Pour vous répondre, je vais regrouper vos questions autour de trois grands blocs. Le premier porte sur le plan d'action concernant l'érosion de la base d'imposition et le transfert de bénéfices (BEPS), la convention multilatérale pour l'appliquer, l'état de mise en oeuvre, la position des États-Unis et celle de la France, et notamment le cas de l'article 39 terdecies du code général des impôts, dont j'espère que vous aurez bientôt à connaître.
Le deuxième bloc porte sur le secret bancaire et les paradis fiscaux.
Le troisième porte sur le numérique, la présidence estonienne, la proposition franco-allemande, la position des États-Unis et l'harmonisation européenne.
S'agissant tout d'abord du bilan du plan BEPS, ce projet d'une grande ampleur introduit en juin 2012 dans le radar du G20, développé en 2013 et 2014 et produit en 2015, sur les quinze mesures préconisées, quatre sont des standards minimums. À la différence de l'Assemblée nationale, l'OCDE produit du droit « mou » : nous émettons des recommandations moralement obligatoires pour les États qui y souscrivent, mais pas juridiquement contraignantes. Pour apposer sur ce droit mou une marque indiquant que les États sont vraiment engagés, nous les appelons des standards minimums. Nous avons donc identifié quatre standards minimums qu'il faut absolument appliquer, car à défaut, le plan BEPS n'aura pas d'impact.
Le premier de ces standards est la lutte contre les pratiques fiscales dommageables. Certains États prenaient des rescrits fiscaux au bénéfice de contribuables internationaux qui localisaient dans ces États d'importants profits, sans qu'aucune activité n'y soit rattachée, afin de ne pas soumettre ces profits à l'impôt. La France n'a pas connu ces pratiques, car son taux d'imposition est haut. Mais au Luxembourg, où le taux d'imposition est faible, il était possible de localiser beaucoup de profits qui n'étaient pas taxés sans que les États où ce profit était créé n'en aient connaissance. L'une des mesures de BEPS a été de prévoir un échange automatique des rescrits fiscaux. Les rescrits fiscaux ne sont pas illégitimes ; c'est une très bonne chose lorsqu'ils sécurisent les contribuables, à la condition qu'ils ne privent pas les autres États de leurs recettes taxables. Pour mettre fin à ce risque, nous avons prévu l'échange automatique des rescrits : si le Luxembourg est obligé d'échanger des renseignements avec tous les pays sur ses rescrits, le risque que certains privent les pays de matière taxable est nul. Cette mesure est appliquée. D'ores et déjà, plus de 9 000 rescrits ont été échangés, et le stock ainsi que le flux font l'objet d'échanges.
Une autre grande mesure contre les pratiques fiscales dommageables porte sur l'article 39 terdecies du code général des impôts, qui est la « boîte à brevets » à la française. Il a été constaté que pour attirer les brevets, un certain nombre de pays mettaient en place des régimes incitatifs. Favoriser la recherche et le développement, notamment à travers des crédits d'impôts sur la recherche, est une excellente chose, car la nouvelle économie repose sur les actifs incorporels et la propriété intellectuelle. Mais lorsque l'on donne un régime favorable aux revenus de la propriété intellectuelle qui a été développée dans un autre pays, parfois en y bénéficiant de déductions fiscales ou de crédits d'impôts, cela crée un déséquilibre : imaginons par exemple que des recherches soient menées en France en y bénéficiant du crédit d'impôt de 33 %, puis que le brevet soit localisé au Royaume-Uni, où le taux d'imposition est réduit de moitié, soit 10 %.
Par consensus, dans le cadre du plan BEPS, les pays se sont entendus pour qu'il ne soit plus possible de donner des régimes favorables aux brevets en dehors des cas où le brevet a été développé sur place. Il faut qu'un lien existe entre l'endroit où le brevet a été développé et le bénéfice qui est donné au brevet, c'est ce que l'on appelle l'approche « nexus ». Les régimes doivent être compatibles avec cette approche qui a fait l'objet d'un consensus au sein de l'OCDE.
Le régime en France, fixé par l'article 39 terdecies du code général des impôts qui prévoit un demi-taux sur les brevets, n'a pas été jugé compatible avec cette approche tant par l'Union européenne que par l'OCDE. C'est un peu paradoxal, car la France coprésidait le sous-groupe qui a défini l'approche « nexus ». La France a donc été invitée à modifier cet article l'an dernier ; elle ne l'a pas fait. Nous espérons fortement que le Gouvernement et le Parlement mettront la France en conformité avec l'accord qu'elle a accepté dans le cadre de l'OCDE. Vous êtes souverains de décider ce que vous souhaitez faire de l'article 39 terdecies, le supprimer ou l'amender. Certains vous diront que le taux d'imposition en France est tellement élevé que cette mesure n'est pas très toxique, mais les Pays-Bas ou l'Allemagne vous expliqueront qu'ils risquent de perdre de la matière taxable à cause de cette disposition.
