Intervention de Jean-Marc Meynard

Réunion du jeudi 21 juin 2018 à 11h40
Commission d'enquête sur l'alimentation industrielle : qualité nutritionnelle, rôle dans l'émergence de pathologies chroniques, impact social et environnemental de sa provenance

Jean-Marc Meynard, directeur de recherche à l'INRA et membre du conseil scientifique d'Afterres 2050 :

Les systèmes agricoles et alimentaires sont, de fait, fermés à certaines innovations dont le développement serait indispensable à la transition vers des modes de production et d'alimentation plus durables. Je vais commencer par vous expliquer comment fonctionne ce verrouillage socio-technique, avant de vous dire ce que l'on sait des voies de déverrouillage.

Pour illustrer mon propos, je vais prendre un exemple très simple en matière de diversification des cultures, à savoir le verrouillage existant actuellement en faveur des espèces dominantes – blé, colza, maïs –, qui empêche le développement d'autres espèces. Aujourd'hui, les rotations en grandes cultures sont de plus en plus courtes et les paysages de moins en moins diversifiés – on a souvent des plaines entièrement recouvertes de maïs – ce qui contribue à accroître l'usage des pesticides et favorise l'érosion de la biodiversité ainsi que les concurrences sur l'eau.

Alors que tous les acteurs que nous avons rencontrés dans le cadre d'une étude sur cette question s'accordent sur l'intérêt qu'il y aurait à diversifier les assolements et les rotations, cela ne se fait pas. Il y a de plus en plus de blé, de colza et de maïs, de moins en moins du reste. On exporte du blé et du colza, mais on importe en grande quantité les produits dont la culture est minoritaire en France : 90 % du sarrasin et 50 % des lentilles consommés en France sont importés ! Il en est de même du soja, du pois chiche, et de bien d'autres espèces secondaires qui, autrefois cultivées en France, ne le sont aujourd'hui pratiquement plus.

Le monde agricole s'est organisé en amont et en aval, via son dispositif de recherche et de développement, autour de ces grandes espèces, ce qui a donné naissance à ce que les économistes appellent des mécanismes d'autorenforcement, qui freinent le développement des espèces mineures. Ces dernières, qui occupent des surfaces souvent très réduites, sont peu sélectionnées, car elles représentent un petit marché pour les sélectionneurs de variétés nouvelles ; le cantonnement sur de petites surfaces entraîne aussi des coûts de logistique par unité de poids relativement élevés ; on est obligé de recourir à de plus petits silos que pour les cultures dominantes ; les références agronomiques sont rares, car peu de gens travaillent sur ces espèces occupant peu de surface ; en conséquence, la rentabilité se trouve diminuée, et les surfaces occupées restent faibles, ne permettant qu'une production à la fois très limitée et étalée sur le territoire, ce qui n'est pas pratique pour l'industrie, qui va donc préférer se fournir en important – c'est le cas pour le sarrasin, que j'ai cité précédemment. Il n'y a pas de filière organisée pour ces cultures, donc pas de débouchés, ce qui contribue à ce que les surfaces cultivées restent très réduites. Comme vous le voyez, tout est organisé pour que les choses ne puissent pas évoluer.

À l'inverse, les cultures dominantes bénéficient d'un progrès génétique très important, de nombreuses innovations en termes de protection des plantes et de technologies de transformation, de références agronomiques fournies, de filières bien installées et organisées qui confortent leur compétitivité, ce qui laisse peu de place aux cultures minoritaires pour se développer.

En d'autres termes, on est en présence d'un verrouillage quand une technologie A – ici, la priorité donnée à la culture de quelques espèces dominantes – peut être adoptée de façon durable ou irréversible par la plupart des acteurs d'un secteur économique, même s'il apparaît une technologie B plus efficace – aujourd'hui, la diversification serait plus efficace du point de vue environnemental, outre qu'elle est nécessaire à la diversification de l'alimentation. En agriculture comme dans bien d'autres secteurs, la technologie A est favorisée par les réseaux d'acteurs, par les normes, par les savoirs, mais aussi par les stratégies mises en place, car la stratégie de chaque acteur renforce celle des autres, ce qui aboutit à un verrouillage totalement systémique. Peut-être certains acteurs sont-ils un peu plus responsables que d'autres, mais il ne faut pas chercher de bouc émissaire : globalement, tous les acteurs sont impliqués et solidairement responsables de cette situation. Cette situation a aussi comme conséquence que, dans la plupart des cas, aucun acteur ne voit qu'il serait possible de faire autrement : dans un système où rien ne change, il est impossible de voir que le changement est possible.

Il faut aussi voir le verrouillage comme le résultat de l'efficacité d'un système socio-technique face au jeu d'objectifs du passé. Les acteurs se sont très bien coordonnés et les technologies sont très performantes par rapport à ce qui était attendu dans le passé. Ainsi, le verrouillage sur les pesticides est lié au fait que, dans les années 1980, au moment où les pesticides se sont fortement développés, cette solution paraissait totalement cohérente avec les objectifs de tous les acteurs. Aujourd'hui, on a découvert un certain nombre d'inconvénients aux pesticides, mais tout le monde s'est organisé autour de leur usage, ce qui explique que le changement de pratiques attendu du plan Ecophyto s'impose si difficilement.

