Je m'associe à l'essentiel de tout ce qui a été dit jusqu'ici. J'ai eu un parcours professionnel de trente ans dans la recherche et la coopération scientifique internationale avec une bascule plus récente dans la sphère de l'enseignement supérieur et notamment des grandes écoles. Dans mon parcours, j'ai eu des responsabilités managériales tôt dans ma carrière, à partir de 29 ans. Je me suis confrontée aux questions de leadership dans cette sphère de l'enseignement supérieur et de la recherche. J'ai eu un parcours dans un univers extrêmement masculin marqué par un leadership tout aussi masculin, tant dans mon champ scientifique du génie des procédés que dans la coopération internationale, et maintenant dans le monde de l'enseignement supérieur et des grandes écoles.
Je suis aujourd'hui directrice générale d'une grande école d'enseignement supérieur agronomique. J'étais la première femme dans ces fonctions depuis que cette école existe, la première et la seule femme actuellement directrice générale d'un établissement d'enseignement supérieur agronomique alors que ce secteur est extrêmement féminisé, avec plus de 60 % de femmes dans les grandes écoles d'agronomie depuis plusieurs dizaines d'années – on est aujourd'hui à presque 70 % de femmes dans ces écoles d'ingénieurs. Le vivier existe et j'ai été la première femme élue à la présidence de la Conférence des grandes écoles, une association qui regroupe 220 grandes écoles françaises : HEC, Polytechnique, l'ENA et toutes les autres écoles d'ingénieurs, architecture, création, art, design et management, dans un système marqué par un leadership masculin. 15 % des grandes écoles étant dirigées par des femmes, 85 % sont donc dirigées par des hommes. Je reviendrai notamment sur la question de la représentation des femmes en position de leadership et de direction.
Pour répondre à vos questions sur la place des femmes dans les sciences et dans les grandes écoles, je ferai d'abord un commentaire d'ordre général : nous sommes actuellement dans une période où le contexte a changé, la parole s'est libérée, l'égalité femmes-hommes est une grande cause du quinquennat et c'est le moment ou jamais de donner des impulsions pour changer la donne.
J'aimerais pour ma part aborder quatre points.
Pour ce qui concerne la nécessité de mesurer et de comprendre, je suis d'accord avec Maria Esteban sur le fait qu'il faut agir mais nous avons quand même besoin de mieux comprendre. Par exemple, à la Conférence des grandes écoles, nous avons développé des observatoires, nous menons une enquête sur l'insertion professionnelle en mesurant l'écart entre les femmes et les hommes. Nous en sommes à la 26e édition, que nous avons dévoilée la semaine dernière et nous montrons que même si le diplôme Bac+5 de l'Éducation nationale et notamment le diplôme des grandes écoles protège contre le différentiel hommes-femmes, il demeure un différentiel en défaveur des femmes sur la rapidité d'insertion, le niveau d'insertion, le statut de cadre, l'accession à un CDI et les niveaux de rémunération, et ce différentiel s'aggrave au cours de la carrière. En 2018, on reste dans cette situation.
Pourquoi en sommes-nous encore là ? Même pour les écoles d'ingénieurs, pour les cursus plus scientifiques, il n'y a que 30 % de femmes diplômées. On pourrait imaginer que les entreprises se précipitent pour embaucher ces femmes ou qu'au moins, elles les rémunèrent ou les embauchent au même niveau, mais ce n'est pas le cas. Bien sûr, il faut agir mais il faut aussi mesurer, pour comprendre les déterminants, à travers ces observatoires que nous développons et complétons grâce à un baromètre sur l'égalité femmes-hommes et actuellement grâce une étude avec l'Association française des managers de la diversité. Il y aurait bien besoin de l'étendre à l'enseignement supérieur.
Actuellement, nous n'avons pas toutes les données et surtout nous ne comprenons pas tout : le problème est multifactoriel, nous ne sommes pas encore capables d'expliquer les stratégies d'évitement, l'attractivité, les schémas sociaux, schémas de pensée, stéréotypes de genre, la société inégalitaire, etc. Il faut qu'on approfondisse cela.
