications données. Ceci renvoie au sujet précédemment évoqué de la communication vers les populations, mais va largement au-delà.