Intervention de Nathalie Ancel

Réunion du jeudi 12 juillet 2018 à 14h30
Mission d'information sur le suivi des négociations liées au brexit et l'avenir des relations de l'union européenne et de la france avec le royaume-uni

Nathalie Ancel, adjointe au directeur des affaires criminelles et des grâces à l'administration centrale du ministère de la justice :

Notre voisin le Royaume-Uni est un partenaire important en matière de sécurité et de justice, notamment dans la lutte contre le terrorisme et les formes graves de criminalité. La coopération judiciaire avec les Britanniques est une coopération particulièrement utile, qui doit bien évidemment se poursuivre dans les conditions les plus favorables. Je vais vous décrire brièvement en quoi elle consiste en matière de remises de personnes et d'entraide.

Pour ce qui est du mandat d'arrêt européen, la coopération, bien que relativement limitée, reste constante, comme en témoignent les données chiffrées suivantes. De 2008 à 2014, on constate un flux constant, avec 50 personnes recherchées remises par le Royaume-Uni et 41 personnes remises par la France ; en 2014, on constate un bref recul, puisqu'aucune remise n'a été effectuée par le Royaume-Uni et seulement cinq l'ont été par les autorités françaises ; à partir de 2015 s'opère une reprise, avec 22 remises à la France par les autorités britanniques contre huit remises par les autorités françaises ; les années 2016 et 2017 correspondent à une période de stabilisation, puisque nous avons eu l'année dernière 25 personnes remises par les autorités britanniques à la France, contre 8 personnes remises par les autorités françaises – après une année 2016 similaire.

En ce qui concerne l'entraide, le Royaume-Uni constitue l'un de nos principaux partenaires en matière d'équipes communes d'enquête. Cependant, en matière d'entraide, seulement 53 demandes actives et 72 demandes passives ont été recensées entre la France et le Royaume-Uni, témoignant finalement d'un niveau de coopération assez faible pour un pays frontalier ; à titre de comparaison, nous comptons pour la Belgique 3 221 demandes actives et 778 demandes passives et, pour l'Allemagne, 1 314 demandes actives et 256 demandes passives. Par ailleurs, on recense cinq équipes communes d'enquête signées entre les deux pays, essentiellement pour des faits d'immigration clandestine en bande organisée – il y en a eu huit sur les 23 signées depuis que les équipes communes d'enquête existent. Ces équipes sont généralement constituées pour des faits en lien avec la criminalité organisée, comme l'escroquerie ou la cybercriminalité.

Cette coopération fonctionne déjà, selon des contraintes spécifiques imposées par le Royaume-Uni. D'une manière générale, la coopération avec les autorités britanniques n'est pas facilitée par les différences de culture juridique, le système britannique étant un système de common law. Surtout, les autorités britanniques ont transposé en droit interne les textes de l'Union européenne selon des modalités exorbitantes du droit commun, qui ont pour effet de réduire en partie l'efficacité de la procédure et d'allonger les délais d'exécution. Le principe de transmission directe des demandes d'entraide judiciaire en matière pénale, d'autorité judiciaire à autorité judiciaire, a été tempéré par une déclaration du Royaume-Uni à la convention d'entraide judiciaire du 29 mai 2000. Ce principe a ensuite été repris dans la transposition de la décision-cadre sur le mandat d'arrêt européen et sur la décision d'enquête européenne pour laquelle le Royaume-Uni a maintenu, malgré tout, le passage par une autorité centrale, ce qui empêche les échanges directs entre autorités judiciaires.

Le fait que la coopération avec le Royaume-Uni soit incontournable a déjà pu conduire les États de l'Union à accepter des compromis significatifs dans la mise en oeuvre des outils dans un souci d'efficacité, à tel point que le Royaume-Uni bénéficie d'ores et déjà d'un statut un peu particulier au sein de l'Union, qu'il s'agisse de la participation à l'espace Schengen ou de la coopération en matière judiciaire.

En matière de coopération judiciaire pénale, le Royaume-Uni bénéficie en effet d'un statut spécifique, régi par le protocole numéro 21 du traité de Lisbonne, qui prévoit déjà une faculté d'opt-in et d'opt-out, par laquelle il a pu décider de ne prendre part qu'à certains instruments ou de s'en retirer à n'importe quel moment. De la même manière, il a pu décider de ne prendre part qu'à une partie des textes relatifs à l'espace Schengen, dont il ne fait pas partie. Depuis 2014, le Royaume-Uni a décidé de prendre part à la plupart des instruments de la coopération pénale de l'Union, ce dont nous nous félicitons. En matière d'entraide, les conséquences de l'opt-out global de décembre 2014 ont finalement été limitées puisque la plupart des instruments sont demeurés applicables, notamment la décision-cadre relative au mandat d'arrêt européen, les dispositions sur les équipes communes d'enquête et l'interconnexion des casiers judiciaires permise grâce à l'European Criminal Record Information System (ECRIS). Par la suite, le Royaume-Uni a également choisi de prendre part à l'instrument sur la décision d'enquête européenne.

