Intervention de Pascal Saint-Amans

Réunion du mercredi 13 septembre 2017 à 11h30
Commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire

Pascal Saint-Amans, directeur du Centre de politique et d'administration fiscales de l'Organisation de coopération et de développement économiques :

Ce flux minime résultait de l'application de la directive Épargne, elle-même lacunaire.

Où l'argent est-il parti, m'a-t-il été demandé ? Je ne sais le tracer, mais plusieurs idées peuvent être avancées. La première est que les fonds secrètement détenus ont été déclarés spontanément et en masse par les contribuables – et ce qui n'a pas encore été déclaré sera mis à jour par les administrations fiscales des pays concernés.

Est-il possible de déplacer des fonds ? Oui. Mais y a-t-il encore des paradis fiscaux résiduels ? Non, puisque toutes les places financières à secret bancaire ont pris l'engagement de procéder à l'échange automatique de renseignements. L'appliqueront-elles correctement ? Un examen par les pairs très approfondi a été institué pour vérifier que tous respectent les règles du jeu. Les Bahamas, qui sont sur le point de signer la convention multilatérale, ont traîné deux ans avant de le faire ; ce faisant, ce pays signalait qu'il n'appliquerait pas l'échange automatique de renseignements. Aussi les banquiers suisses, qui sont devenus mes meilleurs amis, m'invitent-ils à observer ce qui se passe là-bas, comme aux Émirats Arabes Unis. Ils m'indiquent également que des flux peuvent se diriger vers les États-Unis, car si le pays s'est doté de la loi FATCA pour lutter contre l'évasion fiscale des citoyens et résidents américains qui détiennent des actifs financiers en dehors du territoire américain en collectant toute les informations à ce sujet, il n'applique pas la réciprocité en cette matière avec les autres pays du monde – en tout cas, pas avec tous, et cela fait dire à certains que de l'argent s'abrite aux États-Unis.

Sur le fond, à mon avis, les contribuables qui « se limitaient » à frauder le fisc sans se livrer par ailleurs au blanchiment ou à la corruption, qui appellent une action policière – on admettra que changer les règles du droit fiscal international ne modifiera en rien ces comportements criminels – vont devoir déclarer leurs actifs dissimulés ou l'ont déjà fait, puisqu'il n'y a plus de lieu où les abriter. Et quand un pays annonce qu'il va instituer le secret bancaire, le Forum mondial l'invite immédiatement à le rejoindre en vue d'un examen par les pairs.

Pour ce qui est du numérique, où en est-on ? Quelles sont les conclusions du rapport sur l'action n° 1 du plan BEPS – placée au premier rang, à la demande de la France, pour souligner son importance – adopté en novembre 2015 par les chefs d'État et de gouvernement du G20, puis par l'ensemble des pays membres de l'OCDE et maintenant par 102 pays ? Il était dit qu'il fallait relever les défis fiscaux posés par « l'économie numérique ». En premier lieu, il apparaît nécessaire de préférer le terme « numérisation de l'économie » à celui d'« économie numérique », lequel donne à penser qu'il s'agit d'un secteur clairement identifié qui peut donc faire l'objet d'une mesure sectorielle, alors qu'il n'en est rien. Parler de la numérisation de l'économie, c'est établir que les défis du numérique ne sont pas liés à un secteur mais qu'ils valent pour toute l'économie, aujourd'hui déjà et demain plus encore. J'en donnerai pour illustration la fabrication de voitures : c'est une activité concrète et pratique mais, demain, la création de valeur pourrait se reporter sur la collecte des données des véhicules ; il peut donc y avoir un changement du modèle d'affaires.

Le rapport conclut ensuite que les pratiques fiscales dommageables sont exacerbées par la numérisation de l'économie. C'est que la valeur des entreprises repose de plus en plus sur la propriété intellectuelle qu'il est facile de délocaliser et pour laquelle on peut utiliser les règles de prix de transfert et d'autres techniques. Les mesures contenues dans le plan BEPS doivent donc faciliter la lutte contre la planification fiscale agressive ; nous vérifierons que cela a bien un impact d'ici à 2020. Un exemple concret : certaines entreprises du numérique disent ne pas avoir d'établissement stable dans le pays où elles ont des activités – si ce n'est que pour parvenir à cette dissociation, elles ont pour stratégie de négocier les contrats de publicité dans les pays où se trouvent les annonceurs, en prenant soin que la signature formelle des contrats ait lieu au siège européen du groupe, qui peut être en Irlande.

La question qui se pose est donc : « Qu'est-ce qu'un établissement stable ? » On sait que la définition de l'établissement stable telle qu'incluse dans l'article 5, paragraphe 5, du modèle de convention fiscale de l'OCDE et que l'on retrouve dans toutes les conventions fiscales bilatérales est défectueuse ; l'arrêt Zimmer du Conseil d'État l'a démontré. Si la substance est dans un pays – en France par exemple – mais que le contrat est formalisé ailleurs, c'est dans cet autre pays que se trouvera la matière taxable et il n'y aura pas d'établissement stable en France. La décision Zimmer est à cet égard un cas d'école, et beaucoup d'entreprises du numérique ont joué de ces failles.

