Intervention de Pierre Larrouturou

Réunion du mardi 3 juillet 2018 à 16h30
Mission d'information sur la gestion des évènements climatiques majeurs dans les zones littorales de l'hexagone et des outre-mer

Pierre Larrouturou, économiste :

Comme vous l'avez dit, madame la présidente, les enjeux sont à la fois cruciaux et multiples : il s'agit de trouver les moyens de prévenir, mais aussi de reconstruire, d'éviter que les catastrophes se multiplient et de financer des politiques d'adaptation destinées aux territoires déjà touchés, mais aussi à ceux qui vont l'être de plus en plus. Évidemment, la question du financement est l'un des points communs à tous ces dossiers. Je suis ici pour vous présenter une initiative soutenue par 150 personnalités venant de toute l'Europe, de tous horizons, de toutes sensibilités politiques.

En 2003, Jacques Chirac et Jean-Pierre Raffarin avaient défini l'objectif du « facteur quatre », consistant à diviser par quatre nos émissions. Malheureusement, nous avons pris du retard, ce qui nous oblige à être maintenant encore plus ambitieux. Ainsi, il y a un an, Nicolas Hulot a été applaudi par l'ensemble des députés quand il a dit que, pour stopper le dérèglement climatique, l'objectif devait être de zéro émission dans trente ans – c'est ce que l'on appelle la neutralité carbone. Pour atteindre cet objectif, il nous faut diminuer nos émissions de gaz à effet de serre de 3 % par an. Or, nous en sommes très loin, puisque les émissions de la France ont augmenté de 3,2 % l'an passé : nous évoluons à l'inverse de ce qui devrait se faire !

L'urgence ne fait pourtant aucun doute, car le mouvement est en train de s'amplifier : selon Météo France, nous aurons d'ici vingt à trente ans des pics de canicule entre 53 et 55 degrés Celsius de façon très régulière en métropole, et tous ceux qui croient que la France ne sera pas gravement touchée se trompent. Sur l'ensemble du globe, on va assister à un réchauffement de 5 ou 6 degrés, accompagné d'événements climatiques de plus en plus graves, et d'une baisse très importante des récoltes. Le scénario de l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture – Food and Agriculture Organization (FAO) – prévoit une diminution des récoltes comprise entre 40 % et 60 % dans les trente ans qui viennent pour une grande partie de l'Afrique, alors que la population va doubler : vous pouvez imaginer la souffrance que cela va engendrer pour des millions d'êtres humains, mais aussi les mouvements migratoires que cela va provoquer et que nous serons incapables de réguler. La Banque mondiale nous annonce plus de 140 millions de réfugiés climatiques d'ici trente ans, alors que l'Europe a déjà du mal à prendre en charge les quelques réfugiés qui commencent à arriver sur son sol.

J'en viens à la question essentielle du financement, qui se pose dans les mêmes termes dans tous les pays. Le 12 novembre 2017, le patronat de l'industrie allemande a déclaré que l'Allemagne devait réussir la transition énergétique, en laquelle il voyait à la fois une obligation morale et d'une opportunité en termes de création d'emplois, de dynamisme économique et même de leadership – qu'il vaut mieux éviter de laisser aux Chinois ou à d'autres. Cependant, Angela Merkel a indiqué ne pas savoir où trouver les 50 milliards d'euros qui seraient nécessaires à cette transition de l'industrie allemande…

Quelque temps plus tard, c'est aux Pays-Bas que la politique d'adaptation faisait la une des journaux, dans un article soulignant la nécessité de renforcer les politiques de lutte contre le dérèglement climatique, mais aussi le fait que personne ne sait qui va financer les mesures à mettre en oeuvre.

