Intervention de Benjamin Dirx

Réunion du mercredi 20 juin 2018 à 17h00
Commission des affaires étrangères

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaBenjamin Dirx, rapporteur :

Madame la présidente, Madame la rapporteure pour avis, mes chers collègues,

Notre commission est saisie du projet de loi autorisant la ratification de la convention multilatérale pour la mise en oeuvre des mesures relatives aux conventions fiscales pour prévenir l'érosion de la base d'imposition et le transfert des bénéfices. Ce projet de loi a été adopté à l'unanimité par le Sénat le 19 avril dernier. Je rappelle que les conventions fiscales sont renvoyées au fond à la Commission des finances du Sénat. A l'Assemblée, c'est notre Commission qui est compétente au fond, la Commission des finances s'étant saisie pour avis. Néanmoins, je tiens à souligner que Bénédicte Peyrol, qui est par ailleurs chargée d'un rapport d'information sur l'optimisation et l'évasion fiscales, et moi-même, avons eu à coeur de travailler en étroite collaboration.

Cette convention a été signée le 7 juin 2017 par 68 États et territoires, rejoints depuis par dix nouveaux signataires. Elle constitue l'un des volets du projet BEPS (Base erosion and profit shifting), lancé sous impulsion des États membres du G20 au Sommet de Los Cabos en 2012 et dont la mise en oeuvre a été confiée à l'OCDE. L'objet principal de ce projet est de fournir aux États de nouveaux moyens pour répondre aux pratiques d'optimisation fiscale des entreprises. Pour les entreprises qui ont recours à ces pratiques, il s'agit de rechercher une imposition faible ou nulle, notamment en transférant leurs bénéfices vers des territoires à fiscalité privilégiée, alors qu'elles n'y exercent que des activités limitées ou inexistantes. Je souhaite souligner et saluer le rôle moteur joué par notre pays dans ce vaste chantier anti-optimisation.

La mise en oeuvre de certaines des actions du plan BEPS passe par la modification du réseau de conventions fiscales bilatérales liant les différents pays. La France en a signé 120 et on en dénombre au total plus de 3500 dans le monde. Je rappelle que ces conventions bilatérales ont initialement été conçues pour répartir le droit d'imposer entre deux États et éviter les situations de double imposition. Or les failles de ces conventions sont massivement utilisées pour éluder l'impôt, faute de dispositions destinées à éviter les abus. Il fallait donc « réparer » ces conventions. Mais la renégociation de chacune d'elle aurait pris des décennies, décennies que l'on ne pouvait se payer le luxe de perdre dans la lutte contre l'optimisation fiscale ! D'où l'idée de les modifier de manière rapide, uniforme et synchronisée par une convention multilatérale d'un genre tout à fait nouveau. Cet « accélérateur juridique » anti-optimisation, c'est la convention dont la ratification nous est proposée. Cette convention constitue à plusieurs titres un outil sans précédent.

Je tiens à souligner tout d'abord que le multilatéralisme dans un domaine traditionnellement marqué par le bilatéralisme est en soi une petite révolution. Les travaux du plan BEPS ont été endossés par plus de 100 pays. Leur mise en oeuvre a donné lieu à la création d'un cadre multilatéral inclusif, plaçant l'ensemble des pays sur un pied d'égalité, qu'ils soient membres ou non membres de l'OCDE. Ce cadre englobant a permis d'intégrer des pays en développement dans l'adoption de nouveaux standards pour la fiscalité internationale.

En second lieu, cette convention aura un véritable effet « big bang » sur la fiscalité internationale en modifiant d'un seul coup des centaines de conventions. Pour la France, à court terme, c'est une soixantaine de conventions fiscales bilatérales qui sera impactée, l'objectif à long terme étant de modifier l'intégralité de notre réseau conventionnel. A travers cette ratification, nous sommes donc en réalité saisis de la modification d'une soixantaine de conventions à court terme et à moyenlong termes, potentiellement, de l'ensemble du réseau conventionnel fiscal français !

La convention comporte trois standards minimums que tous les Etats signataires doivent adopter.

Il s'agit en premier lieu de l'article 6 paragraphe 1 qui modifie le préambule de l'ensemble des conventions fiscales pour préciser qu'elles doivent permettre d'éliminer les doubles impositions sans créer de possibilités de non-imposition via l'évasion ou la fraude fiscales.