Pour ce qui est de la reconnaissance mutuelle, le Royaume-Uni a également maintenu son adhésion à un grand nombre d'autres instruments ayant instauré la reconnaissance mutuelle, notamment les décisions de confiscation ou de gel de biens ou d'éléments de preuve, ainsi que des décisions relatives à la prise en compte de condamnations entre les États membres de l'Union européenne dans le cadre d'autres procédures pénales.

Cependant, le Royaume-Uni ne participe que rarement aux instruments permettant un rapprochement des droits matériels et procéduraux de fond. Ainsi, en matière de droit procédural, le Royaume-Uni a exercé son droit d'opt-out pour la directive sur le droit à l'avocat, pour celle sur la présomption d'innocence, ou encore pour celle sur les garanties procédurales pour les mineurs poursuivis. En ce qui concerne le droit pénal matériel, visant à établir des définitions communes et des niveaux de répression similaires entre les États membres dans certaines matières – et non des moindres, à savoir le terrorisme, le blanchiment, les cyber-attaques –, l'absence du Royaume-Uni à ces instruments, aujourd'hui comme après le Brexit, n'aura pas de conséquences immédiatement perceptibles. Il n'en demeure pas moins que cela suscite une légère incertitude sur le devenir de l'acquis européen tel que transposé par le Royaume-Uni et qu'à terme, nous risquons d'être confrontés à des disparités encore plus marquées entre la législation britannique et celle des États de l'Union européenne, et aux difficultés qui en résulteront.

Un scénario de sortie sèche, de no deal sur un accord de retrait et de relations futures, diminuerait l'efficacité de la coopération judiciaire sans pour autant y mettre un terme. En effet, le Royaume-Uni et la France sont d'ores et déjà partie à plusieurs conventions du Conseil de l'Europe qui permettent de fonder une coopération pénale, même en l'absence d'accord au niveau de l'Union – cette coopération étant cependant moins performante que celle prévue par les textes de l'Union. En matière de coopération dans la remise de personnes, le recours aux conventions du Conseil de l'Europe entraînerait un recul significatif, notamment en ce qui concerne le mandat d'arrêt européen. L'absence d'un tel mandat pourrait être compensée par le recours à la convention d'extradition du Conseil de l'Europe de 1957, mais celle-ci impose certaines conditions positives ou négatives, alors que ce n'est pas le cas pour le mandat d'arrêt européen. Elle n'oblige pas l'extradition des nationaux, elle prévoit des motifs de refus plus étendus, elle allonge considérablement la durée des procédures – 6 à 18 mois contre 10 à 90 jours pour le mandat d'arrêt européen –, elle se traduit par le retour à une phase administrative, c'est-à-dire un décret du Gouvernement après avis du Conseil d'État, avec toutes les possibilités de recours qui y sont inhérentes, et elle impose une exigence de double incrimination qui, dans le cadre du mandat européen, a été supprimée pour 32 infractions.

Afin de limiter les conséquences négatives d'un retour à cet ancien cadre, il peut être envisagé de ratifier certains protocoles additionnels à la convention du Conseil de l'Europe de 1957, comme le protocole numéro 2 sur les infractions fiscales, le protocole numéro 3 sur la procédure simplifiée lorsque la personne concernée y consent, ou encore le protocole numéro 4 sur la prescription – des protocoles auxquels le Royaume-Uni est déjà partie et qui permettent de se dispenser d'une phase administrative en cas de consentement à la remise.

