Intervention de Amiral Christophe Prazuck

Réunion du mercredi 26 juillet 2017 à 10h30
Commission de la défense nationale et des forces armées

Amiral Christophe Prazuck, chef d'état-major de la marine :

Je vous remercie pour votre invitation. Vous aurez noté le caractère paradoxal de la défense : sujet qui tient au coeur de nombreux Français mais qu'ils connaissent probablement moins bien que d'autres – c'est en tout cas particulièrement vrai pour la marine qui opère loin des yeux, loin des rivages, dans un pays très continental – Tabarly ne disait-il pas que la mer était ce que les Français ont dans le dos quand ils regardent la plage ? En effet, en mer : pas de villes à tenir, pas de population à protéger, pas de frontières à défendre. Il me semble donc utile, à l'occasion de ce premier rendez-vous, de vous expliquer à quoi sert la marine. Je demande par avance aux plus expérimentés d'entre vous de bien vouloir m'excuser pour ce qu'ils considéreront comme des banalités, des tautologies et je demande à ceux qui seraient moins familiers du sujet, de me tirer la manche au cas où je me mettrais à jargonner.

Je commencerai par dresser un tableau général.

La géographie d'abord. La France est, derrière les États-Unis et devant l'Australie, le deuxième pays maritime du monde par sa superficie : plus de 11 millions de kilomètres carrés, soit vingt-deux fois le territoire métropolitain et l'équivalent des États-Unis et du Mexique réunis. Notre territoire maritime, éparpillé entre l'océan Pacifique, le Sud de l'océan Indien, les Antilles…, est composé des zones économiques exclusives (ZEE) qui s'étendent à environ 360 kilomètres à partir de la ligne de base des îles françaises. Au sein de ces zones, la France est souveraine en matière d'exploitation halieutique et des richesses du sous-sol. On dit souvent que le fond des mers est moins bien exploré que ne l'a été la surface de la Lune et, en effet, on est loin de tout connaître. Le potentiel paraît considérable – vous avez entendu parler de recherches pétrolières au large de la Guyane, de recherches gazières dans le canal du Mozambique. Ces zones peuvent être contestées, pillées – notamment dans le secteur de la pêche – et elles doivent donc être contrôlées pour être préservées, j'y reviendrai.

Après la géographie, l'économie. Aujourd'hui, l'industrie mondialisée s'appuie sur le transport maritime, si bien que 95 % des flux commerciaux, en France, passent par les grandes voies maritimes : la mer Méditerranée, d'est en ouest, depuis le Golfe Arabo-Persique pour nos approvisionnements pétroliers, vers l'Asie du Sud pour nos échanges agricoles, ou encore depuis le Golfe de Guinée, producteur important, pour nous, de biens énergétiques. On identifie moins les flux immatériels, les flux numériques. Quand on évoque ces derniers, on pense aux liens entre nos ordinateurs, les ordinateurs de nos banques, de nos bourses et les fermes de données qui se trouvent pour l'essentiel aux États-Unis. 99 % de ces flux numériques ne passent pas par les satellites mais par les câbles sous-marins qui ne sont pas très nombreux : moins d'une vingtaine relie l'Europe et les États-Unis – une grande partie du fonctionnement de nos sociétés repose donc sur ces flux matériels et immatériels.

Troisième point de ce tableau général : le contexte international de retour des États puissances qui se manifeste en particulier dans le domaine maritime. La Chine, au cours des quatre dernières années, a construit l'équivalent de la marine française en nombre de bateaux et de sous-marins. Pour des raisons juridiques – on peut traverser les océans sans demander la permission à qui que ce soit –, le retour de ces États puissances se manifeste ainsi le plus clairement sur mer. La semaine dernière, il y avait ainsi plus de bâtiments chinois en mer Méditerranée que de bâtiments français.

À quoi sert la marine ? D'abord à protéger nos concitoyens sur le territoire national. C'est ce que nous appelons la défense maritime du territoire, qui concerne un marin sur dix et consiste à armer les sémaphores, à patrouiller dans nos approches maritimes, à armer nos pelotons maritimes de sécurité portuaire avec des gendarmes maritimes, à contribuer au déminage historique – on continue, chaque année, de trouver 3 000 mines, obus, munitions, sur nos côtes, qui datent des deux Guerres mondiales –, à participer au sauvetage en mer – nous sauvons en moyenne une personne chaque jour avec le concours des autres administrations –, à lutter contre le trafic de drogue – en France métropolitaine ou, pour beaucoup, en outre-mer où, aux Antilles, on a intercepté, les bonnes années, l'équivalent de 40 % de la consommation annuelle de cocaïne en France, soit plus de dix tonnes.