Un autre standard minimum porte sur la lutte contre l'abus des conventions fiscales. Ces conventions sont bilatérales, et ont pour objet de favoriser les investissements d'un pays A dans un pays B, en réduisant les taux de retenue à la source dans le pays B lorsque l'investisseur rapatriera des intérêts ou des dividendes dans le pays A. Mais un certain nombre de pays se sont développés en plateformes de chalandage fiscal : ainsi, si un investisseur français passe par l'Île Maurice pour investir en Inde, il ne sera pas imposé en Inde, ni en France, car tant la convention franco-mauricienne que la convention indo-mauricienne prévoient que les plus-values ne sont taxables qu'à l'Île Maurice. Or elles ne sont pas taxées à l'Île Maurice, dans le cadre des Global business companies, l'instrument juridique utilisé localement.
Nous avons donc prévu un standard minimum en vertu duquel toutes les conventions fiscales doivent être réparées. Il faut inclure dans les conventions fiscales une stipulation très claire selon laquelle il ne sera plus possible d'utiliser une entité juridique vide pour bénéficier des dispositions d'une convention fiscale.
Mais modifier une convention fiscale prend en général trois à quatre ans. La capacité de négociation des administrations fiscales dans tous les pays permet au maximum de négocier cinq à six conventions par an. Modifier les 3 500 conventions fiscales existantes dans le monde d'un seul coup dépasserait la capacité des administrations fiscales : il faudrait trente à quarante ans pour modifier ces 3 500 conventions fiscales. L'action n° 15 du plan BEPS propose donc qu'une convention multilatérale modifie les conventions bilatérales, puisque tout le monde était d'accord sur ce qu'il fallait faire. Il nous a été répondu qu'une telle pratique n'existait pas : nous l'avons donc inventée. Nous avons étudié la faisabilité de cette convention multilatérale en 2014-2015, la négociation a commencé en 2015 et a duré un an, la convention a été ouverte à signature à la fin de l'année 2016, et au mois de juin de cette année, soixante et onze pays l'ont signée. Elle permet en particulier d'appliquer le standard minimum, mais comprend également une nouvelle définition de l'établissement stable pour éviter les abus, une amélioration des pratiques relatives à l'élimination des doubles impositions, ainsi que des instruments pour lutter contre les produits hybrides.
Cette convention multilatérale sera soumise à ratification, et elle est très complexe car il fallait laisser une grande marge de manoeuvre aux États, qui sont obligés de mettre en oeuvre le standard minimum mais libres de choisir sur le reste. Il y a beaucoup d'options, mais le résultat sur les conventions bilatérales est facile à voir. D'ores et déjà, plus de 1 200 conventions fiscales ont été modifiées. Cette convention multilatérale entrera en vigueur lorsque plus de cinq États l'auront ratifié, ce qui devrait arriver d'ici à la fin de l'année. En trois ans, nous aurons modifié près de 2 000 conventions fiscales, et tous les États qui sont utilisés pour faire du chalandage fiscal ont signé, ou vont le faire dans les mois qui viennent. Les Pays-Bas, première plateforme de chalandage fiscal – 10 000 avocats ne vivent que de cela dans le pays selon les chiffres officiels du Gouvernement ; la Belgique, la Suisse, l'Irlande, l'Île Maurice, les Barbades, les Émirats Arabes Unis, Hong Kong et Singapour ont tous signé ou vont le faire dans les mois qui viennent.
Le troisième standard minimum est la déclaration pays par pays. Dans le cadre du plan d'action BEPS, nous avons constaté que les administrations fiscales avaient une vision parcellaire de la planification d'un groupe. Seules les relations entre la filiale installée sur son sol et l'entreprise-mère ou les entreprises soeurs sont connues. Mais la mère d'une entreprise aux États-Unis sera souvent située aux Pays-Bas ou en Irlande. Et la relation entre l'Irlande ou les Pays-Bas et les États-Unis n'est pas connue. Pour une entreprise des États-Unis, les Bermudes sont souvent un point de passage, tandis que pour une entreprise française intervenant aux États-Unis, l'investissement partira peut-être du Luxembourg. En Chine, les planifications passent par Singapour ou Hong Kong, et personne n'a la vision globale.