En deuxième lieu, la clause anti-abus de l'article 7 est véritablement la clé de voûte de cette convention. Son principe est simple : selon la règle dite du critère des objets principaux retenue par la France, si l'on démontre que l'un des objets principaux d'une transaction est d'obtenir un avantage fiscal, le bénéfice de la convention fiscale pourra tout simplement être refusé. Il s'agit d'une réponse extrêmement puissante à la pratique dite du « chalandage fiscal » (ou treaty shopping). Permettez-moi de vous en donner une illustration : aujourd'hui les investisseurs français qui veulent investir en Inde passent massivement par l'île Maurice. Pourquoi ? Parce que la convention fiscale entre l'Inde et l'Ile Maurice prévoit qu'il n'y pas de retenue à la source ni d'imposition en Inde sur les revenus passifs qui y sont réalisés par des étrangers. Par conséquent une entreprise constituée à l'île Maurice pour investir en Inde ne sera pas taxée sur ses revenus réalisés en Inde et « remontés » vers l'île Maurice. La convention fiscale entre l'île Maurice et la France prévoit que ces mêmes revenus ne sont taxables qu'à l'île Maurice où ils ne sont de fait pas taxés. Pour investir en Inde sans payer d'impôt une entreprise française est donc incitée à passer par Maurice. Elle échappe à la retenue à la source indienne et à l'imposition en France. Il s'agit d'une situation typique de double non-imposition. Que se passera-t-il avec la clause anti-abus de l'article 7 ? Il sera aisé de démontrer que le recours à une société mauricienne obéit à un but principalement fiscal. Par conséquent le bénéficie de la convention fiscale entre l'Inde et l'île Maurice pourra être refusé. La portée de cette clause est donc absolument considérable et l'on ne peut que s'en réjouir. Elle réjouira sans doute moins les 8000 à 12 000 avocats fiscalistes qui, selon les chiffres officiels du gouvernement néerlandais, vivent exclusivement du treaty shopping au Pays-Bas !

Enfin, l'article 16 constitue un standard minimum favorable aux entreprises puisqu'il améliore les processus de règlement de différends et donc l'élimination des doubles impositions.

Au-delà de ces standards minimums, d'application automatique, la convention présente la spécificité de laisser de très importantes marges de manoeuvre aux Etats signataires. C'était la condition d'une adhésion la plus large possible. La convention est par conséquent en grande partie un « menu à la carte ». Les Etats sont tout d'abord libres de choisir les conventions bilatérales qu'ils entendent « couvrir », c'est-à-dire voir modifier par la convention multilatérale. Ils sont également libres de choisir, parmi les 21 articles facultatifs, ceux qu'ils comptent appliquer et ceux sur lesquels ils émettent une réserve. J'ajoute que certains articles facultatifs permettent de choisir entre plusieurs options.

Compte tenu de tous ces paramètres, vous comprendrez que la lecture de l'impact de cette convention est loin d'être aisée. Autant dire qu'on ne lira plus les conventions fiscales comme avant ! Il faudra au préalable se poser un certain nombre de questions : la convention a-t-elle été notifiée à l'OCDE par les deux Etats ? Si tel est le cas, la convention sera bien modifiée par la convention multilatérale. Mais dans quelle mesure ? Les standards minimums s'appliquent automatiquement. Mais pour les autres stipulations, il faudra regarder article par article quelles sont les options retenues par les deux pays. En l'absence de concordance des choix des deux parties sur un article, cet article ne s'applique pas.

Mais ce n'est pas tout. La convention est un instrument vivant et dynamique dont les effets et la portée vont évoluer dans le temps puisque les Etats signataires peuvent à tout moment décider de faire entrer de nouvelles conventions bilatérales dans son champ et de lever les réserves formulées.

C'est pourquoi j'insiste sur l'importance toute particulière que représente l'information du Parlement comme des entreprises sur la portée évolutive de cette convention tout à fait unique.

A cet égard, je tiens à souligner l'engagement pris le Gouvernement de tenir le Parlement informé chaque année par le biais d'une annexe au projet de loi de finances sur le réseau fiscal conventionnel. Je note que cette annexe n'avait pas été publiée depuis 2014 : ce sera une bonne occasion de la réactiver ! En outre, selon les informations transmises par le ministère des Affaires étrangères, si la levée de réserves constitue traditionnellement une compétence discrétionnaire de l'exécutif, le Parlement sera, dans le cas particulier de cette convention, informé des éventuelles évolutions de nos choix

Je tiens aussi à saluer les engagements pris par le Gouvernement afin d'assurer une lisibilité et une sécurité juridique maximales pour les opérateurs. Le Gouvernement s'est en effet engagé à publier des versions consolidées des conventions bilatérales. Les instructions fiscales commentant la convention et les réponses aux demandes de rescrit permettront également de maximiser la sécurité juridique des opérateurs économiques, d'autant qu'elles seront opposables à l'administration française. Ces engagements du Gouvernement français viendront compléter les documents produits par l'OCDE, tels que la notice explicative de la convention et la base de données d'appariement des choix entre États signataires. Au-delà, il me semble qu'il serait particulièrement souhaitable que l'administration fiscale adopte une démarche beaucoup plus proactive, une démarche d'accompagnement des entreprises françaises présentes à l'international, en particulier les PME et ETI, afin de les sensibiliser aux enjeux de la convention et de les assister le plus en amont possible, ces sociétés n'ayant pas forcément de fiscalistes dans leurs rangs.

