Monsieur le président, madame la rapporteure, mesdames, messieurs les députés, j'ai effectivement été responsable professionnel au sein du SNISPV ainsi que directeur des services vétérinaires dans plusieurs départements ruraux ou à forte activité agroalimentaire. J'interviendrai aujourd'hui en tant que conseiller sécurité sanitaire à l'INHESJ.
L'INHESJ, placé sous la tutelle du Premier ministre, travaille sur une approche globale des enjeux de sécurité par des activités de formation, d'études et de recherche qui touchent à l'agriculture et à l'alimentation. Je suis arrivé à l'Institut il y a cinq ans, au moment où s'est déclenché le scandale de la viande de cheval. Cela m'a conduit à essayer de comprendre ce qu'une crise de cette nature pouvait nous dire sur ce qui se passe dans les filières alimentaires.
Au vu de la façon dont l'industrie agroalimentaire fonctionne aujourd'hui, on ne peut plus séparer les enjeux de sécurité sanitaire de ceux de lutte contre les pratiques frauduleuses et trompeuses. Cela implique de construire une approche globale pour aborder l'ensemble des enjeux de sécurité et de transparence de la chaîne alimentaire. Je vous propose de le faire en deux temps, d'abord en revenant sur ce « Horsegate », ce scandale de la viande de cheval, ensuite en vous présentant les trois propositions que j'ai imaginées.
Revenons sur le scandale de la viande de cheval dans lequel un grand nombre d'acteurs étaient impliqués. C'est la société Findus qui a révélé le problème, qui avait d'ailleurs été identifié depuis trois ou six mois par les autorités d'Irlande du Nord. Le coût jugé anormalement bas de certains produits avait en effet conduit les autorités d'Irlande du Nord à s'interroger puis à mettre en évidence la présence de viande de cheval à la place de viande de boeuf. Findus s'adressait à Comigel pour fabriquer ses plats cuisinés au Luxembourg, Comigel se tournant à son tour vers Spanghero qui lui fournissait quelque chose qu'on ne connaissait pas à l'époque, à savoir ce fameux minerai de viande. De son côté, Spanghero s'adressait à des traders de minerai de viande – personne ne savait qu'il existait des traders de minerais de viande, une activité qui n'était absolument pas identifiée – qui s'approvisionnaient auprès d'abattoirs roumains qui disposaient de beaucoup de viande de cheval parce que la Roumanie venait d'interdire la circulation des charrettes à cheval ! Vous voyez donc comment un petit phénomène, l'arrêt de la circulation des charrettes à cheval en Roumanie, a conduit à un scandale européen.
Au départ, il a été difficile d'identifier ce dont il s'agissait. Les deux ministres ont assuré la gestion de cette crise, mais pendant plusieurs jours on s'est demandé s'il s'agissait d'une fraude ou d'un enjeu sanitaire. En réalité, on ne pouvait pas démêler les deux, car s'il y a fraude, il y a forcément problème de traçabilité des ingrédients qui composent les aliments, et s'il y a problème de traçabilité, il y a forcément doute sur les enjeux de sécurité sanitaire. En effet, si on ne sait pas de quoi sont composés les aliments, on ne peut pas garantir la salubrité du produit.
Il faut bien voir qu'un aliment n'est pas un bien de consommation comme un autre. La fraude sur l'alimentation a un impact sur le consommateur beaucoup plus fort qu'une fraude sur une contrefaçon, par exemple, sur un produit électronique ou un tee-shirt. Vous connaissez cette formule du sociologue Claude Fischler : « Si je ne sais pas ce que je mange, je ne sais plus qui je suis ». La fraude dans le champ alimentaire a vraiment un impact très fort, c'est un facteur de défiance absolument considérable entre les consommateurs et les opérateurs de la chaîne alimentaire et un facteur d'anxiété pour les consommateurs.
J'ajoute que les deux principaux acteurs de ce scandale qui sont, je crois, en cours de jugement, étaient déjà bien connus des services de la justice, l'un aux Pays-Bas et l'autre en France. Ces deux acteurs travaillaient déjà ensemble dix ans auparavant et avaient déjà été condamnés dans une affaire de falsification en introduisant de la viande de cheval à la place d'autre chose.
J'ai réfléchi à cette affaire en lisant des enquêtes, notamment le livre d'Anne de Loisy, « Bon appétit ! Quand l'industrie de la viande nous mène en barquette », et celui de Jean-Baptiste Malet : « L'empire de l'or rouge », où il est question du triple concentré de tomate, ce produit que l'on ne soupçonne pas et qui voyage dans le monde entier dans les conditions décrites par ce livre… Tout cela m'a permis de comprendre que certains facteurs sont à l'origine de scandales, et que l'affaire de la viande de cheval n'était pas un épiphénomène ni un accident.
D'abord, la mondialisation touche les filières alimentaires, comme d'autres secteurs d'activité, ce qui fait que les mêmes produits circulent partout, sur toute la planète, dans un contexte de complexification des circuits commerciaux d'approvisionnement qui rend le sujet particulièrement difficile à appréhender, comme je le disais à propos du scandale de la viande de cheval. La pression de plus en plus forte exercée sur le prix des matières premières conduit certains opérateurs – pas les industries elles-mêmes, qui ont tout intérêt à conserver la confiance des consommateurs en ayant des produits sûrs et loyaux –, certaines personnes mal intentionnées à s'infiltrer dans la chaîne alimentaire en organisant des fraudes. Ces opérateurs, qui peuvent gagner beaucoup d'argent, risquent peu parce que ce type de délinquance est assez peu identifié.
