Intervention de Bertrand Mathieu

Réunion du mercredi 16 mai 2018 à 9h30
Commission des affaires sociales

Bertrand Mathieu, professeur de droit public à l'Université Panthéon Sorbonne Paris I, conseiller d'État en service extraordinaire :

Ma présentation sera très générale, mais me permettra de poser – de manière peut-être un peu brutale – un certain nombre de questions, au début de ce débat parlementaire.

La lettre du Premier ministre pour saisir le Conseil d'État pose très bien cette question fondamentale : faut-il rompre ou non, faut-il le faire partiellement ou totalement, avec les principes posés en 1994 et maintenus en 2004 et en 2011 ? Les règles relatives à la bioéthique ont en effet été posées dans le cadre de principes constitutionnels que le Conseil constitutionnel a fixé en 1994. Mais l'élasticité des principes a ses limites. Or, de dérogation en aménagement, on s'écarte de ces principes. D'où cette question éminemment politique : faut-il repenser ces principes, ou essayer de maintenir les évolutions législatives dans le cadre fixé ? Une question plus précise est de savoir s'il faut maintenir ces principes ou les remplacer par une conception casuistique, à l'anglo-saxonne, à laquelle répondent parfaitement les notions très souples d'éthique, de demande sociétale et de développement d'un droit essentiellement procédural. Si l'on entre dans cette voie – dans le peu de temps dont je dispose, je caricature –, il n'y a plus de limite a priori à l'évolution des techniques et des pratiques. Il faut bien garder à l'esprit ce choix fondamental.

Je ne suis pas compétent pour interpréter les demandes sociétales et je n'ai pas de compétence scientifique. Je partirai de ce principe nécessaire à mes yeux : le droit doit être facteur de cohérence. Il n'impose pas une morale spécifique, mais vise l'ordonnancement de la société. Or l'éloignement entre les pratiques et les principes crée un certain nombre d'incohérences.

De façon un peu caricaturale une fois encore, il y a deux manières d'ordonner le droit : selon une logique fondée sur l'autonomie de l'individu, logique éminemment libérale mais assez peu protectrice, ou selon une logique fondée sur des principes objectifs, qui est plus protectrice mais moins libérale. On peut essayer de concilier ces deux logiques, notamment au bénéfice du caractère inaliénable des libertés qui interdit de sacrifier sa liberté au nom de la liberté, mais, dans un certain nombre de cas, cette tentative de conciliation s'avère contradictoire.

Le droit est, en fait, confronté à bien d'autres logiques : la logique économique joue un rôle considérable en la matière ; la mondialisation conduit un contournement de plus en plus aisé des obstacles juridiques nationaux.

Par ailleurs, le droit doit se préserver de deux tentations perverses. La première consisterait à ignorer les évolutions techniques et sociales engendrées par la science et à maintenir contre vents et marées la pureté de règles inadaptées ; l'autre, plus dangereuse aujourd'hui, serait que le législateur se comporte en simple notaire qui transcrirait les avancées scientifiques en règles juridiques sans cesse adaptées.

Finalement, depuis 1994, l'architecture du système a conduit le législateur à fixer un cadre très général et des règles procédurales et à confier la régulation des pratiques à des organes indépendants très largement gérés par les médecins et les scientifiques. Il y a là une source de décalage entre des principes immuables inscrits dans le code civil, auxquels on ne saurait toucher que d'une main tremblante, et des dispositifs techniques de plus en plus dérogatoires. C'est là un risque dont il faut prendre conscience.

Quels sont les principes fondamentaux applicables en la matière ? Quel est le système dessiné en 1994 à la fois par le législateur et par le Conseil constitutionnel ? En 1994, le législateur pose un cadre autour du principe de dignité et, la question étant totalement nouvelle, il demande au Conseil constitutionnel, non pas si c'est conforme à la Constitution, mais si cette architecture correspond aux principes constitutionnels. Deux principes ordonnent le système, celui de dignité et celui de liberté. Le terme de dignité, utilisé à toute occasion, est galvaudé, et plus on l'utilise, plus on l'affaiblit. Contrairement à la liberté, qui présuppose l'autonomie de celui qui l'exerce, la dignité n'est conditionnée que par l'humanité de l'être qu'elle protège. Aucune autre considération, tenant par exemple à la qualité de la vie de cet être, à ses caractéristiques génétiques, ne peut conditionner la reconnaissance de cette dignité, sauf à méconnaître le principe lui-même. Le choix du principe de liberté implique que le système social est régulé selon le principe de responsabilité, qui impose réparation des dommages causés par l'exercice de sa liberté. Le principe de dignité s'affirme comme une limite autonome et externe à l'exercice de la liberté. Il crée des limites à l'instrumentalisation et à la marchandisation de l'humain, dont la science et l'économie ont aujourd'hui besoin. Dans sa décision rendue en 1994, le Conseil constitutionnel affirme ceci : le principe de dignité implique que la personne humaine ne soit pas traitée comme un objet, dégradée, ou qu'elle ne soit pas utilisée à une fin qui lui est étrangère, asservie – « dégradé » et « asservi » sont les deux termes qui figurent dans sa décision. Le principe de dignité n'est donc pas un principe moral auquel chacun pourrait se référer en fonction de son propre système de valeurs, mais l'interdiction de dégrader et d'asservir la personne humaine.

