Intervention de Sylviane Agacinski

Réunion du mercredi 20 juin 2018 à 16h15
Commission des affaires sociales

Sylviane Agacinski, philosophe :

Mon point de vue sera éthique en même temps que juridique dans la mesure où je pense qu'on ne peut pas séparer les deux, au sens où Ricoeur voyait dans l'éthique trois soucis : le souci de soi, le souci d'autrui et le souci des institutions justes.

La procréation n'est pas un droit – un droit-créance – mais une liberté, une liberté pour tous.

J'évoquerai essentiellement, quitte à répondre à des questions sur l'insémination artificielle avec don (IAD), la maternité de substitution en raison des menaces que fait planer sur la loi le tourisme de procréation. On parle actuellement beaucoup de gestation pour autrui (GPA), comme pour réduire la maternité à un simple processus organique, comme pour en faire un moyen. Toutefois, si l'on considère réellement l'expérience humaine de la maternité dans toutes ses dimensions, physique, psychique, morale, eh bien, on ressentira l'obscénité qu'il y a à parler d'une femme comme d'une « gestatrice agréée », pour reprendre les mots entendus dans le cadre d'une commission du Sénat en 2008.

Du point de vue du droit, que la convention soit passée à titre onéreux ou à titre gracieux, l'objet de la maternité pour autrui n'est rien d'autre que la remise de l'enfant par la mère qui l'a mis au monde ; or la mère et l'enfant sont des personnes, sujets de droit et non des choses sur lesquelles pourrait s'exercer un droit de propriété. Pour ce qui est de la rhétorique du don, une mère n'est jamais propriétaire de son enfant ; en conséquence, ni la femme enceinte, ni l'enfant, ni non plus la relation entre les deux, quelle qu'elle soit, ni l'accouchement – qui fonde le lien filial en droit civil – ne peuvent être vendus et d'ailleurs pas davantage donnés. La rhétorique du don n'a ici, me semble-t-il, aucun sens, surtout quand on compare la maternité à un don de gamètes ou même à un don d'organe.

Tout cela est une façon, finalement, de masquer le marché actuel. Le bureau permanent de la conférence de La Haye ne cesse de le répéter – sans s'en émouvoir outre mesure d'ailleurs – : « Le fait est que la maternité de substitution est un commerce mondial en plein essor. » D'où la question que nous nous posons tous : faut-il insister pour interdire ce marché ou faut-il le réguler, l'encadrer ? Est-ce qu'un marché mieux encadré serait plus éthique, comme on l'entend dire, qu'un marché complètement libre ? Je ne le pense pas. La question est ici de savoir si la filiation est, oui ou non, un droit familial et si ce droit peut devenir un droit patrimonial et donc si un enfant peut être cédé à autrui.

Pour en revenir au tourisme procréatif, on sait qu'un certain nombre des adultes qui sont allés à l'étranger pour contourner la loi, prétendent, à leur retour, annuler cette loi. À cette fin, ils se tournent vers les juridictions judiciaires pour imposer à la France la transcription à l'état civil des actes étrangers établis sur la base d'une convention dite de GPA. Le plus invraisemblable, et pour moi le plus choquant, est que ces requêtes aient été déposées, et d'ailleurs en partie satisfaites, au nom de l'intérêt supérieur de l'enfant. Est-il de l'intérêt d'un enfant de naître de cette façon ? La question est posée. Devant le fait accompli, l'intérêt des enfants concernés est bien entendu de ne pas être pénalisés, d'autant qu'ils sont déjà victimes, me semble-t-il, des conditions de leur naissance.

Bien des mensonges ont circulé à cet égard : notre pays laisse en fait l'enfant à la garde du couple qui l'a recueilli à sa naissance et ne conteste pas l'autorité de ce couple. La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a d'ailleurs admis, dans les affaires Mennesson et Labassé, par exemple, que les jeunes filles disposaient de passeports américains et qu'elles vivaient, aux termes du paragraphe 92 de l'arrêt Mennesson, « dans des conditions globalement comparables à celles dans lesquelles vivent les autres familles ». La Cour n'en a pas moins condamné la France pour son refus de transcrire tels quels les actes d'état civil, et comme la France n'a pas osé faire appel de cette condamnation, la Cour de cassation, en 2015, a fini par admettre la transcription partielle des actes, c'est-à-dire la filiation paternelle. En l'espèce, la mère porteuse figurait sur l'acte étranger mais il était évident qu'elle renoncerait, conformément à son contrat, à tous ses droits, ce qui signifie que la Cour a tout simplement fermé les yeux sur le caractère globalement illicite de la GPA et, surtout, sur le sort des enfants et des femmes qui, à l'avenir, seront victimes du marché. Autrement dit, pour réparer un dommage particulier, la Cour a renoncé à protéger – ce n'était peut-être pas son rôle, me direz-vous – les droits des femmes en général et des enfants en général, c'est-à-dire, également, les droits de ceux à venir.

À quoi conduit la jurisprudence de la Cour de cassation ? À encourager le tourisme procréatif, à détruire la cohérence du droit positif en la matière et, à court terme, on peut le supposer, à légaliser la GPA sur notre territoire, à légaliser, après coup, cette GPA, pour le père d'intention exclusivement au motif qu'il a apporté ses spermatozoïdes, comme le disent les instituts de reproduction humaine. Elle a conduit aussi à construire la paternité exclusivement sur une réalité génétique, sans tenir compte du fait que le géniteur a délibérément effacé l'origine maternelle de l'enfant ou même annulé purement et simplement toute filiation maternelle pour cet enfant. Si ce n'est pas là une vision biologisante de la filiation, alors je ne sais pas ce que c'est. Pourtant, on sait que, en cas d'inceste, par exemple, ou de dons de gamètes ou même de viol, la paternité peut parfaitement être empêchée ou même destituée en dépit de la réalité strictement biologique.

C'est pourquoi le législateur devrait assumer davantage sa responsabilité et attribuer aux couples qui utilisent des femmes comme mères porteuses à l'étranger, si du moins nous voulons conserver nos principes, les respecter, le titre de tuteur, c'est parfaitement possible, leur attribuer des délégations d'autorité parentale, sous la responsabilité d'un juge, sans pour autant les désigner comme les parents légaux, comme si rien ne s'était passé – à défaut, l'interdiction de la GPA, en France, ne tiendrait pas cinq minutes. Le Conseil constitutionnel a d'ailleurs rappelé la nullité juridique de la dite GPA et a considéré : « Il appartient aux juridictions compétentes d'empêcher de priver d'effet et, le cas échéant, de réprimer de telles pratiques. » On a renoncé à tout cela et on peut craindre que le prochain assaut contre le droit civil consiste à demander au législateur – à vous, mesdames et messieurs les députés – de dire que la mère de naissance n'est pas nécessairement la mère. On vous demandera sans doute un jour de dire que la filiation est une construction arbitraire qui ne dépend que de la volonté individuelle et éventuellement du biomarché.

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