L'action n° 7 du plan BEPS résout ce problème en proposant des changements à apporter à la définition de l'établissement stable qui figure dans le modèle de convention fiscale de l'OCDE, pour empêcher les mesures visant à éviter artificiellement le statut d'établissement stable telles celle que je viens de décrire. Par cette action, nous avons résolu un problème qui dépasse largement les entreprises numériques – d'ailleurs, l'affaire Zimmer comme l'affaire Interhome AG concernaient d'autres domaines – et « réparé » certaines règles du droit fiscal international pour en empêcher l'utilisation abusive, et nous allons vérifier leur bonne application.

Les entreprises sont en train de se mettre d'équerre, et certaines regrettent que l'Irlande n'ait pas signé la convention multilatérale qui prévoit l'application de l'action n°7 – en revanche, elle a fait sienne l'action n° 6, qui empêche l'utilisation abusive des conventions fiscales – car elles auraient eu là un appui juridique à l'évolution qui est attendue d'elles.

Vous l'aurez compris : l'action n° 1 du BEPS sera traitée par les mesures justement prévues dans le plan BEPS, dont nous vérifierons l'application.

D'autre part, la question du lieu de paiement de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) est systématiquement sous-évaluée, y compris par les politiques – je vous invite donc à ne pas vous en désintéresser ! – alors qu'il y a énormément d'argent à la clef. Les entreprises du numérique bénéficiaient, tant pour les prestations de services que pour les ventes de biens, du flou des règles d'assujettissement à la TVA. Où se règle la TVA due sur l'acquisition d'un bien fourni par une société américaine ? Où est-elle due pour la prestation d'un service provenant du Luxembourg, d'Irlande ou des États-Unis ? Est-elle perçue par le pays d'origine ou par le pays de destination ? Nous avons clarifié le dispositif en universalisant les règles mises au point par l'Union européenne, qui avait elle-même trouvé une solution avec le Luxembourg ; aujourd'hui, plus de cent pays appliquent les lignes directrices de l'OCDE en matière de TVA, un mécanisme ayant été instauré pour contrôler que les entreprises non résidentes ont un représentant fiscal chargé de s'assurer du bon acquittement de la TVA. De très fortes sommes étaient en jeu, et personne n'en parlait ; le problème est réglé.

La question qui agite tout le monde est celle sur laquelle l'accord ne s'est pas fait, la lacune du plan BEPS. La numérisation de l'économie a pour conséquence qu'une entreprise peut avoir une forte activité dans un pays sans y être présente physiquement. Il en résulte qu'elle n'acquitte pas l'impôt qu'elle devrait acquitter si elle avait un établissement stable dans un pays donné. De plus, l'action n° 7 du BEPS a certes redéfini ce qu'est un établissement stable, mais une société multinationale, Google par exemple, peut choisir d'exercer dans certains de ces établissements des activités produisant peu de bénéfices.

Le problème tient à ce que les règles du droit fiscal international ont été établies en 1928 par la Société des Nations, à une époque où l'établissement stable se caractérisait par une présence physique. Ce n'est plus le cas. Que peut-on faire ?

Certains pays, tels les États-Unis et le Japon, disent que la très grande complexité du sujet impose que l'on prenne le temps d'en discuter et refusent toute solution temporaire. D'autres pays considèrent au contraire qu'une taxe de péréquation doit être appliquée dans les meilleurs délais. En bref, il n'y a pas d'accord, et les pays continuent de faire ce que bon leur semble. Nous continuerons d'y travailler jusqu'en 2020.

Le sujet a de fortes retombées politiques partout dans le monde et des frustrations s'expriment sur l'absence d'accord international sur ce point. L'OCDE a donc été chargée par la présidence allemande du G20 de présenter un rapport d'étape en avril 2018 – c'est une manière pour l'Allemagne de faire pression sur les États-Unis et le Japon en leur signifiant qu'il faut avancer plus vite. Les États-Unis ont accepté le principe d'un rapport, en précisant que ce serait un rapport d'étape et non un rapport définitif. Lors du dîner des ministres des finances qui a eu lieu à Hambourg lors du G20, M. Steve Mnuchin, secrétaire américain au Trésor, a reconnu qu'il y avait là un sujet de préoccupation (« concern ») mais qu'il ne devait pas être réglé dans la précipitation. Les États-Unis acceptent donc que l'on discute, mais sans se presser ; à l'inverse, d'autres pays indiquent que si une solution n'est pas trouvée et appliquée rapidement, ils prendront des mesures unilatérales pour traiter le problème. Or, il n'y a rien de pire pour la communauté internationale que des mesures unilatérales, car outre qu'elles sont en général peu efficaces, elles provoquent des distorsions, loin de l'optimum économique.