À partir du moment où l'on admet que c'est là le principe cadre, on entre dans des analyses beaucoup plus casuistiques pour savoir ce qui relève de la dégradation ou de l'asservissement.

On pourrait illustrer cette question à partir de bien des problématiques, celle de la fin de vie, de la gestation pour autrui (GPA) et de la procréation médicalement assistée (PMA), sur lesquelles ce principe doit jouer un rôle directeur. Nous l'examinons ici à propos de la recherche sur l'embryon. D'un côté, dans une vision utilitariste, l'utilisation de l'embryon à des fins de recherche fait pencher la balance vers l'espoir des bénéfices potentiels de cette recherche. Mais d'un autre côté, l'embryon est protégé au nom du principe de dignité – ce qui ne signifie ni que l'embryon a des droits ni qu'il est reconnu comme une personne, mais simplement qu'il est l'objet d'une protection constitutionnelle. À ce propos, le débat est perverti par le débat sur l'interruption volontaire de grossesse (IVG), qui n'a rien à voir. Le droit à l'interruption volontaire de grossesse, à l'avortement, résulte de l'exercice de sa liberté par la femme. Tout autre chose est d'utiliser l'embryon comme objet de recherche. Il faut donc éviter de les confondre et ne pas prétendre que la protection de l'embryon dans le cadre de la recherche remet en cause le droit à l'IVG, même si l'argument est utilisé dans un débat idéologique.

Finalement, jusqu'à présent, on s'est arrangé de la recherche sur l'embryon d'une manière un peu opportuniste, en disant : il y a des embryons surnuméraires destinés à la destruction ; pourquoi ne pas s'en servir pour faire avancer la recherche ? Le problème se pose différemment s'il s'agit de créer des embryons en vue de la recherche. Dans ce cas, il faut considérer l'embryon comme un objet et dire que, par nature, l'embryon humain échappe à toute protection juridique. Je rappelle que la convention sur les droits de l'homme et la biomédecine du Conseil de l'Europe de 1996 interdit la constitution d'embryons à des fins de recherche.

Pour conclure, je voudrais signaler le risque fondamental qu'il y aurait à développer un droit qui serait fondé uniquement sur l'autonomie de la volonté individuelle et encadré seulement par des contraintes procédurales et par des considérations éthiques provisoires. Le danger serait alors, dans un système où l'emprise du droit, et plus encore du droit national, est relativement limitée, d'engendrer une profonde inégalité au détriment des plus faibles et de s'inscrire dans une logique utilitariste de rupture avec des considérations ontologiques ou anthropologiques sur l'humanité – ce qui mène, potentiellement, à toutes les questions liées au transhumanisme et au développement de l'intelligence artificielle. Rien ne s'impose, mais la bioéthique constitue en quelque sorte un jardin d'acclimatation où, de petit pas en petit pas, de petite rupture en petite rupture, on va vers des mutations très profondes sans réfléchir à la cohérence de l'ensemble. Peut-être faudrait-il, à l'occasion d'un débat portant sur la bioéthique, au-delà d'une analyse casuistique des questions posées, réfléchir sur les valeurs qui fondent les interdits. Pourquoi y en a-t-il ? Quels sont-ils ? Quel prix acceptons-nous, ou non, de payer, pour les renverser ou pour nous y soumettre ? Dans les deux cas, il y a un prix. Sur un plan juridique cette fois, les droits subjectifs protègent ceux qui ont les moyens de se défendre. Leur infinie multiplication affaiblit chacun d'eux. Les droits objectifs définissent des interdits qui s'imposent à chacun, alors que la victime potentielle ne peut se défendre. La stratégie consciente ou inconsciente qui vise à affaiblir ou relativiser le principe de dignité permet d'éroder le seul obstacle qui se dresse à l'instrumentalisation de l'homme par l'homme sous le couvert de l'exercice, par chacun, de sa liberté.

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