Le deuxième point concerne la façon de promouvoir l'attractivité des secteurs scientifiques, qui n'attirent pas assez les femmes. Je reprendrai l'exemple de la députée Céline Calvez sur le lancement de la fondation Femmes@Numérique hier avec cinq ministres, Brigitte Macron – donc une vraie impulsion politique – et quarante entreprises fondatrices, sachant que cette initiative a été initiée par un collectif comprenant notamment la Conférence des grandes écoles, qui est membre du comité de pilotage avec le Syntec Numérique, le CIGREF, etc. Nous voyons là un très bel exemple de la façon dont on peut mobiliser les énergies en s'appuyant sur la force agissante des associations. Ce sont des écosystèmes où de nombreuses associations et fondations interviennent, où beaucoup d'étudiants sont impliqués – notre jeunesse est de plus en plus engagée et consciente de ces enjeux. C'était un très bel exemple.
Mon troisième point concerne la sensibilisation à l'égalité femmes-hommes et la déconstruction des stéréotypes. Nous savons qu'il faut agir auprès des diplômés formés au niveau Bac+5 et notamment les diplômés des grandes écoles qui se retrouveront demain en situation de responsabilité, dans les entreprises ou en situation de création d'entreprise. Il est extrêmement important d'agir sur leur formation, leur sensibilisation à des questions d'égalité, de diversité et de responsabilité sociétale. Nous faisons beaucoup de choses en la matière, par exemple des concours de « chasseurs de stéréotypes » avec les étudiants, mais cela reste très en deçà des enjeux. Il faut vraiment se donner beaucoup plus de moyens, de manière systémique. La difficulté, tant que les stéréotypes et les schémas mentaux continuent à se mettre en place, comme cela l'a été souligné tout à l'heure, apparaît très en amont de la chaîne éducative, dès la maternelle ou même dès le préscolaire, surtout dans une société fondamentalement inégalitaire comme cela l'a été souligné par Isabelle Collet, qui a très bien présenté le syndrome de la poule et de l'oeuf.
J'en arrive à mon quatrième point. J'ai beaucoup apprécié la présentation des deux rapports tout à l'heure et suis en phase avec tout ce qui est dit dans ceux-ci, mais j'ai quand même le sentiment qu'ils ne mettent pas assez l'accent sur le fait que les femmes sont sous-représentées à des hauts niveaux de leadership et de responsabilité. J'ai bien compris la note d'optimisme d'Hélène Morlon et je vais abonder dans son sens : effectivement, nous avons des modèles et nous pouvons réussir dans les carrières scientifiques et exercer des responsabilités ; mais on ne peut pas non plus ignorer que la situation n'est pas satisfaisante. Il faut bien sûr avoir aussi des modèles qui soient accessibles, pas uniquement des prix Nobel, pour que l'on puisse se projeter sur eux quand on est une femme.
Il faut aussi prendre des mesures pour sortir de cette situation où nous, les femmes présentes aujourd'hui autour de cette table, nous sommes un peu les « exceptions consolantes », et restons les exceptions consolantes, des objets bizarres à qui les autres femmes peuvent être tentées de demander : « est-ce que je peux vous demander comment vous avez réussi, vous, et pourquoi vous êtes là alors que nous, les 90 % restantes, nous n'en sommes pas là ? » Vous avez cité le programme Award. Je précise que je ne suis plus dans son comité de pilotage, j'y étais en tant que directrice d'une fondation scientifique aux côtés de la fondation Gates, de l'USAID et de la fondation Rockefeller – Il s'agit d'un programme de leadership pour des femmes scientifiques à l'échelle du continent africain, qui oeuvre actuellement dans une vingtaine de pays anglophones et francophones et qui montre bien que quand on veut se donner les moyens de changer la donne, on y arrive. Il a été bâti en 2007 sur fond de scepticisme, qu'on entend hélas encore beaucoup aujourd'hui, comme quoi les femmes ne souhaiteraient pas aller vers les fonctions de leadership. Ce programme montre clairement que quand on se donne les moyens de changer la donne et quand on va chercher les femmes, on les trouve.