En ces temps troublés où notre territoire est touché par le terrorisme, il convient également de renforcer la protection des navires à passagers. Il faut détecter en particulier des signaux faibles, recueillir de l'information de tous les acteurs maritimes – c'est le rôle de nos pelotons maritimes de sécurité portuaire. Il faut prévenir un incident – c'est le rôle des équipes de protection sur les navires à passagers (EPNAP), composées de fusiliers marins et de gendarmes maritimes, qui dépendent de la marine nationale. Ces équipes mixtes embarquent sur des bâtiments civils à passagers, utilisés par 19 millions de passagers chaque année.

La protection de nos concitoyens, c'est également notre capacité à organiser des évacuations de ressortissants à l'étranger. Ainsi au Liban, en 2006, à l'aide de bâtiments de projection et de commandement (BPC), nous avons évacué près de 8 000 Français.

Par ailleurs, en ce qui concerne la protection de notre souveraineté maritime, tout ce qui, au sein de notre zone économique exclusive, n'est pas protégé, est pillé. Je constate en outre l'augmentation très nette du degré de violence des pilleurs. Ainsi, en Guyane, certains pêcheurs n'hésitent plus à faire usage d'armes à feu. Pour contrôler cette violence sans dérapage, il est nécessaire de prendre un ascendant immédiat qui requiert des moyens militaires importants.

Après la protection, la deuxième mission de la marine est la dissuasion. Depuis janvier 1972, il y a à la mer, et cela sans discontinuer, au moins un sous-marin nucléaire lanceur d'engins (SNLE). À une époque il y en avait deux ou trois ; aujourd'hui il y en a un au moins. La question tactique est de savoir comment passer d'un sous-marin que tout le monde peut voir, dans sa base de l'Île Longue, à un sous-marin en patrouille que personne ne peut détecter, ce qui assure son invulnérabilité. Cette transition entre le quai et la haute mer, je dois l'organiser grâce à tout un dispositif de protection de la base de l'Île Longue, un dispositif de guerre des mines pour garantir qu'il n'y a pas d'obstacle sur le fond entre l'Île Longue et le large, après quoi des bâtiments de combat et des sous-marins vont vérifier l'absence de tout perturbateur qui attendrait au large, prêt à pister le SNLE au moment de son départ. Tout cela mobilise d'importants moyens : des avions de patrouille maritime, des sous-marins nucléaires d'attaque qui viennent de Toulon, des frégates spécialisées.

Une fois que le sous-marin est en patrouille, le dispositif est complété par les centres de transmission de la force océanique stratégique destinés à transmettre en permanence l'ordre du président de la République vers le SNLE à la mer. Par ailleurs, tout un ensemble de moyens est mobilisé pour assurer la maintenance industrielle d'un engin incroyablement complexe, sans doute l'un des plus complexes que l'industrie française ait mis au point. Tous ces moyens sont d'autant plus cruciaux que la France a fait le choix, depuis quelques années, de la stricte suffisance, à savoir du maintien en permanence d'un SNLE à la mer dont je dois être certain de l'invulnérabilité.

Jean-Yves Le Drian, quand il était ministre de la Défense, avait évoqué devant votre commission la complexification de la situation de l'Atlantique nord du fait d'une activité sous-marine redoublée – russe notamment –, y compris à proximité de nos approches bretonnes, ce qui nous impose un surcroît de vigilance. Cet exemple illustre le retour des États puissances, des compétiteurs stratégiques, retour dont je confirme l'importance.

La marine sert à protéger, à dissuader, elle sert aussi, troisième point, à intervenir. Elle intervient en mer pour protéger le trafic maritime. Nous avons actuellement une frégate de type « La Fayette », dite furtive, le Surcouf, avec 150 marins à bord, qui patrouille notamment dans le sud de la mer Rouge où les événements qui se déroulent actuellement au Yémen débordent en mer et pourraient avoir un impact sur le trafic maritime – nous devons donc rester attentifs.

