Intervention de Sylviane Agacinski

Réunion du mercredi 20 juin 2018 à 16h15
Commission des affaires sociales

Sylviane Agacinski, philosophe :

C'est très difficile. J'entends parler de sécuriser un enfant que l'on a fait naître d'une mère qui a été louée, utilisée, employée pour le porter, le mettre au monde et s'en séparer immédiatement. Je n'entrerai pas dans les considérations psychologiques. S'il faut tellement sécuriser cet enfant, objet d'une commande, c'est parce qu'on l'a mis, du fait des conditions de sa naissance, dans une incroyable insécurité.

Monsieur Touraine, je ne sais pas si j'ai bien compris votre propos mais le mariage n'entraîne pas automatiquement la possibilité de recourir à une mère porteuse pour un couple d'hommes, par exemple.

Je voudrais aussi réagir à certains termes utilisés. On peut tordre le langage jusqu'à un certain point. Il est fait pour montrer les choses telles qu'elles sont et appeler un chat un chat, mais aussi pour les dissimuler. Prenons le terme de co-maternité. J'ai lu des articles là-dessus, qui se prétendaient parfois assez sérieux. On y expliquait que si deux femmes avaient un enfant ensemble, la deuxième devrait être déclarée comme co-mère. Où est la raison ? À un moment, il faut savoir de quoi on parle. On fait une analogie entre la co-maternité, parenté du conjoint, et la présomption de paternité. Avec deux femmes, on va parler de présomption de maternité. Est-ce que l'on se rend compte à quel point on sort de la raison ?

Réfléchir à la présomption de la paternité nous entraînerait extrêmement loin – il faudrait d'ailleurs faire ce chemin. La présomption de paternité repose en revanche sur une donnée très simple : l'institution de la parenté, père et mère, sur la base de la procréation. Il se trouve que la procréation est la réalité des choses, tous les laboratoires du monde n'y pourront rien. La réalité de la procréation, c'est l'asymétrie et l'interdépendance des sexes. Les anciens qualifiaient ainsi cette asymétrie : la mère est celle qui enfante en elle-même, le père est celui qui engendre en dehors de lui. Cette asymétrie ne dépend d'aucun d'entre nous ; elle dépend de ce que l'on déteste évoquer aujourd'hui : les lois de la nature – nous faisons partie des vivants, qui plus est, nous sommes doués de parole.

Tenant compte de cette asymétrie, il fallait construire la parenté qui est une institution. Sans que l'on se réfère nécessairement au genre, il faut comprendre que l'enjeu de tout cela c'est l'institution, l'entrée dans un monde civil, je dirais même civilisé, de quelque chose qui est biologique et naturel, qui doit donner lieu à une reconnaissance appelée « généalogie ». Naturellement, les femmes mettent les enfants au monde.

Saint-Augustin disait que pour que l'homme sache qu'il est père, il fallait qu'il ait une femme. Pour avoir des enfants, c'est cette nécessité que l'homme ait une femme qui court de l'oeuvre de Saint-Augustin à celle de François Héritier, parce que s'il n'a pas une femme, l'homme n'a pas d'enfant. C'est la « médiation » de la paternité par la maternité. Augustin en concluait que l'homme devait se marier sans quoi il n'avait pas de femme. Le père n'est jamais père, si ce n'est par une mère. « La mère est certaine, le père est incertain ». C'est pour cela qu'a été créée la présomption de la paternité dans le mariage.

C'est aussi la raison pour laquelle il faut revenir sur la nature de l'institution filiale. Évidemment, elle ne colle pas toujours à la procréation, mais, en même temps, selon les cultures, selon les systèmes de parenté, elle entretient une relation réglée avec elle. Ainsi, notre droit n'établit pas le père et la mère de la même manière : ils ne se prouvent pas de la même façon : il y a l'accouchement d'un côté, et, de l'autre, la paternité par la reconnaissance, la volonté, le mariage, la possession d'état et, éventuellement, par l'engagement dans une procréation assistée.

Il faut aussi comprendre que, parce que la filiation est dans ce rapport réglé avec la procréation, elle est universellement asymétrique et bilatérale, comme la procréation. Il ne s'agit pas d'une exactitude, mais d'une analogie de structure : l'institution de la filiation est structurée sur le schéma général de la procréation avec une lignée maternelle d'abord, inévitablement, et une ligne paternelle. Il peut y avoir des hiérarchies, du matrilocal, du patrilocal, mais il y a une double lignée. J'en prends pour preuve une phrase que j'ai lue, il y a peu, sous la plume de Claude Lévi-Strauss : « Les liens biologiques sont le modèle sur lequel sont conçues les relations de parenté. » Il parlait évidemment d'un modèle structural. Il existe bien une analogie.

C'est la raison pour laquelle, sans que j'aie de certitudes sur la question de l'insémination artificielle pour toutes les femmes, je pense qu'on peut tout de même s'interroger sur la manière d'instituer délibérément, et je dirais a priori, une filiation unilatérale. L'idée d'une procréation unilatérale pose malgré tout un certain nombre de questions parce que cela bouleverse complètement la filiation elle-même. Il est vrai que le sujet est très complexe et qu'il mériterait évidemment de très longues réflexions.

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