Intervention de Bertrand Mathieu

Réunion du mercredi 16 mai 2018 à 9h30
Commission des affaires sociales

Bertrand Mathieu, professeur de droit public à l'Université Panthéon Sorbonne Paris I, conseiller d'État en service extraordinaire :

La plupart de ces questions, bien que fondamentales, sont sans réponse. Il ne peut y être apporté une réponse dans un sens ou dans un autre. Comment relever le défi de tenir les deux bouts de la chaîne ? Je veux dire par là : prendre en compte les effets positifs de certaines évolutions médicales et sociales, tout en restant dans l'ordre des principes fondateurs de notre système juridique. Il est évident que la tentation de tout un chacun est de regarder les effets positifs : on en revient alors au vieil adage qui veut que la fin justifie les moyens. Il faut y être attentif. Les questions s'enchaînent : est-ce utile ? Est-ce conforme à nos principes ? Et si finalement on fait tomber une barrière, quelles peuvent en être les conséquences ? Peut-être qu'une fois la barrière tombée, on assistera, aujourd'hui, à des pratiques admissibles. Mais ensuite ? Au nom de quoi interdit-on le clonage reproductif, qui est devenu une sorte de tabou ? Sans doute – et je me fais là l'avocat du diable – n'est-il pas plus attentatoire aux principes fondamentaux que d'autres pratiques. Mais cela reste le dernier tabou. Je crains qu'un jour on ne trouve plus les vraies raisons pour lesquelles il faut l'interdire. On aura fait tomber les barrières ; on dira alors « parce que c'est choquant ».

Fondamentalement, on sort du cadre de la bioéthique en posant les questions relatives à la fin de vie ou à la gestation pour autrui. Il n'en reste pas moins qu'elles ont en commun de poser la question de savoir si l'on reste dans une conception ontologique de l'homme – à définir – ou dans une conception utilitariste – et alors c'est le droit comparé. Il n'y a aucune raison de choisir l'une ou l'autre a priori, ce choix est éminemment politique. Ainsi les systèmes anglo-saxons sont essentiellement utilitaristes. Mais notre cadre conceptuel est différent. Veut-on en sortir ou pas ?

Je relisais récemment un livre considéré comme condamnable, L'Homme cet inconnu, d'Alexis Carrel qui fut prix Nobel de médecine, mais aussi l'un des grands propagateurs de l'eugénisme en France. C'est d'ailleurs pour cela qu'on a débaptisé la faculté de médecine de Lyon qui portait son nom. Bien entendu, les termes qu'il utilise sont aujourd'hui inacceptables. Mais au fond, ce livre part de l'idée qu'on n'a pas le droit de faire naître des enfants destinés au malheur. Sa conception eugénique, très largement, n'est pas raciale, même si les racistes s'en sont servi. Mais, en tant que médecin, il dit qu'il faut éviter de faire supporter aux parents des enfants anormaux, éviter qu'ils naissent et sélectionner. Et je me dis par conséquent : comment vivre dans ce monde qui condamne, à juste titre, les conceptions d'Alexis Carrel, mais qui, d'un autre côté, il faut bien le dire, s'engage dans des conceptions eugénistes ? Il y a là un paradoxe qu'il faut prendre en considération. Je ne défends rien, sauf la cohérence.

Il existe deux risques majeurs dans ces évolutions. Le premier concerne l'égalité. On remet en cause l'égalité profonde entre les êtres humains, qu'il s'agisse de la fin de vie, de la sélection, des tests génétiques, de l'intelligence artificielle. Remettre en cause la conception ontologique de l'homme, c'est remettre en cause l'égalité profonde entre les êtres humains, quand on sélectionne en fonction de catégories génétiques, en fonction de l'état de santé du patient en fin de vie – quelqu'un qui est en coma profond est-il plus ou moins digne ? On remet aussi en cause l'égalité par l'absence de protection des plus faibles. Il est évident par exemple que la gestation pour autrui conduira à instrumentaliser – on y mettra les garde-fous qu'on veut – les femmes les plus faibles. Peut-être suis-je trop caricatural, « trop carré » pour cette enceinte parlementaire. Mais je prendrai deux exemples – pour le premier, je l'ose à peine, car il va vous choquer : pourquoi a-t-on une politique, si légitime soit-elle, si sévère contre la prostitution et si peu sévère contre la gestation pour autrui ? Je suis désolé, mais entre les deux il y a des points communs.

En deuxième lieu, je veux dénoncer non pas ce qui se passe aujourd'hui, mais ce qui pourrait se passer demain si l'on faisait tomber un certain nombre de verrous, avec les meilleures intentions du monde. J'ai travaillé il y a quelques années en Allemagne sur le deuxième procès de Nuremberg. Un certain nombre des médecins accusés n'étaient absolument pas des idéologues. Ils ont eu la chance d'avoir des cobayes humains – de telle origine ethnique ou pas, cela leur indifférait. Ils ont expérimenté sur ces cobayes dans des conditions ignobles. Et à la fin de la guerre, Russes comme Américains ont exfiltré chez eux ces médecins dont le comportement ignoble a fait avancer la connaissance. La science n'est pas éthique ou pas éthique, ce sont ses moyens qui le sont. Il faut donc réfléchir aux raisons que l'on a de faire tomber un certain nombre de barrières.

En ce qui concerne les « illégalités fécondes », je ne crois pas qu'il faille transférer au juge un pouvoir qui est celui du législateur comme instance démocratique. J'exerce temporairement la fonction de juge administratif, et je considère que je n'ai aucune légitimité à décider sur le fond. Ensuite, illégalité féconde, oui, si l'on pense que le droit et la société ont avancé par un certain nombre de transgressions. Mais cela n'a jamais été le législateur qui a transgressé.

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