La Cour des comptes européenne estime qu'il faudrait trouver la somme colossale de 1 100 milliards chaque année pour l'ensemble de l'Union européenne, aussi bien en zone continentale que dans les territoires d'outre-mer – elle aboutit à ce chiffre en additionnant le coût des mesures à prendre dans chaque État : tant pour l'industrie allemande, tant pour le logement en France, tant pour lutter contre la sécheresse au Portugal…

En 2012, le collectif Roosevelt, dont je faisais et fais toujours partie, aux côtés de nombreuses personnalités telles que Michel Rocard ou Curtis Roosevelt, le petit-fils de Franklin Delano Roosevelt, avait pris pour slogan « Pour sauver les banques en 2008, on a mis 1 000 milliards sur la table. De la même façon, il faudrait mettre 1 000 milliards pour sauver le climat. » Certains nous soutenaient, tandis que d'autres nous prédisaient que l'Allemagne et la Banque centrale européenne (BCE) ne seraient pas d'accord. Cependant, en novembre 2014, la BCE a annoncé une mesure exceptionnelle, pour ne pas dire historique, à savoir le lancement d'un quantitative easing (QE) de 1 000 milliards d'euros – ce que l'on appelait autrefois la planche à billets, et qui se fait aujourd'hui par ordinateur – pour sauver la croissance européenne. En mars 2017, sans aucun contrôle démocratique, la BCE a créé 233 milliards d'euros en une journée, afin de les distribuer aux banques sous la forme de prêts à taux négatifs – ce qui a de quoi troubler les parlementaires français, qui passent des nuits blanches pour équilibrer le budget national en procédant par touches d'une centaine de milliers d'euros…

Les opérations de ce type s'effectuent régulièrement, et ce sont au total 2 500 milliards d'euros qui ont ainsi été créés ex nihilo en deux ans et demi, dont 11 % seulement ont été injectés dans l'économie réelle : l'essentiel de ces liquidités est destiné aux marchés financiers, au risque de provoquer une crise. Le FMI estime ainsi que nous allons vers une crise qui pourrait être dix fois plus grave que celle de 2008.

L'une des solutions que nous proposons repose sur la conclusion d'un nouveau traité européen. Nous ne sommes pas hors-sol politiquement, puisque Angela Merkel et Emmanuel Macron ont rappelé il y a dix jours, le 19 juin dernier, dans le cadre de l'accord de Berlin, que c'est cette année qu'il faut réfléchir sur l'évolution de l'Europe. Angela Merkel a expressément déclaré qu'il fallait décider cette année s'il y aurait de nouveaux traités, afin que, le cas échéant, ils puissent être ratifiés dès l'année prochaine. Au lieu de s'en tenir à une création monétaire qui va essentiellement à la spéculation, nous proposons un traité européen qui serait défini cette année et adopté l'année prochaine, ce qui permettrait de disposer des fonds correspondants dès le début de l'année 2020.

Ce traité s'organiserait autour de deux idées fondamentales. Premièrement, au lieu de créer de l'argent et de l'envoyer essentiellement là où il produit des profits de manière très rentable, c'est-à-dire vers les marchés financiers – les investissements destinés à favoriser l'efficacité énergétique ou l'adaptation aux changements climatiques sont beaucoup moins rentables, ce qui explique qu'ils soient toujours les parents pauvres quand l'argent est rare – on créerait une banque européenne du climat qui pourrait être une filiale de la Banque européenne d'investissement (BEI) – symboliquement, on ne toucherait pas à la BCE – et qui serait chargée de financer la transition énergétique dans tous les pays européens. Nicholas Stern, le grand économiste britannique, estime que chaque État devrait disposer chaque année d'une enveloppe prise sur un montant représentant 2 % du PIB mondial. Ainsi, chaque année, la France pourrait emprunter 45 milliards d'euros à taux zéro pour financer ses investissements en matière d'efficacité énergétique et d'énergies renouvelables, ainsi que sa politique d'adaptation ; l'Allemagne aurait 60 milliards d'euros, et la Pologne 16 milliards d'euros. L'un des dirigeants de la BEI me disait dernièrement que cette proposition n'avait rien d'irréaliste si l'on considère que, quand le mur de Berlin est tombé, il a suffi de six mois à François Mitterrand et Helmut Kohl pour créer, à partir de rien, la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD), destinée à financer la transition des pays ex-soviétiques vers l'économie de marché.

