Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, nous sommes très heureux que vous nous donniez l'opportunité de venir présenter, pour la première fois, nos travaux à l'Assemblée nationale.
L'équipe constituant Solagro, qui a maintenant plus de trente ans d'existence, s'est donné pour mission de réfléchir aux opportunités qui pourraient permettre de transformer notre système agricole et alimentaire. Le scénario Afterres 2050 est né du désir de savoir si tout ce qui était écrit dans les programmes des gouvernements successifs, mais aussi ce que nous désirions voir comme monde agricole et alimentaire pour demain, était possible. La particularité du travail effectué dans ce cadre est qu'il se fait de manière très systémique. Afterres 2050 est à la fois une approche sur l'alimentation, partant, comme le scénario négaWatt auquel il est associé, de la demande alimentaire plutôt que de l'offre alimentaire – ce qui implique de se demander combien la France comptera d'habitants en 2050 et ce qu'ils mangeront –, une réflexion sur les pratiques agricoles, intégrant les conséquences du changement climatique, dont on peut penser qu'elles vont être très importantes dans les années à venir, et une interrogation sur les matériaux et l'énergie, tenant compte de l'objectif de disposer d'une énergie totalement décarbonée à l'horizon 2050 – ce qui implique qu'on sollicite l'agriculture encore davantage afin de produire non seulement des biens alimentaires, mais aussi des matériaux isolants, par exemple, et de l'énergie. Nous cherchons donc, dans le cadre d'une approche systémique, à répondre à la fois aux enjeux environnementaux, alimentaires et de santé publique.
L'autre particularité du scénario Afterres 2050, c'est qu'il est quantifié, à la différence d'autres travaux de prospective. L'un de ses éléments-clés est l'engagement très ambitieux qui a été pris dans le cadre de l'Accord de Paris et intégré à la stratégie nationale bas carbone, consistant à diviser par quatre nos émissions de gaz à effet de serre d'ici 2050 par rapport à 1990 – par deux dans l'agriculture –, et de parvenir à la neutralité carbone en 2050, c'est-à-dire que le reste des gaz à effet de serre émis devra être compensé par des mesures de stockage du carbone.
En parallèle, nous sommes alimentés par un travail de recherche, à savoir le programme BioNutriNet, qui constitue un volet spécifique de l'étude NutriNet-Santé menée par l'équipe du professeur Serge Hercberg, directeur de l'équipe de recherche en épidémiologie nutritionnelle (EREN) de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) – que votre commission d'enquête a d'ailleurs auditionné. Dans le cadre de ce programme financé par l'Agence nationale de la recherche (ANR), 35 000 personnes ont répondu à un questionnaire sur leur consommation de produits bio, ce qui a permis de caractériser le régime des consommateurs bio. Dans le cadre de cette étude, l'équipe de Solagro a été chargée d'évaluer l'impact environnemental de ce régime, au moyen de trois indicateurs : les émissions de gaz à effet de serre, l'énergie et les surfaces nécessaires pour produire cette alimentation.
L'un des éléments clés de ces travaux et de ceux effectués par Afterres 2050, c'est qu'il est possible de faire autrement : il existe bien un scénario permettant de diviser par deux les émissions de gaz à effet de serre de l'agriculture, de nourrir les Français – dont la population devrait croître, d'après les travaux de l'Institut national de la statistique et de la recherche économique (INSEE), de 166 000 habitants par an en moyenne d'ici 2050 – et de réduire tous les impacts environnementaux, notamment sur l'eau – en termes de pollution et de ressource – et sur la biodiversité. Pour cela, nous avons à notre disposition deux leviers principaux, à savoir d'une part le changement du régime alimentaire, d'autre part le changement des pratiques agricoles : il s'agirait de se tourner vers des pratiques plus vertueuses, plus agro-écologiques.
Pour ce qui est de l'assiette des Français en 2050, nous avons procédé avec l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) à une analyse de tous les travaux effectués au cours des dernières années, dont il ressort de façon concordante que, plus la proportion de protéines végétales est importante dans un régime, meilleurs sont les résultats en termes nutritionnels et de santé – notamment sur les maladies cardio-vasculaires, certains cancers et le diabète de type 2 –, et meilleur est l'impact environnemental : l'empreinte se trouve réduite, avec une diminution de la surface utilisée, des gaz à effet de serre, et de la diffusion de pesticides.
Dans le cadre de ce régime comportant une part plus élevée de protéines végétales, la production au moyen d'une agriculture biologique présente un intérêt majeur, celui de réduire à zéro la consommation de pesticides, ce qui est un élément essentiel en matière de santé, mais aussi pour la préservation de la biodiversité – un domaine où il y a urgence à agir, comme l'ont montré de récentes études effectuées par le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et le Muséum national d'histoire naturelle, établissant une nette corrélation entre la disparition des oiseaux des plaines agricoles et la pratique de l'agriculture intensive.
Le message fort que nous tenons à faire passer, c'est qu'il est important d'associer un régime plus riche en protéines végétales et un régime bio. L'adoption d'un régime bio, sans être plus végétal, implique de disposer de surfaces agricoles beaucoup plus importantes, du fait qu'à l'heure actuelle l'agriculture biologique a des rendements inférieurs à ceux de l'agriculture conventionnelle : un blé produit en bio présente un rendement inférieur de 50 % à celui d'un blé produit en conventionnel. Cependant, l'étude BioNutri-net, portant sur des personnes réelles, montre que les consommateurs bio d'aujourd'hui préfigurent ceux de demain, dans la mesure où ils consomment moins de viande, de produits transformés et de boissons sucrées, et plus de produits végétaux : de ce point de vue, ils ont un comportement correspondant parfaitement aux recommandations du Programme national nutrition santé (PNNS). Le fait que ces consommateurs existent montre que la transition n'est pas qu'une simple hypothèse, mais qu'elle est possible et a même commencé à se mettre en oeuvre.
