Intervention de Jean-René Binet

Réunion du mercredi 16 mai 2018 à 9h30
Commission des affaires sociales

Jean-René Binet, professeur de droit privé à l'Université de Rennes :

Je vous remercie à mon tour de m'associer au début de vos travaux. Le professeur Mathieu a déjà dit nombre de choses importantes sur lesquelles j'essaierai de ne pas revenir en abordant votre question : comment passer de la bioéthique au droit de la bioéthique ?

En 1994, le législateur français a créé un modèle juridique qui s'inscrit, de manière consciente, dans une tradition d'excellence du droit français, comme l'avait souhaité le président Mitterrand lorsqu'il avait voulu que l'on crée un droit de la bioéthique. Ce système français affirme des principes et traite de leur articulation avec un nombre considérable d'applications, qui sont parfois des dérogations ou des assouplissements, mais qui permettent de concilier l'affirmation des valeurs essentielles portées par les principes et les nécessités de la science et la médecine, qui sont la plupart du temps dans les dispositions d'application qui figurent dans le code de la santé publique. Ainsi, le code civil contient dans ses articles 16 et suivants des principes fondamentaux de la bioéthique – respect, inviolabilité, extrapatrimonialité du corps humain, dignité de la personne humaine, intégrité de l'espèce humaine. Telle est la vision de la personne humaine qui constitue le modèle français. Pour le président Mitterrand, la France devait faire rayonner ce modèle comme elle l'avait fait pour le code civil. Aussi n'est-ce pas par hasard que la France soit le seul pays à disposer d'un corpus législatif aussi construit et ambitieux, aussi cohérent et rationnel – avec ses défauts, il va de soi. Il repose sur la volonté de lutter contre la marchandisation du corps humain et la technicisation incontrôlée de la procréation, les transformations de l'espèce humaine et toutes les atteintes à la dignité qui pourraient en résulter.

Cette structure, ses dispositions de principe et ses applications ont été reprises dans la convention d'Oviedo sur les droits de l'homme et la biomédecine. Discutée en 1996, signée en 1997, elle s'inspire fortement des travaux du législateur français, s'ancre dans le principe de dignité et reprend l'interdiction de créer des embryons pour la recherche. Cette convention a vocation universelle et peut être signée par des États qui ne sont pas membres du Conseil de l'Europe. C'est le seul instrument régional évoqué dans les débats outre-Atlantique sur la bioéthique. Seule une telle convention permet de construire une législation uniforme et de lutter contre la mise en concurrence des droits – le legal shopping – qui conduit des ressortissants français à aller à l'étranger pour bénéficier de situations juridiques que le système national interdit. Face à cette concurrence, on en arrive parfois à considérer que le droit français doit s'adapter de manière à ce que nos citoyens n'aillent pas ailleurs chercher les conditions qui ne leur sont pas offertes dans leur pays. Mais le faire serait abdiquer une part importante de souveraineté nationale. Il est évident qu'il ne faut pas s'en tenir là. Le modèle français doit être préservé et, s'il doit évoluer, ce n'est certainement pas en fonction de ce qui se passe ailleurs.

Ce modèle se caractérise d'ailleurs par sa possibilité d'évoluer, inscrite en 1994 et répétée en 2004 et 2011, et qui conduit à la révision actuelle. Chacune de ces révisions est guidée par l'idée que le droit français ne doit pas être figé dans un contenu qui ne répondrait plus aux nécessités ou à l'état de la science. Ainsi, en 2004, le législateur a inscrit dans le code civil la prohibition du clonage, qui était devenu une réalité depuis 1994, et en 2011 il a inscrit dans le code de la santé publique la possibilité de congélation ultrarapide des ovocytes, technique qui n'existait pas en 2004 et l'est désormais. Chaque révision est l'occasion de comparer l'état de la science et celui des besoins, de faire le choix d'accepter telle technique et d'interdire telle autre. En procédant ainsi, le législateur peut se maintenir dans un cadre, parfois subtil à saisir, fondé sur des principes. Certains d'entre eux sont affirmés de manière explicite dans le code civil. D'autres ne peuvent être révélés que par un exercice d'interprétation ; mais pour être implicites, ils n'en sont pas moins importants.

Je prends trois exemples de ce caractère implicite. L'article 16-4 du code civil, dans son dernier alinéa, interdit les thérapies géniques germinales, qui pourraient conduire à une modification de la descendance. Cette thérapie devrait être pratiquée à un stade très précoce du développement embryonnaire ou sur les cellules sexuelles, de manière à ce que les modifications ainsi produites soient transmises. Pourquoi ces techniques sont-elles interdites ? Parce qu'on ne sait pas maîtriser les conséquences de telles modifications dans la chaîne des générations successives. Sous-jacent à cette prohibition, on discerne l'existence du principe de précaution, connu en droit de l'environnement, mais un peu moins en droit de la bioéthique et qui a pourtant ici toute sa place.

Deuxième exemple, le droit d'utilisation du corps humain, ses éléments et ses produits est organisé autour de principes affirmés à l'article 16-1 du code civil, l'inviolabilité, le respect, la non-patrimonialité du corps humain. Ces principes traduisent, plus encore, le principe d'indisponibilité que le législateur n'a pas inscrit dans le code civil, mais qui permet de fonder la prohibition des maternités de substitution à l'article 16-7 du code civil, et d'imposer de très nombreuses conditions aux utilisations d'éléments et produits du corps humain, lesquels peuvent être utilisés et le sont dans un cadre dérogatoire strict – gratuité, anonymat, vocation principalement thérapeutique du prélèvement. Ces conditions peuvent parfaitement être respectées parce qu'elles s'inscrivent dans un cadre dérogatoire à un principe, celui de l'indisponibilité du corps humain.

Troisième exemple de principe implicite, concernant l'assistance médicale à la procréation. Le code de la santé publique prévoit le recours à l'assistance médicale à la procréation dans un cadre qui est celui d'un couple formé d'un homme et d'une femme vivants et en âge de procréer. Ces conditions sont-elles arbitraires ? Pas du tout. Elles reflètent en réalité la volonté du législateur de s'inscrire dans la préservation de l'intérêt de l'enfant à concevoir ou à naître de l'utilisation de ces techniques, intérêt qui est de bénéficier d'une filiation crédible. Ce modèle de la procréation assistée tel qu'il a été fixé en 1994 permet alors d'inscrire la filiation de l'enfant de manière très subtile par les deux articles 311-19 et 311-20 du code civil, dans le cadre du titre VII du livre premier, c'est-à-dire de la filiation charnelle. Ainsi, la technique juridique permet d'effacer le recours à la technique médicale.

Pour conclure, si demain ce cadre devait être modifié, comme le comité consultatif national d'éthique l'a préconisé, cela conduirait nécessairement à devoir repenser le modèle de la procréation. Il ne pourrait plus être rattaché à la filiation charnelle telle qu'elle est prévue au titre VII, sauf à bouleverser celui-ci qui, actuellement, ne permet de reconnaître le lien de filiation que dans un cadre hétérosexué. Il faudrait donc modifier le titre VII ou faire basculer les conséquences du recours à l'assistance médicale à la procréation dans le titre VIII, relatif à la filiation adoptive. Cela conduirait, pour les couples ayant recours à la PMA dans un cadre hétérosexué, à faire désormais prévaloir la technique sur la filiation crédible, et il y aurait alors une rupture de modèle.

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