La chaîne alimentaire est devenue un secteur économique dans lequel la fraude économique peut se développer de façon beaucoup plus importante qu'on ne l'imagine, au détriment aussi bien des consommateurs que des industries agroalimentaires elles-mêmes qui n'ont aucun intérêt à mettre sciemment sur le marché des produits qui seraient interdits.
Je ne m'étendrai pas sur le dispositif public de contrôle, car tout a été dit dans de nombreux rapports, notamment parlementaires, sur l'enchevêtrement des compétences entre les différentes administrations, sur la dilution des responsabilités, comme l'a montré l'affaire Lactalis : la poudre de lait infantile est soumise à deux réglementations, d'une part l'agrément sanitaire général délivré par les services de la direction générale de l'alimentation (DGAL) du ministère de l'agriculture, d'autre part une réglementation spécifique à l'alimentation infantile relevant de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), c'est-à-dire du ministère de l'économie et des finances. Il existe de très nombreux autres exemples – sur les denrées végétales, sur l'alimentation animale, etc. – pour lesquels la responsabilité des différentes administrations de contrôle est de plus en plus complexe à identifier. Cela a d'ailleurs des conséquences directes lorsqu'on veut aller vers plus de transparence pour le consommateur. C'est le cas, pour le ministère de l'agriculture, du dispositif dit Alim'Confiance, qui permet de qualifier la conformité des établissements avec quatre niveaux de smileys. Cette transparence concerne l'enjeu sanitaire de salubrité des aliments, mais pas celui lié à d'éventuelles pratiques frauduleuses ou trompeuses. Les administrations de contrôle qui, dans les départements, travaillent ensemble dans des directions dites interministérielles de la protection des populations, sont confrontées à ces difficultés. Si l'on attribue un smiley « Très satisfaisant » parce que les règles sanitaires sont respectées, mais qu'une autre administration conduit une enquête, voire s'apprête à lancer une procédure judiciaire, parce qu'elle soupçonne des pratiques frauduleuses dans l'entreprise, on ne peut pas décemment considérer que le consommateur est bien informé.
Je le répète, chercher à distinguer ce qui relève des enjeux de sécurité sanitaire de ce qui relève des enjeux de lutte contre les pratiques frauduleuses et trompeuses est devenu impossible.
C'est d'ailleurs pour cela que la Commission européenne a beaucoup travaillé sur la fraude à l'alimentation après le scandale de la viande du cheval, et en a déduit qu'il fallait, lors de la révision du règlement sur les contrôles officiels, aborder les deux sujets ensemble. Au mois de décembre 2019, un nouveau règlement, en date de mars 2017, sera appliqué qui prévoit une approche globale et intégrée sur la chaîne alimentaire, associant les deux volets. Des dispositions sont prévues pour que la coordination entre les différentes administrations soit la plus forte possible et que le contact entre les États membres et la Commission soit assuré par une autorité unique chargée de la vision d'ensemble de ces deux sujets.
Je propose trois axes pour conduire cette approche globale sur la chaîne alimentaire.
Premièrement, il est nécessaire que les administrations de contrôle travaillent ensemble sur la question du risque, dans un même objectif. Au passage, il faut ajouter le rôle du ministère de la santé sur les enjeux liés à la politique nutritionnelle, et celui du ministère de la transition écologique et solidaire. Bref, quatre ministères au moins sont concernés sur cette question.
Deuxièmement, il faut mettre en place un dispositif de coproduction de la sécurité, c'est-à-dire rappeler que la sécurité est l'affaire de tous, des services de l'État comme des acteurs de la chaîne alimentaire et des consommateurs, pour agir efficacement en faveur de la santé et des enjeux sociaux et environnementaux. Pour cela, il convient de créer de la confiance entre tous les acteurs, ainsi que de la proximité, car parmi les acteurs de la chaîne alimentaire, seul un petit nombre de personnes sont mal intentionnées. Sans cette relation de confiance, les autorités de contrôle auront beaucoup de difficultés à avoir des informations pertinentes, contrairement aux industriels qui savent ce qui se passe grâce aux dispositifs d'autocontrôles dont ils disposent.
Troisièmement, il convient de développer l'activité de renseignement sur la chaîne alimentaire, afin d'avoir une connaissance suffisante de ce qui se passe dans les filières et une capacité d'anticipation permettant de ne pas attendre qu'un scandale éclate. À côté de l'activité judiciaire et administrative, il faut donc créer tout simplement l'activité de renseignement. Une activité de police efficace ne peut s'appuyer que sur cette capacité de connaissance, d'anticipation. Cela implique d'associer étroitement l'ensemble des inspecteurs de tous les services de contrôle, ainsi que les industries elles-mêmes, les acteurs de la chaîne alimentaire qui doivent, en confiance, être en mesure de dire ce qui se passe quand ils savent que des pratiques sont susceptibles de provoquer des crises. Il faut aussi, et c'est plus difficile, suivre les délinquants de la chaîne alimentaire – ils sont connus. Sur un million d'opérateurs de la chaîne alimentaire en France, il y a forcément quelques centaines de personnes plus ou moins connues parce qu'elles ont déjà été condamnées, parce qu'on sait ce qui se passe, etc. Mais je comprends que le sujet est délicat.
L'application des principes généraux de sécurité à la chaîne agroalimentaire, qui s'appuie sur 500 000 producteurs en France et sur 500 000 acteurs de la chaîne alimentaire, des abattoirs jusqu'à la distribution, justifie une action de police efficace.
Enfin, le numérique a un rôle important à jouer dans ce domaine-là, peut-être aussi par l'utilisation de technologies telles que la blockchain qui permettrait aux industries agroalimentaires de partager des informations.