La seconde idée fondamentale du traité, c'est qu'il prévoirait un vrai budget pouvant être consommé, même en l'absence de retour immédiat. Jean Jouzel et moi-même avons publié, fin 2017, un essai intitulé Pour éviter le chaos climatique et financier, préfacé par Nicolas Hulot et postfacé par Philippe Maystadt. M. Maystadt était un grand ministre des finances, qui avait remis de l'ordre dans les comptes de la Belgique et était considéré dans ce pays comme l'équivalent de Raymond Barre. Celui qui fut aussi président de la BEI de 2000 à 2011 disait que tout ce qui est rentable à court et moyen terme peut être financé par des prêts à taux zéro, mais qu'il faut aussi un budget pour la transition énergétique, comme il y en a un pour l'éducation, la santé ou la défense : toutes ces politiques utiles, mais n'ayant pas un retour comptable mesurable tous les mois, doivent être financées par un budget.

En l'occurrence, ce budget servirait à aider à la transition sur tous les territoires européens en finançant la politique de recherche, mais aussi en aidant les régions du monde qui en ont besoin. Je pense notamment à l'Afrique, que nous devons accompagner dans son développement économique. Comme nous tous, les Africains veulent avoir un téléphone et un accès à l'énergie : or, s'ils recourent pour cela au charbon, au fioul et au gaz, la planète est fichue, c'est pourquoi nous devons les aider à évoluer économiquement sans que cela se traduise par une explosion des émissions de CO2.

Il y a un an, Angela Merkel a réuni douze chefs d'État africains à Berlin pour un sommet, dont la conclusion a été qu'il fallait un plan Marshall pour l'Afrique, ou plutôt un plan européen pour aider l'Afrique dans son développement et sa politique d'adaptation – toute la question étant de savoir comment le financer et à quelle hauteur, ce qui donne lieu à un débat politique. Si nous proposons pour notre part un budget de 100 milliards d'euros, Emmanuel Macron et Angela Merkel ont redit il y a deux semaines qu'il fallait un budget européen, une nouvelle ambition et un nouveau budget, et le Président français a proposé un budget de plusieurs centaines de milliards. Les actions à entreprendre sont nombreuses : il faut agir pour le climat, pour l'Afrique et la Méditerranée et, en matière de recherche, nous devons investir dans le stockage des énergies renouvelables, dans le développement des transports en commun, mais aussi dans la mise au point de voitures personnelles consommant beaucoup moins – l'Europe, qui a été capable de mettre au point la fusée Ariane, doit également pouvoir inventer la voiture des années 2030, qui consommera des énergies renouvelables et en faible quantité. Pour financer à la fois la transition et l'adaptation sur nos territoires, nous estimons qu'il nous faut chaque année 100 milliards d'euros de budget – un budget que l'on peut investir et consommer, en sortant d'une approche comptable à court terme.

Toute la question est de savoir comment trouver cet argent sans taxer les citoyens, et le débat à ce sujet a été relancé après le Brexit. Tout le monde veut plus d'Europe mais, dès qu'on en parle concrètement, il y a 27 Mme Thatcher qui disent : « Pas avec mon argent ! », ce qui a fait dire à Alain Lamassoure que l'Europe va crever si nous ne sommes pas capables de trouver de nouvelles ressources qui ne viennent pas des pays, mais sont des ressources propres. Il y a trente ans, Jacques Delors s'était déjà demandé comment trouver des ressources sans taxer les citoyens. Pour nous, la meilleure solution consiste à lutter contre le dumping fiscal européen. Un graphique représentant l'évolution de l'impôt sur les bénéfices depuis trente ans montre qu'il existe une concurrence acharnée en la matière : c'est à qui le diminuera le plus, en Europe comme dans le reste du monde !

