Je vous remercie de nous avoir invités à dialoguer autour de nos activités et de notre expérience de terrain. Pour aborder cette question, nous nous sommes dit qu'il serait intéressant de le faire à partir de deux mots : « comprendre » et « agir », afin de situer le contexte et de vous expliquer nos modalités d'action et notre expérience de ces dix dernières années.
Comprendre : l'origine de la création du collectif, qui est un peu antérieure à celle que vous connaissez ; la réalité de l'alimentation en restauration collective ; les enjeux nutritionnels, environnementaux et sociaux ; enfin, notre objectif, une alimentation saine, juste et cuisinée maison, c'est-à-dire un modèle durable de bon sens.
Agir : ce que le collectif fait de manière concrète ; l'éducation comme clé du changement, qui est notre ligne de conduite ; enfin, les recommandations nées de notre expérience, que l'on peut faire après dix années de travail.
Le collectif « Les pieds dans le plat » est un réseau national de professionnels de l'alimentation, des diététiciens et des chefs de cuisine, répartis sur le territoire, qui visent à défendre et à promouvoir une alimentation saine et surtout gourmande, pour tous ici et maintenant, à accompagner les acteurs de la restauration collective vers un modèle alimentaire biologique, durable et socialement éthique, et à développer l'éducation au goût, l'éveil à la citoyenneté, des convives à l'ensemble des acteurs.
Le réseau existe depuis 2008. Il a été créé à l'initiative de la Fédération nationale des produits de l'agriculture biologique (FNAB), de l'Institut de formation de l'environnement (IFORE) et du ministère de l'écologie, pour permettre la mise en application de la circulaire « État exemplaire » dont l'objectif était l'introduction de 20 % de produits biologiques en restauration collective d'État à l'échéance de 2012. Pour l'époque, c'était un objectif ambitieux, qui n'a cependant pas été atteint
Aujourd'hui, dix ans après, on s'aperçoit que d'autres tentatives d'introduction du bio, et de mises en avant d'un seuil d'introduction du bio se sont soldées par des échecs. La question est très actuelle puisqu'il est proposé par le projet de loi en discussion de n'introduire que 50 % de produits biologiques, locaux ou sous signe de qualité à compter de janvier 2022, et aucun seuil n'est fixé pour l'introduction des produits dits « biologiques », ce qui est extrêmement dommage.
Pour ce qui me concerne, je travaille en restauration collective. Mon cadre de travail est constitué de plusieurs textes : l'arrêté du 11 septembre 2011 et son décret d'application ; un guide pratique pour les gestionnaires, les décideurs et acheteurs publics, intitulé « Les recommandations nutritionnelles du Groupe d'études des marchés de restauration collective et nutrition » (GEMRCN), établi à l'initiative du ministère des finances, et dont la dernière version date de 2015.
Ces textes, qui constituent une avancée vers une meilleure qualité nutritionnelle en restauration collective, ont toutefois des limites. En voici quelques-unes : pas de définition de la qualité globale alimentaire, avec toutes ses composantes et ses critères ; pas d'orientation vers les labels, les aliments sous signes officiels de qualité, comme l'agriculture biologique ou le label rouge.
On peut signaler un déséquilibre au sein du groupe de travail lui-même : avec une sur-représentativité des filières alimentaires animales et des filières industrielles, une absence des filières végétales, et une absence fréquente des organismes publics des secteurs de la santé et de l'environnement. C'est un problème pour la définition ou la rédaction de ces recommandations, puisqu'elles sont orientées par les personnes présentes, exclusivement à partir de leur avis.
Cela amène à imposer un modèle alimentaire éloigné des recommandations environnementales de santé publique internationale, à savoir une alimentation qui devrait être composée, pour bonne part, de protéines végétales, et limiter l'introduction des protéines animales.
J'ajoute que ces recommandations précisent les grammages et les fréquences d'apparition et de service des aliments, mais qu'en fait elles sont axées essentiellement sur les protéines, le fer et le calcium, des éléments éloignés des aliments, et ne tiennent pas compte de la qualité globale de l'aliment, en mettant l'accent sur les produits animaux, les viandes et les produits laitiers, dont on connaît le coût écologique et le coût économique sur le menu. Le coût étant le leitmotiv, pour atteindre les grammages recommandés, on est conduit à choisir des viandes et des poissons hors de l'Union européenne, ce qui est dommageable pour les viandes et poissons français. Ces grammages sont par ailleurs très supérieurs aux besoins réels. Les produits de provenance étrangère ne sont pas toujours de bonne qualité gustative, ce qui entraîne un énorme gaspillage. D'ailleurs, selon l'ADEME, sur tout le volume qui est servi, le gaspillage en restauration collective est évalué à environ 40 %.