Historiquement, on a déjà assisté à des déverrouillages. Il est intéressant de voir comment les choses se sont faites, car cela peut nous fournir des pistes pour la mise en place de politiques publiques. Nous ne sommes plus dans la situation où un objectif très clair peut être atteint au moyen d'une mesure très claire : la situation étant systémique, il est également très complexe d'en sortir. Cela dit, les exemples constitués par les déverrouillages du passé montrent qu'ils peuvent s'obtenir en jouant sur ce que la littérature scientifique appelle des « niches d'innovations », c'est-à-dire des réseaux d'acteurs orientés vers la nouveauté qui, au moyen d'un mécanisme économique pouvant prendre des formes diverses, se mettent à l'abri du verrouillage du système dominant.

Ces acteurs minoritaires, porteurs d'enjeux différents, peuvent adopter les innovations qui n'ont pas leur place dans le système dominant, mais aussi développer et de mettre au point ces innovations en les assortissant éventuellement d'innovations complémentaires : ces niches constituent en quelque sorte un véritable incubateur d'innovation. L'agriculture biologique a joué ce rôle depuis vingt ou trente ans, en inventant de nombreuses innovations dont on a besoin aujourd'hui pour changer l'agriculture. La percolation est en train de se faire : il n'y a pas encore suffisamment d'agriculture biologique pour que celle-ci permette un déverrouillage de l'agriculture, mais on est sur la bonne voie.

La première chose à faire pour déverrouiller va donc consister dans le soutien des niches d'innovations par les pouvoirs publics, ce qui n'a rien de facile, car il faut identifier ces niches et savoir comment les soutenir. Cela peut se faire en soutenant l'innovation à l'intérieur des niches, en soutenant les débouchés – en aidant le marché à reconnaître les qualités des produits issus de ces niches, ou encore en aidant les acteurs à se coordonner.

Dans un second temps, quand certaines niches sont un peu consolidées et qu'elles donnent lieu à des innovations dont la mise en pratique a permis de démontrer leur intérêt, il faut favoriser ces niches pour qu'elles montent en puissance et qu'elles s'hybrident avec le système dominant – celui qui est verrouillé. L'expérience a montré que cette hybridation se produit sous l'effet des mécanismes économiques eux-mêmes, mais aussi des pressions pouvant être exercées par le paysage socio-technique, c'est-à-dire à la fois par les pouvoirs publics et par la vision des consommateurs et des citoyens.

Si soutenir une niche est possible, il est un peu plus compliqué de parvenir à déstabiliser le système dominant pour qu'il accueille une hybridation avec des niches. Si certains processus ne peuvent s'accomplir que sur le long terme – je pense en particulier aux changements de valeurs et de savoirs –, il y a aussi des modifications qui ne peuvent se faire que sous l'effet de la mise en oeuvre de politiques publiques, notamment grâce à la mise en synergie des domaines de l'action publique, comme l'ont démontré certaines études. En matière de diversification, le fait de coordonner les politiques agricoles et environnementales – qui sont aujourd'hui très éparses – pourrait permettre d'aider à construire des filières de niche, c'est-à-dire portant sur des cultures alternatives, dans les aires d'alimentation de captage.

Les aires d'alimentation de captage permettent un soutien au changement de système de culture via des mesures agro-environnementales (MAE), qui pourraient aider à développer des filières susceptibles de servir elles-mêmes de base à un développement plus large, au-delà des aires d'alimentation de captage. Enfin, il est évident que coordonner les politiques agricoles environnementales et nutritionnelles constitue aussi un levier extraordinaire : par exemple, le développement des surfaces en légumineuses, particulièrement en légumes secs, pourrait s'appuyer sur la transition nutritionnelle. Cela suppose cependant une coordination des politiques : à défaut, le changement nutritionnel se ferait par le biais d'importations – en l'occurrence, par l'importation de légumes secs provenant du Canada.

Je conclurai en trois points. Premièrement, pour réussir la transition, il faut surmonter les verrouillages liés aux réussites du passé, ce qui suppose d'analyser préalablement ces verrouillages. Deuxièmement, le déverrouillage ne peut fonctionner qu'à condition de mobiliser de très nombreux acteurs : il ne peut s'obtenir au moyen de politiques agricoles agissant exclusivement sur les agriculteurs – en d'autres termes, ce n'est pas en essayant de modifier les pratiques des agriculteurs qu'on modifiera les pratiques des agriculteurs, qui sont fortement dépendantes de leur aval et de leur amont, c'est-à-dire des innovations produites par les acteurs d'amont, des cahiers des charges imposés par l'aval, et des critères commerciaux. Il faut donc parvenir à susciter une mobilisation des acteurs de l'agriculture, des filières et des territoires Troisièmement, enfin, le verrouillage étant systémique, le déverrouillage doit l'être également, ce qui suppose de mettre en oeuvre plusieurs actions coordonnées, d'oublier les mots d'ordre simplistes du type « un objectif de politique publique, un instrument » et de reconnecter les champs d'intervention publique qui, trop souvent déconnectés, aboutissent à des divergences, par exemple entre l'évolution de l'agriculture et celle de l'alimentation.

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