Intervention de Cédric Villani

Réunion du jeudi 28 juin 2018 à 9h45
Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaCédric Villani, député, premier vice-président de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques :

Je vais en quelques minutes aborder certains des principaux points évoqués dans mon rapport au Premier ministre sur la question de la mixité dans le cadre de l'intelligence artificielle. Cela correspond à une large part du chapitre 6 du rapport remis au Gouvernement en mars dernier – chapitre consacré à une intelligence artificielle inclusive et diverse. Ce rapport traite de questions d'inclusion et de mixité par rapport à l'intelligence artificielle et la question hommes-femmes y tient un rôle très important. Certes, ce n'est pas la seule discrimination ni le seul enjeu de mixité auxquels il faut être attentif. Cependant, cette discrimination est plus facile à identifier que d'autres et il est également plus aisé d'envisager des pistes d'action. C'est une des distinctions majeures qui impactent tous les domaines et qui sont essentielles par rapport aux représentations culturelles.

On constate, au sein de la filière numérique, une très forte inégalité entre hommes et femmes et peu de progrès en la matière au cours des dernières années et décennies. Globalement, les femmes représentent dans cette filière 33 % des effectifs mais si on retire les fonctions supports et soutien pour se focaliser sur les compétences plus spécialisées, cette proportion tombe à 10-12 %. La part des femmes au sein des écoles d'ingénieurs ou parmi les créateurs de start-up est toujours de l'ordre de 10 %. Cette situation s'accompagne aussi d'écarts de salaire significatifs à compétences comparables, de l'ordre de 30 % selon certaines estimations. Outre cette situation conjoncturelle de fond défavorable, on assiste en outre à des scandales sexistes de temps à autre. La Silicon Valley en a connu plusieurs ces derniers temps. De plus, des études font régulièrement apparaître des constats inacceptables. L'une d'elles, qui a fait beaucoup de bruit, a montré que lorsque des femmes entrepreneurs s'adjoignaient un collaborateur masculin fictif dans leur démarche et dans leur présentation, elles augmentaient de façon significative leurs chances d'être prises au sérieux et d'éveiller l'intérêt de leurs interlocuteurs.

En résumé, on constate une situation très défavorable qui, globalement, ne s'améliore pas même si, ici et là, certaines écoles parviennent à tirer leur épingle du jeu. Parmi les causes pointées du doigt – ma collègue Céline Calvez l'a bien évoqué – figurent des difficultés culturelles, des questions d'organisation (soit de carrière, soit d'emploi du temps), des stéréotypes et des clichés qui jouent au niveau des familles et de l'orientation, des questions de confiance ou des questions de rapport à la compétition. En revanche, à ce jour, il n'existe aucune cause biologique identifiée. Qu'il y en ait ou non, il est de notre devoir d'agir pour sortir de cette situation inacceptable et insupportable.

Quels sont les enjeux ? En premier lieu, nous avons besoin de talents. Le domaine de l'intelligence artificielle et le domaine du numérique en général souffrent du manque d'ingénieurs, de talents et de chercheurs. On ne peut pas se passer de la moitié de l'humanité dans cette course considérable, ne serait-ce que d'un point de vue purement utilitaire. En effet, on estime qu'il faudrait, pour répondre aux besoins, doubler ou tripler le nombre de chercheurs et d'ingénieurs travaillant dans la filière. Avec une proportion importante de femmes, il sera bien sûr plus facile d'y parvenir.

Le deuxième point est une question de principe : comme indiqué dans notre Constitution, nous sommes une société dans laquelle nous cherchons à assurer les mêmes droits, les mêmes représentations aux hommes et aux femmes. C'est d'autant plus important dans les secteurs qui sont les plus en vue, ceux qui sont le plus dans la lumière. Il serait complètement inacceptable que dans le partage des tâches, les femmes se voient le plus souvent cantonnées aux rôles plus traditionnels et que la partie la plus audacieuse, la plus innovante soit réservée aux hommes. L'intelligence artificielle est identifiée comme l'un des secteurs qui vont transformer de façon importante la société au XXIe siècle et au-delà. Il est donc fondamental que cette moitié de l'humanité soit très bien représentée dans ce secteur.

