Mesdames les présidentes, mesdames, messieurs les députés, je vous parlerai avant tout d'un point de vue de juridique. Le champ du neurodroit ou de la neuroéthique est aussi vaste que celui des neurosciences elles-mêmes. Dans mon propos préliminaire, je vais essayer de vous montrer la dynamique de l'approche que nous pouvons avoir à partir des éléments scientifiques mis en avant par le professeur Chneiweiss. Elle nous conduit à nous poser des questions sur la manière dont on passe de l'homme révélé à l'homme réparé pour aller vers l'homme contrôlé.
L'homme révélé se définit par l'identification de ce qu'il est à la prédiction de ce qu'il sera. Cela concerne essentiellement les techniques d'exploration du cerveau qui permettent, à partir de certaines informations, de prédire un futur possible, qu'il s'agisse de la santé ou du comportement de l'individu.
Dans l'identification, c'est en premier lieu le domaine médical qui nous intéresse. La neuro-imagerie pose d'importantes questions éthiques et juridiques. La première concerne l'amélioration de la relation entre le médecin et le patient. La technique permettra-t-elle au médecin de sauver du temps pour le consacrer à la relation d'empathie avec le patient ? Ou bien, au contraire, la technicité du rôle du médecin s'accroîtra-t-elle jusqu'à dépendre d'une technologie qui lui proposera analyses et diagnostics ? Cette utilisation met l'accent sur la nature et la qualité de l'information apportée aux patients et renvoie à une deuxième interrogation : comment cette information doit-elle être transmise tant aux patients qu'aux personnels de santé, voire aux institutions médicales de recherche et même à la sécurité sociale ?
L'identification est appliquée à d'autres domaines, à commencer par la justice. Que peut nous dire la neuro-imagerie de la culpabilité ou de la responsabilité de personnes suspectées ? Comment l'utiliser pour l'évaluation de détenus à des fins de réinsertion ? En matière de justice civile, la neuro-imagerie permet de déterminer la capacité à communiquer ou à consentir : pensons à la fameuse affaire Lambert, mais aussi, plus généralement, aux personnes âgées, placées en nombre de plus en plus important sous protection judiciaire, compte tenu du vieillissement de la population.
Autre domaine d'application : l'éducation. En 2017, le bureau de l'éducation de l'Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture (UNESCO) a co-organisé avec l'International Brain Research Organization (IBRO) une conférence sur le rôle des neurosciences dans l'éducation. On sait que des questions se posent sur leur contribution à l'apprentissage.
Du constat du présent, on passe à certaines formes de prédiction. C'est évident dans le domaine de la santé, notamment pour la maladie d'Alzheimer que l'on peut prédire quelques décennies avant que les premiers symptômes n'apparaissent, ce qui pose des problèmes éthiques. C'est vrai dans le domaine de la criminologie. Je renvoie aux travaux menés par le Conseil d'analyse stratégique en 2009 autour de l'évaluation de la dangerosité pénale. Cela pose là encore des problèmes d'éthique, puisque cela conduit à la tentation de réduire la potentielle dangerosité révélée par la neuro-imagerie en proposant des traitements préventifs. Pour les délinquants sexuels, le CCNE a déjà donné un avis il y a une quinzaine d'années sur l'acétate de cyprotérone ou Androcur. Pour les mineurs violents ou posant problème, c'est la prescription de Ritaline qui est en jeu.
On voit poindre l'idée que les neurosciences peuvent avoir pour but de ramener à la norme médicale mais aussi à la norme sociale, dont la règle de droit ou des valeurs communes en éthique pourraient être des éléments de référence.
Tout ceci amène à la volonté de réparer l'homme, qu'il s'agisse de le soigner, ce qui se rapproche le plus de la médecine, ou de l'augmenter.
Certaines pratiques suscitent des interrogations. Les recherches biomédicales en neurosciences, domaine relativement développé en France, comportent des particularités parce qu'elles ont trait au cerveau et parce qu'elles concernent des personnes plus vulnérables que dans d'autres types de recherche. Nous devons nous demander si le droit actuel est suffisamment adapté. Ne faudrait-il pas développer de nouvelles bonnes pratiques, ou bien encore adapter la loi à leurs spécificités ?
Il y a encore le domaine de la thérapie. L'utilisation du médicament a connu un changement avec le passage de fins médicales à des fins de confort – pensons au Valium ou au Prozac. Le CCNE dans son avis de 2013 a pu souligner que la France était une sorte de champion de l'usage de convenance.
Il y a ensuite les interventions sur le cerveau. Le professeur Chneiweiss a déjà évoqué la stimulation cérébrale profonde ou les corrections de handicap par l'interface entre cerveau et machine conduisant à utiliser un exosquelette. Ces thérapies ont des coûts et vont poser des problèmes d'organisation sociale.
Venons-en à l'homme augmenté. Le définir n'est pas facile. Le CCNE, dans son avis n° 122 de 2013, soulignait que la ligne de démarcation entre le normal et le pathologique paraissait facile à tracer lorsqu'elle reposait sur une mesure comme celle de la glycémie pour le diabète, mais qu'elle était impossible à établir dans le domaine psycho-cognitif où n'existent ni norme ni mesure.
L'arbitraire ne déplaît pas aux juristes, dans la mesure où il leur permet de tracer des limites autour d'une définition. Nous pouvons partir de l'idée que l'amélioration humaine consiste à améliorer ou augmenter les capacités physiques ou intellectuelles d'un homme sain. C'est la raison pour laquelle il est particulièrement important d'examiner ici les finalités et les risques. Les objets de cette amélioration sont extrêmement divers : le sport, l'activité militaire, le travail, les loisirs ou encore le commerce.
Il faut s'interroger sur leur légitimité. Certains estiment qu'il est tout à fait justifié d'améliorer de la sorte la santé, le moral et l'efficacité du soldat au service de la nation, dans les limites des lois de la guerre et de l'élaboration de nouveaux traités internationaux. À l'inverse, des raisons de loyauté, de protection de la santé et de la vie privée imposent de bannir ces utilisations dans certaines activités : le sport, les pratiques récréatives, ludiques ou assurantielles. Il y a en outre des zones d'incertitude, pour l'utilisation dans le cadre du travail afin de s'assurer de la rentabilité du salarié, par exemple.
N'oublions pas, enfin, que les risques pour la santé sont encore mal évalués sur le long terme. Je vous renvoie au rapport du CCNE.
J'en arrive à ma conclusion sous forme de vaste question : va-t-on vers l'homme contrôlé, quand on sait qu'il existe des injonctions sociales de performance et qu'il y a des demandes pour reconstruire le cerveau afin d'allonger notre vie et étendre nos capacités ?