Intervention de Valéria Faure-Muntian

Réunion du jeudi 14 juin 2018 à 9h30
Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaValéria Faure-Muntian, députée, co-rapporteure :

– Comme vous avez pu le constater à travers les présentations de nos collègues Ronan Le Gleut et Claude de Ganay, nous sommes en présence d'une technologie encore assez jeune et méconnue, qui pose de vraies questions. Nous avons, en particulier, voulu soulever les enjeux énergétiques, juridiques et de souveraineté liés aux blockchains.

En ce qui concerne l'énergie, la preuve de travail ou POW, qui nécessite, pour les seules blockchains publiques, une compétition entre mineurs pour remporter une rémunération, conduit à ce que beaucoup de supercalculateurs travaillent en permanence. Cela nécessite une consommation énergétique extrêmement importante. Les blockchains privées, a contrario, nécessitent beaucoup moins d'énergie, mais nous avons vu que leur pertinence en comparaison des blockchains publiques est moins évidente.

Trois méthodes d'estimation de la consommation énergétique des blockchains peuvent être citées, sachant qu'aucun calcul exact n'est possible. Ces méthodes donnent des valeurs allant d'au minimum 46 TWhan jusqu'à 200 TWhan. On peut comparer ces résultats à la production électrique d'un réacteur nucléaire, qui est de 6 TWhan, ou encore à la consommation électrique française, qui est de 530 TWhan. La croissance de cette consommation peut d'autant moins persister que les fermes de minage se situent principalement en Chine, pays qui présente, pour sa production électrique, l'intensité carbone la plus élevée au monde.

La preuve de travail pose aussi, au-delà des questions de consommation énergétique, des problèmes de gaspillage de matériel informatique spécialisé. En effet, les supercalculateurs, qui pourraient être utilisés au bénéfice de l'innovation, de la recherche ou du test de nouvelles technologies, tournent en quelque sorte « dans le vide », exclusivement au bénéfice de celui qui emporte la mise en calculant des preuves de travail pour la blockchain.

Il est donc nécessaire de s'orienter vers une autre méthode de consensus que la preuve de travail. Beaucoup de projets alternatifs sont d'ailleurs envisagés, comme l'a indiqué Claude de Ganay. Néanmoins, aucun n'a encore totalement abouti en termes de sécurité. La recherche doit aider à trouver des preuves d'enjeu qui présentent le même niveau de sécurité que la preuve de travail. Sinon, au vu de l'augmentation du nombre de transactions sur les blockchains, on risque d'arriver à une situation critique en termes de consommation énergétique.

En ce qui concerne les enjeux juridiques, l'immuabilité et la distribution globale et ouverte de la blockchain interrogent forcément le législateur.

Ainsi, on a pu dire que les cryptomonnaies faciliteraient les utilisations frauduleuses et prêter, par exemple, au bitcoin une utilisation significative dans l'économie parallèle. Cela doit toutefois être relativisé au regard du poids total du crime organisé, estimé à environ 900 milliards de dollars par an.

Par ailleurs se pose la question de la responsabilité, le réseau étant distribué sans centralisation. Vers qui se tourner en cas de problème, avec quelles preuves et à qui demander réparation ? C'est une question importante.

Le régime fiscal de la cryptomonnaie pose, lui aussi, question, surtout avec les ICO qui permettent de lever des fonds importants. Quel régime fiscal leur appliquer ? C'est une question à laquelle il faut apporter des réponses.

Enfin, face au règlement général sur la protection des données (RGPD), entré en vigueur le 25 mai dernier, on peut s'interroger sur le respect du droit de rectification et du droit à l'oubli. La blockchain étant immuable, un bloc ne peut plus être modifié une fois qu'il est validé par consensus. Nous avons discuté de ce point avec la CNIL, qui nous a indiqué l'existence de solutions technologiques qui permettraient d'apporter des rectificatifs, grâce à une écriture nouvelle, sans cependant réécrire les précédents blocs de la chaîne. C'est une piste mais on n'est pas dans un respect total du droit à l'effacement.

Il y a finalement une contradiction forte entre l'exigence de transparence, surtout si l'on prête à la blockchain le risque d'usages frauduleux par le crime organisé, et celle de l'anonymisation, qui permet de protéger les données personnelles. Il faudra trouver un compromis.

Enfin, en termes de souveraineté, et comme nous l'avons déjà souligné dans la note courte, les fermes de minage sont plutôt concentrées géographiquement, 60 % d'entre elles se trouvant en Chine. La Russie encourage, elle aussi, l'implantation de pools de mineurs à des fins stratégiques, notamment parce qu'elle dispose de capacités énergétiques.

Par ailleurs, la compétition entre les protocoles est très forte. Une fois que des protocoles à la consommation énergétique maîtrisée auront été trouvés, l'un de ceux-ci risque de devenir un monopole.

Nous avons constaté, à travers nos auditions, que l'idée d'une blockchain souveraine, contrôlée par un État, serait peu pertinente. Si l'on veut réaliser des enregistrements sécurisés, il n'est pas forcément besoin d'un registre distribué, d'autant plus que, dans ce cas, les acteurs du réseau seraient nommés par avance. Cependant, nous souhaitons insister sur la nécessité de la recherche et du développement, à travers nos start-up, de technologies qui respectent les valeurs européennes liées à la protection du consommateur et aux données personnelles.

Il nous paraît important d'encourager cette technologie prometteuse des blockchains. Mais les usages actuels étant principalement adossés aux blockchains Bitcoin et Ethereum, il serait opportun de promouvoir une création d'origine européenne avec un protocole légèrement modifié pour permettre le respect de nos valeurs. Des acteurs s'y attellent et ont déjà levé des fonds à cette fin.

La Commission européenne a, il est vrai, lancé un Observatoire des blockchains. Mais celui-ci est géré par une organisation extérieure, l'entreprise Consensys, entreprise américaine adossée à la technologie Ethereum, qui a été choisie alors même que des acteurs français et européens existent dans ce domaine. Nous sommes déçus. Il nous semble dommage de prendre le risque d'oublier nos particularités européennes, voire notre souveraineté.

Pour conclure, les perspectives ouvertes par les blockchains sont considérables et ne doivent pas être ignorées. Il est nécessaire de continuer la R & D, qu'elle soit publique ou privée, voire en coopération. Les limites technologiques sont sérieuses et il faut y répondre avant de pouvoir massifier les usages. La France et l'Union européenne devront se saisir pleinement de cette technologie et en être à l'avant-garde. Puisqu'aucune législation n'a encore été mise en place dans le monde sur cette technologie, nous pourrions être précurseurs, en proposant des normes qui nous ressemblent. Je vous remercie.

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