La marine intervient également de la mer vers la terre de deux manières. La première est la projection de force : des bateaux mettent des troupes à terre afin d'évacuer des ressortissants ou de frapper un centre terroriste avec des forces spéciales. La seconde est la projection de puissance, qui consiste à délivrer des armes depuis la mer vers la terre. Tout le monde pense ici au porte-avions qui, depuis 2001, est notre outil de projection de puissance principal : il est allé frapper Daech trois fois depuis les attentats de 2015 – il est en ce moment en période d'entretien. Mais il n'est pas l'unique moyen de cette projection de puissance : pendant l'opération Harmattan, en Libye, nous avons utilisé nos porte-hélicoptères, les fameux BPC de la classe « Mistral » qui emportaient des groupes d'hélicoptères de combat de l'armée de terre, pour aller frapper la Libye dans une frange littorale – puisque le rayon d'action d'un hélicoptère est plus limité que celui d'un avion. À l'occasion de son dernier déploiement, le Charles de Gaulle était au sud de Chypre et pouvait aller frapper jusqu'à Mossoul, les avions étant ravitaillés en vol, ce que nous ne faisons pas avec les hélicoptères. Enfin j'appelle votre attention sur un nouveau moyen de projection de puissance : les missiles de croisière. Depuis le début de l'année, nous disposons de missiles de croisière navals (MDCN) embarqués sur nos nouvelles frégates multi-missions, les FREMM, missiles qui ont une portée d'environ mille kilomètres. Le Languedoc, une FREMM qui vient d'être admise au service actif et qui se trouve aujourd'hui au large de la Syrie, est équipé de missiles de croisière.

Avant d'intervenir, il faut comprendre et préparer la situation. Nous déployons en permanence une frégate au large des côtes syriennes et une autre dans le nord de l'océan Indien pour contribuer, avec nos satellites et les avions basés à terre, à l'autonomie nationale d'appréciation de la situation. Nous gardons ainsi ce « pied dans la porte » qui permet au Charles de Gaulle de s'intégrer sous faible préavis dans un environnement opérationnel extraordinairement complexe.

Dernier point, la marine prévient. Il est toujours plus facile de prévenir une crise que de la guérir. Je mentionnerai deux actions préventives que nous menons.

La première, dans le Golfe de Guinée, est l'opération Corymbe à travers laquelle, depuis plus de trente ans, la France assure la présence permanente d'un bâtiment. Cette mission, depuis quelques années et sous l'impulsion de mon prédécesseur, contribue à l'entraînement des marines africaines riveraines : nous avons ainsi conduit avec eux une centaine d'exercices en 2016. En effet, si la piraterie qui sévissait au large de la Somalie a disparu, c'est dans le Golfe de Guinée que sont aujourd'hui rapportés les incidents les plus fréquents. Ensuite, on note dans cette zone la pratique d'une pêche illégale massive, notamment du côté de la Mauritanie et du Sénégal. Aider ces partenaires à préserver leurs ressources halieutiques correspond à un besoin qu'ils ont parfaitement exprimé. Nous devons donc poursuivre notre effort continu d'assistance aux marines du Golfe de Guinée. J'ai ainsi apporté un soutien appuyé à mon camarade sénégalais pour organiser, au mois de septembre prochain, une réunion de tous les chefs d'état-major des marines du Golfe de Guinée afin de renforcer notre coopération.

Le second exemple de prévention est ce que l'on appelle les mesures de réassurance, en particulier dans le cadre de l'Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN), avec une présence de bâtiments français, chasseurs de mines en Baltique, bâtiments en mer Noire ou en mer de Norvège.

J'en viens à mes préoccupations.

Nos contrats opérationnels officiels datent du Livre blanc de 2013 et sont largement dépassés. Le Livre blanc nous demandait ainsi de réaliser deux missions permanentes, la dissuasion et la protection, et d'être déployés sur deux théâtres d'opération – contre cinq dans les faits aujourd'hui… Ensuite, le format de la marine, aux termes du Livre blanc, doit baisser. Nous devrions disposer de quinze frégates en 2030 contre dix-sept aujourd'hui alors que, clairement, depuis 2015, les engagements pour lutter contre le terrorisme et pour faire face au retour des États puissances augmentent. Les courbes se croisent, ce qui doit nous inviter à réfléchir. Enfin, le tempo des opérations, depuis 2015, s'est considérablement accéléré, ce qui entraîne une usure des matériels préoccupante.

À partir de 2008, nous avons fait le pari que certains types de bâtiments pourraient voir leur durée de vie prolongée. Il faut admettre que, pour certains d'entre eux, nous avons perdu notre pari. Par exemple, outremer, nous n'avons plus que quatre patrouilleurs au lieu de huit, et je sais qu'en 2021 je n'en aurai plus que deux ; or ces navires nous servent à exercer notre souveraineté dans les zones économiques exclusives. D'autres patrouilleurs, presque quarantenaires, sont aussi déployés aujourd'hui en Méditerranée devant la Libye dans le cadre de l'opération Sophia, dans le cadre de l'Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes (FRONTEX). L'une de mes priorités est donc d'accélérer le programme « Bâtiment de surveillance et d'intervention » (BATSIMAR), visant au renouvellement de ces deux classes de bâtiments.

Je pourrais également, en matière capacitaire, évoquer les pétroliers ravitailleurs, les hélicoptères…

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