Ces textes et ces recommandations imposent de servir les produits laitiers en portions – en fait un yaourt, une portion de fromage ou un dessert lacté – mais quand ils sont introduits dans le plat principal, on ne les comptabilise pas. Dans la pratique, on incite à proposer exclusivement des produits laitiers en portions individuelles emballées, ce qui crée un problème de coût, de suremballage, de déchets et de recyclage des déchets. En revanche, on n'encourage pas le « fait maison » qui coûterait sûrement beaucoup moins cher à la portion que les portions préemballées individuellement.
C'est le calibrage des préparations qui fait que les gestionnaires s'orientent vers ce type de produits : calibré veut dire que l'on connaît précisément l'origine, ou presque, qu'on sait comment le produit est composé et qu'on peut évaluer la teneur en calcium ce qui n'est pas toujours évident pour une préparation « cuisinée maison ». Pour ces raisons-là, les préparations « cuisinées maison » sur site sont laissées de côté.
Voici un petit exemple des préparations ultra-transformées qui sont servies. Ce sont des préparations achetées toutes faites et « portionnées », l'attention étant surtout portée sur le calcium ou des éléments comme le fer. L'exemple que je vous donne concerne le calcium. Pour « entrer dans les cases », puisque le GEMRCN prévoit des fréquences, les industriels fabriquent des produits très transformés du type « spécialité fromagère », qu'on ne peut pas appeler fromage, mais qui sont enrichis en calcium chimique, par exemple avec des polyphosphates. Je précise que l'Autorité européenne de sécurité des aliments – European Food Safety Authority (EFSA) s'est penchée sur la question, en raison du problème de santé que pose la multiplicité des produits contenant des additifs et des polyphosphates. Ainsi, les Vache qui rit, Kiri et autres spécialités fromagères enrichies sont le lot de la restauration collective, au détriment des fromages véritables, qui sont très diversifiés, et des fromages biologiques qui ont évidemment un coût supérieur.
Un autre exemple permet d'illustrer la différence qui existe entre un produit biologique et un produit conventionnel : l'île flottante. Comparons les deux formules, les compositions et le type d'ingrédients : pour l'île flottante biologique, on a du lait, des oeufs, du sucre et de la vanille, c'est-à-dire des ingrédients simples, courants, que chacun peut utiliser chez lui ; pour l'île flottante conventionnelle, on est loin de ce modèle avec, dans celle que j'ai trouvée, 17 ingrédients, 11 additifs et pas d'oeufs – plus exactement une crème anglaise avec un blanc d'oeuf cuit sur le dessus.
Ce qui pose également problème, c'est la réglementation et l'étiquetage de ces produits. Ils ont le même étiquetage, portent la même appellation, et probablement la même photo. Pour le gestionnaire, le seul critère de choix restera le coût, qui ne sera évidemment pas le même. Il y a donc là une information déloyale du consommateur et de l'acheteur public sur la réelle appellation à donner à ce type de préparations. Nous avons là l'exemple d'un produit ultra transformé qui ne contient aucun aliment, mais uniquement une composition d'additifs avec une base d'eau : du gélifiant, de l'aromatisant et du colorant. C'est encore un problème.
Pour les professionnels de la cuisine, la généralisation de l'alimentation industrielle en restauration collective a plusieurs conséquences. Leur travail est robotisé, car il se résume à ouvrir un sachet, suivre une recette sans faire appel à leur créativité propre, ce qui tout de même le propre d'un cuisinier. Cela se traduit enfin par une perte d'identité culinaire. On observe une mondialisation des saveurs et des textures. On trouve partout la même chose. Cela se fait au détriment de la typicité des terroirs français, alors qu'on est un pays de gastronomie. C'est extrêmement dommage.
Au niveau nutritionnel, la généralisation de l'alimentation industrielle a aussi des conséquences. Le fractionnement des aliments et leur recombinaison crée une perte de densité nutritionnelle. Leur incapacité à nourrir et à rassasier au sens propre à chaque repas entraîne clairement le grignotage, les compulsions alimentaires, l'hyperphagie, l'addiction au sucre et aux arômes intenses.
Je peux vous en donner un exemple : j'ai souvent l'occasion de passer dans les collèges et dans les lycées, et je vois des lycéens et des collégiens qui terminent leur repas en file devant le four à micro-ondes, pour chauffer une petite boule de pain dans laquelle ils ont inséré un morceau de fromage. Il arrive même que leur repas se résume à cela !
Au niveau de la santé, cette industrialisation massive en restauration collective entraîne des problèmes. On sait que la mauvaise alimentation est la première cause de mortalité directe ou indirecte – obésité, diabète, cholestérol et hypertension, soit plus d'un tiers des décès évalués en 2015.
Je vais maintenant laisser Jean-Marc Mouillac intervenir sur la partie « agir ».