Troisièmement, il existe des enjeux importants sur lesquels nous devons progresser, en particulier la diversité. Cet enjeu se décline lui-même selon différents axes : par exemple, la qualité de travail dans les entreprises ou la façon dont les idées pourront naître. De plus, dans le domaine de l'intelligence artificielle, le principal danger auquel on est confronté dans l'usage de bases de données géantes réside dans ces fameux biais que tout le monde traque. Or s'il nous faut traquer tous ces biais dans les usages, il est important de les traquer aussi lorsqu'ils concernent des personnes qui sont « aux commandes » en matière de développement. On se rappelle en effet que l'intelligence artificielle est un sujet où le développement et l'utilisation travaillent sans arrêt main dans la main. Pour toutes ces raisons, nous devons agir de façon déterminée et sans hésitation pour accroître la participation des femmes. Celles-ci doivent pouvoir accéder à des responsabilités et à des postes de confiance.

Parmi les acteurs qui peuvent aider à mener à bien ces actions, nous avons un certain nombre de scientifiques engagés – trop peu certainement. Comme l'a bien rappelé ma collègue et comme l'a analysé la fondation L'Oréal par exemple, c'est une action pour laquelle il ne faut pas seulement solliciter les femmes.

Certaines fondations et associations oeuvrent à ce sujet. Dans une vie antérieure, j'ai été directeur de l'institut Henri Poincaré. Cet institut hébergeait et héberge toujours plusieurs associations qui soutiennent à des degrés divers la promotion de la place des femmes dans les mathématiques et, plus généralement, dans les sciences. Ces acteurs sont appelés à jouer un rôle important.

La recherche en sciences humaines et sociales en la matière est également très importante. Les racines de ces inégalités sont multiples et diverses. Mieux on les comprend, mieux on pourra agir. Plus on peut expérimenter et analyser les remèdes tentés, plus on sera efficace.

Certaines associations professionnelles, des syndicats tels que le Syntec Numérique mènent une action en la matière. Il s'agit d'un sujet commun à un grand nombre d'administrations et de ministères, qui sont encouragés à s'en saisir encore plus que d'ordinaire.

Nos recommandations et nos pistes sont en complète adéquation avec les sujets que porte le ministère correspondant pour l'égalité hommes-femmes. S'agissant des actions et des domaines dans lesquels il convient d'agir, je rejoins complètement les conclusions de notre collègue Céline Calvez : des actions doivent être menées au niveau du système éducatif, depuis l'enfance jusqu'à l'enseignement supérieur, étant entendu que l'adolescence, et notamment son début, constitue une période-clé où les stéréotypes ont, semble-t-il, tendance à se faire jour.

Il s'agit aussi d'agir sur la formation des enseignants, ce qui constitue d'ailleurs l'une des recommandations du rapport sur l'enseignement des mathématiques que j'ai remis en janvier dernier, avec mon collègue Charles Torossian, inspecteur général, au ministre de l'Éducation nationale. L'une de ces recommandations consistait à inclure dans les formations des enseignants une sensibilisation aux questions de mixité, étant entendu que les inégalités se manifestent très tôt, que les enseignants soient des femmes ou des hommes. On sait que l'on a tendance à s'occuper davantage des garçons que des filles pour diverses raisons. La sensibilisation des acteurs eux-mêmes est nécessaire, surtout s'ils sont de bonne foi sur le sujet. Il existe des programmes d'incitation actifs au niveau de l'orientation et du recrutement.

La conclusion, la conviction acquise à propos des recrutements est que nous devons agir de façon déterminée en nous fixant des objectifs avec une cible de l'ordre de 40 % de femmes pour les quelques années qui viennent, ce qui supposera des programmes spécifiques dans les écoles. En essayant d'être le moins politisé possible, je ferai remarquer que l'un des groupes majoritaires de cette mandature à l'Assemblée nationale a pu atteindre un excellent taux de féminisation à la suite d'une démarche active, déterminée et répétée pour obtenir des candidatures féminines aux investitures. Cela s'applique en politique comme en sciences et dans tous les domaines : on ne peut pas se contenter de créer des conditions égales pour les femmes et les hommes, il convient d'agir de façon active pour corriger et compenser certains biais et certaines injustices qui ont été imposés par la société d'une façon parfois difficile à comprendre. Il faudra constituer des bases de données sur le sujet. Les inégalités hommes-femmes ont ceci « d'avantageux » que l'on peut facilement les identifier, beaucoup plus que d'autres biais qui seraient liés à l'origine culturelle, à la nationalité, à l'origine ou à d'autres facteurs. Saisissons cette occasion pour étudier et cerner le sujet en termes de statistiques et de suivi, en repérant de façon systématique des biais aussi bien dans la situation existante que dans les programmes qui seront développés ultérieurement.

Nous aurons l'occasion de revenir sur certaines de ces questions au cours du débat. C'est un sujet qui doit être porté pour de longues années devant nous.

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