Je vous remercie beaucoup pour cette invitation, d'autant plus qu'il s'agit d'un sujet qui me tient à coeur à la fois en tant qu'informaticienne et en tant que chercheuse en sciences de l'éducation sur les questions de genre.
Je vais aborder plusieurs éléments qu'il me semble important d'évoquer. Je suis évidemment d'accord avec tout ce qui s'est dit dans ces deux rapports dans lesquels je me retrouve très bien.
Tout d'abord, je pense qu'il ne faut pas mettre trop d'emphase ni sur les stéréotypes, ni sur les femmes, ce qui peut paraître paradoxal. En mettant beaucoup d'emphase sur les femmes, on a le sentiment qu'au fond, si elles se motivaient, si elles étaient plus courageuses, plus compétentes, plus excellentes, moins stéréotypées peut-être, elles pourraient se dépasser. Bien sûr, le mentorat et les rôles modèles sont importants ; bien sûr, il faut déconstruire les stéréotypes, ne serait-ce que pour être convaincus que ce ne sont que des stéréotypes et qu'ils ne sont pas fondés en nature. Néanmoins, tous ces efforts portés sur les femmes sont une façon de dire que si elles deviennent plus excellentes, elles obtiendront la même chose. Ce n'est pas une voie que je souhaite suivre.
Intéressons-nous un instant aux institutions qui ne permettent pas et ne favorisent pas l'entrée des femmes en sciences, en techniques, etc. à compétences égales. On dit souvent que l'on perd 50 % des talents en informatique faute de femmes. En réalité, c'est pire que cela. On peut se demander, en dehors des questions de sexe, pourquoi les meilleures élèves ne se dirigent pas vers l'informatique. Actuellement, si l'informatique est stratégique, si l'intelligence artificielle est stratégique, ce que je pense également, les meilleures élèves se détournent très massivement de ces filières alors que les mentions au bac S sont d'abord obtenues par les filles.
Il ne faut pas oublier que les stéréotypes ne sont que la conséquence d'un système inégalitaire et non pas sa cause. Ce n'est pas parce que l'on a des stéréotypes que l'on est inégalitaire. En réalité, c'est parce que nous avons une croyance profonde dans une différence des sexes et une inégalité entre les sexes que nous générons les stéréotypes qui nous permettent de rationaliser ces différences. On peut lutter contre les stéréotypes mais il ne faut pas être dupe : ceux-ci réapparaîtront aussi vite qu'on les détruit si on n'attaque pas le mécanisme qui produit des inégalités. Je me souviens d'un professeur de mathématiques qui me disait : « Il suffit de dire que les mathématiques sont imaginatives et créatives, comme le sont les femmes. Ainsi, celles-ci se tourneront vers les mathématiques. » Non. À partir du moment où on réalisera que les mathématiques sont imaginatives et créatives, l'imagination et la créativité deviendront des compétences strictement masculines. C'est bien en effet le système lui-même, qui produit les stéréotypes dont il a besoin pour se justifier. Il faut donc attaquer ce système qui est à leur source.
Je suis tout à fait d'accord sur le fait qu'il faut former les enseignants, même avant de former des élèves. Il ne faut pas les former à sensibiliser les élèves aux inégalités comme si c'était les élèves qui portaient le poids des responsabilités des inégalités mais il faut former les enseignants à se comporter eux-mêmes de manière égalitaire. En effet, lorsqu'on va voir les élèves et qu'on leur demande ce qu'est le sexisme à l'école, beaucoup dénoncent le comportement de leurs professeurs : ils commencent à voir le sexisme d'abord chez leurs enseignants. Dans un second temps, ils perçoivent le sexisme chez eux-mêmes, mais ils n'ont pas tort en disant que c'est d'abord par leurs professeurs que l'exemple doit être montré. Et si on se contente de créer des cours sur l'égalité, les élèves mettront ces cours sur le même plan que leurs autres enseignements : ils considéreront qu'après un cours d'égalité comme après un cours de grammaire, la vie reprend comme avant.
Il faut vraiment former les enseignants non pas simplement à déconstruire des stéréotypes avec les élèves mais à pratiquer une pédagogie de l'égalité au quotidien et former les formateurs d'enseignants pour qu'ils en soient capables. Dans les écoles supérieures du professorat et de l'éducation (ESPE), une information à l'égalité est obligatoire et se fait à peu près partout. Il ne s'agit cependant pas en réalité d'une formation. Une formation à l'enseignement signifie apprendre des gestes professionnels, apprendre comment on construit ou adapte toute sa pédagogie. Pour cela, il faut des formateurs d'enseignants réellement formés à ces questions et pas simplement présenter des discours avec des données sur l'égalité, les inégalités, etc. La tâche est considérable et il faut faire feu de tout bois, de la crèche à l'enseignement supérieur.
La dernière chose que je souhaite dire, c'est qu'il ne sert à rien de se renvoyer la balle en amont : l'enseignement supérieur accuse le lycée qui accuse le collège, qui accuse la crèche, qui accuse les parents – et dans cette logique les bébés seraient stéréotypés in utero. En réalité, on peut agir à tous les niveaux. Les établissements d'éducation supérieure qui ont réussi à obtenir durablement 30 à 40 % de femmes parmi leurs étudiants en informatique de manière durable n'ont pas attendu de déconstruire les stéréotypes. Ils ont mis en oeuvre une politique volontariste à leur niveau pour transformer de fait et sans contrainte leur population. Il ne s'agit pas de transformer les femmes pour les adapter à un monde qui, aujourd'hui, est plutôt discriminant et inégalitaire, mais de transformer le monde pour qu'il devienne inclusif.