Le journal Ouest-France a publié il y a trois mois une infographie montrant clairement comment, en Europe, le taux moyen d'impôt sur les bénéfices est tombé à 19 % alors qu'aux États-Unis, il était resté à 38 % depuis Roosevelt jusqu'à une période récente – il est tombé à 24 % avec Trump. À nos yeux, il serait possible de mettre les actionnaires à contribution au titre de l'effort que nous allons tous devoir consentir, individuellement ou collectivement, pour lutter contre le dérèglement climatique. En l'occurrence, il serait demandé aux actionnaires de s'acquitter d'une contribution de 5 % sur les bénéfices : cette sorte d'impôt fédéral représenterait, au total, une ressource de 100 milliards d'euros disponibles chaque année. Disposer de cette somme changerait tout pour notre politique vis-à-vis des pays du Sud ainsi que pour la politique de recherche, et permettrait de diviser par deux la facture sur tous nos territoires – en métropole comme dans les outre-mer.

L'État pourrait s'adresser aux territoires et aux citoyens en leur demandant de prendre telle ou telle mesure dans le cadre de la politique d'adaptation – il pourrait s'agir, par exemple, d'isoler les bâtiments publics et privés –, étant précisé que toutes les compétences nécessaires seraient disponibles – il faudra pour cela résoudre les graves problèmes de formation qui se posent actuellement –, en contrepartie de quoi la collectivité prendrait à sa charge la moitié de la facture : ainsi, isoler complètement une maison ne coûterait à son propriétaire que 10 000 euros au lieu de 20 000 euros, une somme pour laquelle il pourrait par ailleurs bénéficier d'un prêt à taux zéro, facilement remboursé grâce aux économies réalisées sur les futures factures de chauffage et de climatisation.

Notre projet est soutenu par plusieurs membres du Gouvernement et par un peu plus de cinquante députés de tous les horizons – nous avons également été reçus six fois à l'Élysée, ce qui semble montrer un certain intérêt du Président de la République pour nos travaux. Nous allons bientôt nous rendre à Madrid, à Amsterdam et à Rome, où nous avons été invités. Si nous parvenons à régler la question du financement, nous allons pouvoir nous attaquer aux problèmes de front au lieu de devoir déshabiller Pierre pour habiller Paul, comme nous le faisons actuellement, et d'avoir des annonces qui ne sont pas suivies d'effet. Quand Nicolas Hulot annonce un plan hydrogène, tout le monde trouve ça génial, mais quand on lit l'article consacré à cette annonce, on constate qu'il faudrait entre 5 et 10 milliards d'euros pour lancer le plan hydrogène, et que le ministre de l'écologie n'a pour le moment obtenu que 0,2 milliard d'euros – que Bercy ne lui accordera pas forcément. Si la question du financement est réglée dans le cadre d'un traité européen qui lui donne de la pérennité, on sait qu'il y aura des financements garantis pendant vingt ans, ce qui peut tout changer : on pourra à la fois isoler tous les bâtiments publics et privés, et mettre en oeuvre les politiques d'anticipation d'une part, d'adaptation d'autre part.

Enfin, dans un pays où il y a plus de 5 millions d'inscrits à Pôle Emploi, où le chômage remonte depuis quatre mois, où les prévisions de croissance sont de moins en moins positives – et alors qu'une crise financière pourrait éclater d'un moment à l'autre –, permettre la création d'emplois utiles et non délocalisables ne peut être qu'une très bonne chose pour notre pays et pour tous les pays d'Europe, et on ne saurait mieux faire pour réconcilier les citoyens avec l'idée de construction européenne.

Les financements sont débloqués au niveau européen, mais ils parviennent difficilement aux territoires, alors que c'est à ce niveau qu'on voit les problèmes et qu'on invente les solutions : ainsi, les villes ont souvent de bonnes idées. L'adjointe d'Alain Juppé me disait dernièrement que la commune de Bordeaux, qui met régulièrement en oeuvre de nouveaux projets, se trouve en permanence placée en compétition avec d'autres communes qui, elles aussi, font des choses : si elle bénéficiait de financements plus importants et plus pérennes, cette métropole pourrait aider les communes voisines à accélérer le mouvement, au lieu de se battre pour un budget avec des gens qui partagent les mêmes idées qu'elle.

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