En ce qui concerne l'entraide judiciaire en matière pénale, le recours aux conventions du Conseil de l'Europe entraînerait un recul plus contrasté. À défaut de pouvoir recourir à la convention d'entraide judiciaire en matière pénale entre les États membres de l'Union européenne du 29 mai 2000 et à la décision d'enquête européenne, les autorités françaises et britanniques pourront fonder leurs demandes d'entraide sur les conventions du Conseil de l'Europe, qui constituent un cadre assez satisfaisant. Si les demandes d'entraide en matière pénale ne bénéficieront pas de la même efficacité que celle offerte par les instruments de l'Union, il est cependant à noter que les conventions du Conseil de l'Europe ont été modernisées à la faveur des divers instruments de l'Union européenne qui ont été adoptés. Ainsi, un certain nombre de dispositions de la convention du 29 mai 2000, notamment les équipes communes d'enquête, ont été reprises par le second protocole additionnel à la convention du Conseil de l'Europe du 20 avril 1959. Il en va de même en matière de confiscation, puisque l'abandon de la décision-cadre de 2006 relative à l'application du principe de reconnaissance mutuelle des décisions de confiscation pourrait être compensé par le recours à la convention 141 du Conseil de l'Europe de 1990 relative au blanchiment, au dépistage et à la saisie à la confiscation des produits du crime. Cependant, ce cadre conventionnel est moins efficace, en ce que les motifs de refus d'exécution des décisions de confiscation sont plus larges et la procédure de reconnaissance et d'exécution moins rapide. Or, comme nous le savons tous, la saisie et la confiscation des avoirs criminels constituent un élément important dans le démantèlement des filières criminelles, qu'il s'agisse de la criminalité organisée, des trafics de produits stupéfiants ou du trafic de migrants.

Par ailleurs, l'abandon du dispositif ECRIS, qui repose sur un système automatisé d'échange de casiers judiciaires, ne pourrait que difficilement être remplacé par un article équivalent de la convention européenne d'entraide judiciaire en matière pénale du Conseil de l'Europe du 20 avril 1959.

Comme la France et les autres États membres, le Royaume-Uni nous semble cependant soucieux de maintenir une coopération judiciaire efficace, car le besoin de coopération est symétrique : les Britanniques ont, tout comme nous, besoin d'une coopération judiciaire aussi étendue qu'actuellement, et ils ont d'ailleurs activement participé aux négociations sur certains instruments de coopération pénale future, notamment sur la proposition de règlement sur le gel et la confiscation des avoirs criminels, ou sur les textes liés à l'European Criminal Record Information System – Third Country National (ECRIS-TCN) sur le système d'interconnexion des données de condamnations judiciaires pour les ressortissants d'États tiers de l'Union européenne.

Parvenir à un niveau de coopération équivalent nécessitera cependant que soient prévus des mécanismes permettant de compenser la sortie du Royaume-Uni de l'espace de justice, de liberté et de sécurité européen, construit sur des garanties importantes et permettant, en tout état de cause, de fonder une confiance mutuelle. Cet espace de justice, de liberté et de sécurité a pour corollaire un autre principe cardinal, celui de la libre circulation des personnes. Or, il semble que le Royaume-Uni soit opposé aujourd'hui, comme il l'était hier, à intégrer l'espace Schengen, ce qui ne peut se traduire que par une limitation de l'effectivité du principe de la libre circulation. Il sera donc difficile de parvenir à un accord reprenant les termes de celui conclu entre l'Union européenne, d'une part, et la Norvège et l'Islande d'autre part, dès lors que ces deux États font, eux, partie de l'espace Schengen.

Si le Royaume-Uni ne sera pas un État tiers comme les autres, il ne peut pas non plus vouloir s'engager avec l'Union selon des garanties moins fortes que celles d'États tiers avec lesquels nous entretenons déjà la plus grande proximité en matière de coopération judiciaire. La coopération pénale au sein de l'Union n'est, par ailleurs, rendue possible que par la confiance que se portent les États membres, une confiance fondée notamment sur le respect mutuel des droits fondamentaux communs énoncés dans la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne et une mise en oeuvre s'effectuant sous le contrôle d'une juridiction supra-étatique, la Cour de Justice de l'Union européenne (CJUE). Or, en tant qu'État tiers, le Royaume-Uni ne sera plus soumis ni à ces principes, ni à cette juridiction. En outre, il ne semble pour le moment pas envisager de s'y soumettre.

On constate la présence de lignes rouges dans les négociations avec le Royaume-Uni visant à assurer un équilibre suffisant dans le cadre de la coopération future avec cet État en matière judiciaire et policière. Ces lignes rouges portant sur trois aspects principaux : celui de la protection des données personnelles – qui dépasse évidemment le seul champ de la coopération judiciaire –, l'absence de participation à la gouvernance au sein des organes de l'Union – un point que Frédéric Baab pourra développer au sujet d'Eurojust –, et la question du contrôle par la CJUE.

J'en ai terminé avec les observations générales que je souhaitais vous soumettre et je me tiens à votre disposition pour répondre à vos interrogations plus spécifiques.

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