L'assiette alimentaire se trouvant à la base de notre scénario pour 2050 est donc une assiette plus végétale, issue d'une réduction de 50 % de la consommation de viande et de produits laitiers, d'une forte augmentation de la consommation de fruits et légumes, de céréales et d'huiles végétales, et d'une certaine réduction de la consommation de vin et de produits transformés.
La demande alimentaire étant définie, il faut se demander comment l'agriculture peut y répondre. Je commencerai par dire que cela implique des mutations de grande ampleur, jusqu'à présent peu anticipées par l'État. S'il faut réduire fortement la production de viande, par exemple, cela implique une adaptation des exploitations agricoles, mais aussi de l'outil industriel – les responsables de Fleury Michon ont dû vous parler des évolutions en cours au sein de leur entreprise, visant à inclure une plus grande part de végétal dans les produits proposés – et un accompagnement de tous les acteurs concernés pour préparer la transformation à venir.
Les pratiques agricoles vont devoir être modifiées en profondeur compte tenu de l'écart actuel entre l'objectif prévu par le scénario, à savoir une production en bio atteignant 50 % en 2050, et la proportion actuelle, qui n'est que de 7 % ou 8 % des surfaces et environ 5 % de la production en bio. Certes, il reste du chemin à parcourir, mais il semble possible de parvenir à notre objectif.
Le scénario repose sur un changement des comportements alimentaires, mais aussi sur la sobriété, c'est-à-dire sur l'acceptation du fait de ne plus consommer autant qu'aujourd'hui : on sait qu'il y a actuellement une surconsommation de calories et de protéines, mais aussi beaucoup de gaspillage et de pertes, qu'il va falloir réduire. Parallèlement, il va aussi falloir que la production gagne en efficacité, notamment en termes d'utilisation du renouvelable. Pour réaliser la photosynthèse, qui constitue la base de l'agriculture, nous avons à notre disposition une ressource limitée en termes de surfaces – l'exposition au soleil –, mais renouvelable, et nous devons réfléchir aux moyens à mettre en oeuvre pour tirer le meilleur parti de cette ressource nationale, tout en préservant nos ressources en eau et en biodiversité, et en réduisant les émissions de gaz à effet de serre.
Il est un point qui montre bien l'urgence qu'il y a à accélérer la transition, à savoir le fait que la population française augmente – nous sommes l'un des rares pays européens dans ce cas – alors les surfaces agricoles reculent d'environ 70 000 hectares par an et que les rendements agricoles stagnent. Face à cette équation paraissant insoluble, seules deux réponses sont possibles : il faut soit importer plus, soit adapter le régime alimentaire. Pour notre part, nous avons écarté la première solution au profit de la seconde, qui implique un changement des pratiques agricoles. Nous en profiterons pour réduire, par exemple, les importations de soja en provenance d'Amérique du Sud, et pour mettre en place des systèmes plus autonomes, permettant la production locale de protéines destinées à l'élevage ou basées sur une alimentation des ruminants recentrée sur le broutage de l'herbe – alors qu'aujourd'hui, on a tendance à gaver les animaux de céréales et de soja.
Les politiques semblent avoir du mal à comprendre que la surface de terres agricoles de la France n'est pas illimitée. En réalité, si on part du principe qu'il faut 4 000 mètres carrés pour nourrir un seul Français, du fait de l'augmentation de la population et de la réduction des terres agricoles, nous perdons chaque année de quoi nourrir 400 000 personnes – et ce déficit ne cessera de se creuser si nous ne changeons pas de régime : en dix ans, nous pourrions ainsi perdre la capacité de nourrir 4 millions de personnes…
Notre scénario prospectif montre que la transition est possible. Cela dit, sa mise en oeuvre implique la mobilisation de tous les acteurs concernés ; or, en matière d'alimentation, il n'est pas question d'imposer, dans un pays ayant comme le nôtre une certaine réputation sur le plan gastronomique, une assiette qui ne conviendrait pas à tout le monde. Nous devons veiller à conserver une approche systémique, et à faire en sorte de mobiliser tous les acteurs simultanément : si l'un d'eux fait défaut, qu'il s'agisse des producteurs, des industriels ou des consommateurs, cela ne marchera pas.
En matière de santé publique, les recherches menées par l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES) et par le professeur Hercberg, qui a conduit de nombreux projets pour le Haut Conseil de la santé publique (HCSP), sont tournées essentiellement vers l'aspect « santé ». Quand l'ANSES affirme qu'il faut consommer des produits végétaux non contaminés par les pesticides, c'est en raison de l'impact de la consommation de pesticides sur la santé – en particulier pour les femmes enceintes –, et non en raison des conséquences négatives sur la biodiversité. Pour notre part, nous préconisons une intégration des politiques. Ainsi, il faudrait que le PNNS intègre non seulement des objectifs de santé publique, mais aussi ceux de la stratégie nationale bas carbone, incluant la réduction des gaz à effet de serre : dans ce cas, les recommandations de l'ANSES en termes de réduction de la consommation de viande pourraient aller plus loin que les recommandations actuelles.
En résumé, il faut avoir une vision systémique permettant d'intégrer tous les enjeux au sein d'une même problématique, de croiser les politiques et surtout de déverrouiller le système.