Nous avons estimé que les administrations devaient avoir la même vision que le directeur financier ou le directeur fiscal d'un groupe. C'est ainsi que nous avons conçu la déclaration pays par pays. Les groupes dont le chiffre d'affaires est supérieur à 750 millions d'euros annuels doivent remplir une liasse fiscale très simple, qui peut tenir sur un feuillet A3, et qui permet, pays par pays, de connaître le chiffre d'affaires, les résultats, les montants d'impôt dû et d'impôt payé, et le nombre d'employés. Cela permet de repérer les anomalies : si un fort profit est réalisé dans un pays où il n'y a ni chiffre d'affaires, ni employés, il faut se poser des questions ! Ces questions sont identifiées pour entreprendre des discussions avec le groupe et évaluer le risque. Il s'agit d'un standard minimum que tous les pays doivent appliquer.
L'accord ne prévoit pas la publicité de la déclaration pays par pays, qui doit être faite aux administrations fiscales. Certains pays qui accueillent le siège de grands groupes internationaux, ayant peur des fuites, ont estimé qu'il n'était pas possible de demander aux groupes de remplir leur liasse fiscale dans les pays où ils opèrent, et que les groupes devaient remettre cette liasse à l'État de siège de la multinationale. En d'autres mots, les États-Unis ont souhaité que leurs entreprises multinationales leur donnent ces déclarations pays par pays, charge à l'administration américaine de donner les renseignements à tous les pays où ces multinationales sont en opération. C'est l'accord qui a été conclu entre l'Union européenne, les États-Unis, le Japon et d'autres.
Mais juste après cet accord solennel validé par les chefs d'État et de gouvernement du G20 le 15 novembre 2015, certains pays ont annoncé qu'ils allaient tout de même rendre toutes les informations publiques. La crédibilité de la démarche est atteinte, notamment pour les États-Unis, qui se demandent pourquoi il fallait se mettre d'accord si les pays violent cet accord.
Aujourd'hui, nous mettons en oeuvre la déclaration pays par pays, et nous avons développé au cours des deux dernières années les instruments juridiques pour organiser l'échange de renseignements. Plus de quatre-vingts pays sont couverts par l'échange de renseignements. Les États-Unis appliquent la déclaration pays par pays sans ambiguïtés ; cela y relève d'une réglementation et non d'une législation. Ils sont en train de collecter l'information et de l'échanger.
Je passe rapidement sur le quatrième standard minimum, favorable aux entreprises, qui prévoit l'élimination des doubles impositions.
Pour chacun de ces quatre standards minimums, un système d'examen par les pairs est prévu. Et tout cela s'applique au niveau mondial. Aujourd'hui, cent deux pays ou juridictions se sont formellement engagés à appliquer BEPS et à se soumettre à l'examen par les pairs : les rapports produits seront portés à la connaissance du G20 et du public, pour maintenir la pression au cas où des pays n'appliqueraient pas ces standards minimums. Par exemple, l'Île Maurice a signé la convention multilatérale, mais n'a pas inclus les pays africains. Or c'est avec ces pays que le chalandage fiscal est en train d'avoir lieu, et ce sont ces pays qui sont ainsi privés de recettes fiscales. Si l'Île Maurice n'étend pas la signature de cette convention multilatérale aux pays africains, en 2019, l'examen par les pairs fera apparaître ce qui ne va pas.
Une dynamique vertueuse se met en place : les pays qui avaient ce type de pratiques et qui y mettent fin, par exemple les Pays-Bas, vont être encore plus exigeants que les autres pour s'assurer que personne ne viendra récupérer leur fonds de commerce. Cette dynamique positive me laisse penser que l'application du plan BEPS est en cours, et que son bilan est positif.
Je ne développe pas les autres mesures qui ne sont pas des standards minimums, telles que la révision de la définition d'établissement stable, les produits anti-hybrides, la déduction des intérêts ou les changements des prix de transfert. Tout cela constitue un ensemble cohérent conçu de manière à détruire toutes les racines de la planification fiscale agressive. Il n'est pas mis fin à la planification fiscale. Mais alors que l'on pouvait facilement se situer dans la zone gris sombre sans courir de risque, il n'y a plus de zone grise aujourd'hui, on peut faire de la planification fiscale à la marge, mais la direction fiscale n'est plus un centre de profit comme cela a pu l'être. Les groupes restructurent leur planification fiscale : j'étais à San Francisco, et certains membres du GAFA sont en train de mettre en place des établissements stables un peu partout et de réviser leurs règles de prix de transfert.