Comme je l'ai dit, cette convention constitue en grande partie un « menu à la carte ». Se pose donc la question des choix de notre pays dans ce menu. A ce stade, le Gouvernement a transmis à l'OCDE une liste de réserves, options et notifications qui est provisoire et ne deviendra définitive qu'au moment du dépôt de l'instrument de ratification. A compter de cette date, notre pays pourra toujours être plus ambitieux (en levant des réserves ou en « couvrant » d'autres conventions) mais il ne pourra pas l'être moins (le choix d'appliquer un article est irréversible à moins de dénoncer la convention dans son ensemble).

Les options pré-notifiées par le Gouvernement à l'OCDE témoignent d'une approche particulièrement ambitieuse de la convention, ce dont je me félicite vivement. Cette approche est en cohérence avec la priorité accordée par le Gouvernement à la lutte contre la fraude et l'évasion fiscales et avec le rôle moteur que notre pays entend jouer dans ce domaine.

Notre pays a tout d'abord fait le choix de donner la portée géographique la plus large possible à la convention multilatérale en notifiant les 88 conventions bilatérales conclues avec les pays membres du groupe ad hoc ayant participé à son élaboration. D'autres pays ont fait des choix beaucoup plus restrictifs. L'objectif est de tendre vers l'exhaustivité, c'est-à-dire de couvrir à terme l'intégralité de notre réseau conventionnel. Il convient de noter que cette ambition est néanmoins limitée par les choix de nos partenaires. Ainsi sur les 88 conventions que nous avons notifiées, une soixantaine serait à ce stade couverte par les partenaires et donc modifiée par la convention multilatérale.

Notre pays a par ailleurs émis peu de réserves. Le choix d'émettre des réserves repose sur une grille d'analyse qui me paraît tout à fait pertinente : nous avons écarté les stipulations qui ne constitueraient pas un réel progrès en matière de lutte contre l'optimisation fiscale, les stipulations inutiles ou non pertinentes au regard de notre système fiscal ou porteuses d'un risque d'insécurité juridique jugé excessif pour les opérateurs. A titre d'exemple, la France a formulé une réserve sur les dispositions concernant les dispositifs hybrides car elles sont conçues pour des pays qui reconnaissent la transparence fiscale ce qui n'est pas le cas de notre pays. Nous n'avons pas non plus retenu l'article 5 relatif aux méthodes d'élimination de la double imposition car nous avons déjà dans bon nombre de nos conventions des mécanismes qui répondent à cet objectif. S'agissant de réserves, encore une fois, j'insiste sur le fait qu'il nous sera possible de les lever à tout moment si notre analyse venait à évoluer.

Nous avons donc émis peu de réserve et les choix retenus reflètent une approche particulièrement ambitieuse, en ce qui concerne la lutte contre l'utilisation abusive des conventions fiscales, la définition de l'établissement stable ou encore l'adoption de la clause d'arbitrage obligatoire et contraignant.

J'ai néanmoins une petite interrogation concernant l'article 14 qui vise à lutter contre la fragmentation artificielle des contrats sur un même chantier dans le seul but d'échapper à la qualification d'établissement stable. Des représentants des entreprises et des experts entendus dans le cadre de la préparation de mon rapport s'inquiètent d'un risque d'abus de cette clause anti-abus par certaines administrations fiscales étrangères, soucieuses de s'approprier de la base taxable. Certains pays pourraient, par une interprétation extensive des dispositions, s'approprier indument de la matière imposable à notre détriment. Je souhaite par conséquent inviter le Gouvernement à transmettre des éléments d'analyse complémentaires sur l'impact de cette mesure et, dans cette attente, je recommanderais une position de prudence, à travers la formulation d'une réserve, qui pourra éventuellement être levée par la suite (le contraire n'étant pas possible). La prudence me semble se justifier d'autant plus que la clause générale anti-abus de l'article 7 que j'ai déjà évoquée doit permettre d'appréhender le type d'abus visé par la clause anti-fractionnement. Je note d'ailleurs que si la France n'est pas le seul pays développé à avoir retenu cette option, la plupart des pays européens comparables au nôtre ont émis une réserve. A cet égard, il me semble qu'une approche plus coordonnée au sein de l'Union européenne sur ces sujets serait utile et souhaitable.

Je tiens enfin à souligner qu'en dépit de l'absence de stipulations ciblant spécifiquement la fiscalité du numérique, la convention multilatérale pourra permettre d'appréhender les pratiques d'optimisation fiscale des entreprises du secteur. C'est le cas notamment de la clause anti-abus de l'article 7, ou encore de l'article 12 qui vise à lutter contre les accords de commissionnaires et d'autres stratégies visant à éviter artificiellement le statut d'établissement stable.

Au bénéfice de l'ensemble de ces remarques, je vous invite à adopter le projet de loi de ratification de cette convention qui marque à bien des égards un tournant dans l'histoire de la fiscalité internationale. Je vous remercie.

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