En Europe, la France a pris la tête d'une initiative appelant à agir à trois niveaux. Le premier niveau est l'OCDE. Le deuxième est l'Union européenne par le biais des propositions de directives ACCIS – qui n'auront pas d'impact sur le reste du monde et sur lesquelles je n'ai pas à me prononcer. Enfin, à supposer que l'on ne parvienne à rien par ce moyen – ce à quoi M. Jean-Claude Juncker vient de faire allusion dans son discours sur l'état de l'Union européenne en disant que, pour avancer, il faudrait mettre fin à la règle de l'unanimité en matière fiscale –, le troisième niveau d'action serait une action concertée de la France, de l'Allemagne, de l'Italie et de l'Espagne tendant à instaurer une taxe sur le chiffre d'affaires. Cette taxe de péréquation serait une solution transitoire.

L'OCDE, qui pousse à la recherche d'une solution globale, ne favorise ni ne sollicite une taxe sur le chiffre d'affaires. De telles taxes sont bêtes : doit-on, sauf à prévoir des mécanismes particuliers, taxer le chiffre d'affaires d'entreprises qui, telles Netflix, sont en perte ? Cette mesure n'a rien d'évident, mais je comprends qu'elle puisse être politiquement nécessaire s'il n'y a pas de perspective d'accord international dans un délai raisonnable. Ce débat aura lieu lors du G20 du 13 octobre prochain et les Européens diront probablement quelles sont leurs intentions. Avant cela se tiendra à Tallinn, vendredi et samedi prochains, un Conseil ECOFIN informel dont je ne doute pas qu'il donnera aux Européens l'occasion d'exprimer fortement que quelque chose doit être fait et qu'ils doivent se mettre d'accord d'ici à décembre sur un projet – et non sur un texte – qui pourrait consister en un projet de directive ACCIS relative à l'économie numérique assorti d'un calendrier d'application et, dans l'intervalle, de la possibilité de solutions transitoires telles qu'une taxe sur le chiffre d'affaires. La présidence allemande du G20 veut faire de cette question un élément central de la réunion du 13 octobre pour déterminer si un accord politique est concevable sur l'idée d'un calendrier plus rapide. C'est ce que nous souhaitons, en vue d'une solution globale décidée par les cent deux pays membres sur un pied d'égalité, consistant à redéfinir l'établissement stable et à déterminer comment appréhender l'imposition d'entreprises qui peuvent réaliser un chiffre d'affaires énorme sans être présentes physiquement. Il s'agirait donc de définir ce qu'est un « établissement stable numérique » mais aussi d'instituer de nouvelles règles d'affectation des bénéfices, puisqu'il ne suffit pas d'avoir un établissement stable dans un pays donné pour satisfaire les pays qui s'estiment lésés et qui veulent pouvoir taxer beaucoup de profits.

Se pose alors la question très intéressante de savoir si les pays émergents n'essayeraient pas, de manière subreptice, de taxer notre industrie du luxe. On ne manquera pas de dire que cette industrie est en France parce qu'elle illustre le bon goût français et que les Chinois, en achetant nos sacs, ne créent pas beaucoup de valeur – mais les Chinois ne l'entendent pas ainsi. De même, que pense une entreprise américaine du numérique observant son marché français, et que disent les Français ? Ces derniers déclarent : « Nous sommes le pays de marché, nous cliquons pour acheter des nuitées par le biais d'Airbnb et d'autres biens ; nous devrions donc pouvoir taxer davantage le bénéfice de ces fournisseurs. Aussi, quand il y a un établissement stable, des règles d'affectation des bénéfices doivent nous donner beaucoup de profit. » Mais n'est-ce pas là une approche subreptice visant à disposer de davantage de droits d'imposition ? Il faut garder cet élément à l'esprit quand on débat de cette question. Vouloir taxer parce que l'on est le pays de marché quand il s'agit d'une entreprise du secteur numérique tout en disant que cela n'a rien à voir avec les biens réels relève d'une forme de schizophrénie européenne. Le fait que l'Union soit à la fois un marché et une zone exportatrice ne facilite pas les négociations internationales, mais ces choses doivent être traitées de manière globale et cohérente. Ce chantier reste devant nous.

J'en viens en conclusion à l'harmonisation fiscale en Europe. La règle de la décision à l'unanimité pour un ensemble de pays à la fiscalité hétérogène et qui n'ont pas d'intérêt commun est un obstacle évident à tout progrès vers l'harmonisation. Je n'ai pas à me prononcer sur les solutions envisagées mais je fais un constat objectif : aussi longtemps que les intérêts des pays membres seront à ce point divergents, que de petites économies voisineront avec des zones ouvertes, la perspective d'une harmonisation fiscale demeurera compliquée. Définir un établissement stable numérique ou une ACCIS numérique, pourquoi pas ? C'est une solution interne qui n'aura pas d'impact sur le reste du monde ; tant mieux si les Européens sont capables de la trouver.

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