Il me semble qu'un changement de paradigme est intervenu, et le temps où la planification fiscale était la règle, presque encouragée par les États qui n'avaient pas réparé la fiscalité internationale, est fini. Les États ont réparé la fiscalité internationale, les administrations appliquent les nouveaux instruments, et les entreprises sont en train de changer leur approche.
Venons-en à la question du secret bancaire. Si cent deux pays appliquent les règles BEPS, cent quarante-cinq appliquent la lutte contre le secret bancaire. Faut-il impliquer l'ONU ? On peut raisonner d'un point de vue théorique et d'un point de vue pratique. Bien sûr, idéologiquement, l'ONU incarne le principe d'un pays, un vote. Mais je suis extrêmement pratique, et la réalité des choses est que ce principe donne un vote à Panama, aux Bahamas, et à tous les pays qui n'ont aucun intérêt à faire avancer les choses. Les États étant souverains, personne ne dictera à un pays ce qu'il doit faire. Il faut donc trouver des dynamiques intelligentes permettant à un groupe de pays qui ont un intérêt en commun de faire avancer les choses. Le monde international est profondément injuste : il y a des grands pays et de petits pays. Il se trouve que ce sont plutôt parmi les petits pays que l'on trouve les paradis fiscaux ou les régimes juridiques qui favorisent l'évasion fiscale. Et les grands pays sont ceux qui taxent, car ils ont besoin d'impôts. Donner un pouvoir d'action au G20 sera injuste pour les Bahamas, mais c'est la seule chose qui marche. Si l'on réunit tout le monde dans une grande COP fiscale, au bout de quatre ans de négociations, rien n'aura abouti. C'est mon jugement, qui est peut-être biaisé du fait que je travaille pour l'OCDE, où cent deux pays sont sur un pied d'égalité pour l'application de ces nouvelles règles – dont vingt pays africains.
En matière de secret bancaire, Brunei a signé la convention multilatérale sur la coopération en matière administrative. C'est l'autre grande convention multilatérale, conçue dans les années quatre-vingts et amendée en 2009 pour faciliter la lutte contre le secret bancaire. Cette convention est ouverte à la signature de tous les pays, et aujourd'hui cent dix ou cent onze pays l'ont signée. Il en résulte des milliers d'accords bilatéraux.
Brunei faisait partie des pays en retard ; il a signé. Mais nous nous faisions plus de souci pour Panama, qui avait annoncé qu'il ne signerait jamais jusqu'à ce que survienne l'affaire des Panama Papers. Panama a signé depuis. Singapour aussi disait qu'il ne signerait pas, puis a fini par le faire, à l'instar de la Suisse. Aujourd'hui, tous les pays à secret bancaire ont signé, ou vont le faire dans les semaines qui viennent. Cette convention est un instrument juridique extrêmement fort, car il oblige les signataires à échanger les renseignements bancaires à la demande, avec tous les autres signataires. Ainsi, lorsque Panama a signé, il s'est engagé à échanger des renseignements bancaires à la demande avec la Colombie. Bilatéralement, c'est très important.
La convention multilatérale étant aussi un instrument d'échange automatique de renseignements en matière fiscale, nous avons conçu au cours des trois dernières années des accords entre les autorités compétentes permettant qu'elle soit appliquée ; l'échange automatique de renseignements suppose en effet que la convention multilatérale ait été signée, ou que des accords bilatéraux ait été conclus à la même fin. Il nous a fallu trois ans pour concevoir et faire signer des accords entre les différentes administrations fiscales. Aujourd'hui, tout le monde est couvert par ces accords. Un communiqué de presse va faire savoir que pour les échanges de renseignements en matière fiscale qui auront lieu à partir du 30 septembre prochain, toutes les relations bilatérales – il y en a quelque 2 000 – entre les quarante-neuf pays concernés ont été activées, à l'exception d'une dizaine. La République de Saint-Marin et le territoire britannique d'Anguilla, par exemple, ont pris du retard, mais nous ferons en sorte que toutes les relations bilatérales soient activées en 2018. En bref, le changement est réel.
Monsieur de Courson, vous avez mentionné des chiffres dont, à notre grand dam, nous ne savons rien : à ma connaissance, il n'existe pas d'estimation fiable du montant des actifs non déclarés abrités dans tel pays ou tel autre. C'est l'une des grandes difficultés auxquelles nous nous heurtons. Nous embauchons de nombreux économistes pour déterminer comment retracer ces chiffres mais nous ne disposons actuellement que d'ordres de grandeur, des évaluations que nous pensons le plus souvent fausses.