Si je vais m'exprimer en tant que représentant de la France à l'unité de coopération judiciaire Eurojust, je me permettrai de dire un mot d'Europol, qui est mon voisin direct à La Haye, et qui se trouve dans une situation identique à celle d'Eurojust.
Après la présentation très complète de l'état actuel de la coopération judiciaire avec le Royaume-Uni que vient de faire Nathalie Ancel, je concentrerai mon propos sur trois aspects : la participation aux agences – je préfère employer le pluriel car nous travaillons aujourd'hui dans une coopération tellement étroite avec Europol que, dans un certain nombre de domaines, nous formons un véritable binôme et que la situation d'Europol au regard du Brexit est exactement la même que celle d'Eurojust – ; les instruments de coopération judiciaire qui s'appuient sur le principe de reconnaissance mutuelle des décisions de justice ; enfin, les instruments qui ne s'appuient pas sur ce principe de reconnaissance mutuelle des décisions de justice.
Pour ce qui est du premier sujet, une question essentielle se pose : le Brexit va-t-il changer quelque chose à la situation du Royaume-Uni au sein d'Eurojust ? La réponse est : oui et non. Oui, parce que quand vous sortez de l'Union européenne, vous ne pouvez évidemment plus avoir un représentant national auprès d'Eurojust. Comme l'a dit Nathalie Ancel, ce représentant ne fait pas seulement de la coopération judiciaire, mais participe aussi à la gouvernance de l'agence – en particulier au collège d'Eurojust, où sont prises toutes les décisions concernant aussi bien la gestion quotidienne que les orientations stratégiques de l'agence. Non, parce que le Royaume-Uni ne sortira d'Europol et d'Eurojust que pour y revenir le lendemain matin, sur la base d'un accord de coopération – opérationnel et stratégique en ce qui concerne Europol, également opérationnel mais un peu moins stratégique en ce qui concerne Eurojust – qui lui permettra de continuer à participer à l'activité opérationnelle des agences.
En ce qui concerne Eurojust, cela signifie que le Royaume-Uni signera un accord de coopération spécifique avec l'agence qui lui permettra d'avoir, non pas un membre national, mais un procureur de liaison rattaché à Eurojust. Sont ainsi déjà rattachés à Eurojust un procureur de liaison américain, une procureure de liaison suisse, un procureur de liaison norvégien et, depuis quelques mois, un monténégrin : comme vous le voyez, le dispositif est en train de s'étendre.
Sur le plan opérationnel, le procureur de liaison a exactement les mêmes attributions qu'un membre national : il peut ouvrir un dossier, organiser une réunion de coordination – ce qui est le principal outil de coopération que nous utilisons à Eurojust –, et même présider cette réunion de coordination. Il est assez amusant de voir la Suisse, par exemple, présider la réunion de coordination dans des affaires financières, et ainsi organiser la coordination entre les États membres. Le procureur de liaison peut aussi signer une équipe commune d'enquête et y participer : depuis la signature par la Suisse du deuxième protocole additionnel à la convention européenne d'entraide judiciaire de 1959, les autorités judiciaires suisses ont la possibilité de participer à des équipes communes. Enfin, le procureur de liaison peut aussi bénéficier de fonds européens pour le fonctionnement des équipes communes d'enquête.
Comme vous le voyez, sur le plan opérationnel, il n'y aura absolument aucune différence : nous continuerons de coopérer avec le Royaume-Uni comme nous le faisons aujourd'hui. La seule différence, c'est que le procureur de liaison britannique ne pourra pas participer aux réunions du collège d'Eurojust, donc à la gouvernance d'Eurojust. En résumé, le Brexit ne fera aucune différence en ce qui concerne les agences, qu'il s'agisse d'Eurojust ou d'Europol.
J'en viens aux instruments de coopération judiciaire de reconnaissance mutuelle. Comme vous le savez, la reconnaissance mutuelle constitue le principe fondateur de l'espace judiciaire européen – un espace de sécurité, de liberté et de justice, créé en 1999 par le Conseil européen de Tampere, en Finlande. La coopération judiciaire qui s'inscrit dans ce cadre repose sur la reconnaissance mutuelle des décisions, dont la plus parfaite expression est le mandat d'arrêt européen, adopté dès 2002. Il existe cependant un autre instrument extrêmement important, à savoir la décision d'enquête européenne, qui a remplacé les commissions rogatoires internationales et qui repose, elle aussi, sur un principe de reconnaissance mutuelle.
Le sens de la reconnaissance mutuelle, c'est que la demande d'entraide ou d'extradition venant d'un autre État n'est plus une décision étrangère, mais une décision européenne – un mandat d'arrêt européen ou une décision d'enquête européenne, par exemple – qui doit être reconnue et exécutée dans l'État d'exécution comme s'il s'agissait, ou presque, d'une décision nationale. La reconnaissance mutuelle est un principe très fort, mais connaissant quelques exceptions qui permettent de refuser l'exécution – des exceptions forcément limitées, puisque l'exécution est quasi automatique. Je suis en train de vous décrire un monde idéal que nous n'avons jamais connu avec les Britanniques, car rien n'est automatique avec eux ; en revanche, avec les autres pays de l'Union européenne, en particulier avec nos grands partenaires en matière de coopération que sont l'Allemagne, l'Espagne et l'Italie, la reconnaissance mutuelle aboutit à une exécution quasi automatique.
La reconnaissance mutuelle est donc intimement rattachée à la notion d'espace judiciaire européen. Non seulement elle vous oblige à reconnaître et à exécuter des décisions étrangères comme s'il s'agissait de décisions nationales, mais vous devez également vous soumettre un certain nombre de contrôles, en particulier à celui de la Commission européenne et à celui, plus puissant encore, de la CJUE. Dès lors qu'un État quitte cet espace judiciaire européen, il paraît inconcevable qu'il puisse continuer à utiliser les instruments de reconnaissance mutuelle : cela reviendrait en quelque sorte à accepter une déconstruction complète de notre espace judiciaire, qui deviendrait une sorte d'éventail de services parmi lesquels les uns et les autres pourraient choisir en fonction de leurs besoins ou de leur positionnement politique.
Certes, le Royaume-Uni l'a déjà fait au moment du traité de Lisbonne avec l'opt-in et l'opt-out, mais il me semblerait très difficile à accepter – je ne vous parle pas comme un procureur ou comme un magistrat, mais comme un simple citoyen européen – que, redevenu un pays tiers, le Royaume-Uni puisse continuer à faire son marché dans l'espace judiciaire européen en utilisant les instruments de son choix. Theresa May en a cependant fait la demande dans un discours prononcé lors de la dernière conférence sur la sécurité à Munich au mois de février dernier, en ciblant très clairement deux instruments, à savoir le mandat d'arrêt européen et la décision d'enquête européenne. En tant que représentant national auprès d'Eurojust, je dispose d'une totale liberté de parole, et je vous confirme être tout à fait opposé à ce que le Royaume-Uni puisse continuer à utiliser ces instruments de reconnaissance mutuelle.
Si nous voulons maintenir une coopération avec les Britanniques – il le faut à mon sens, compte tenu de l'importance qui est la leur dans le domaine de la coopération judiciaire et policière –, nous devrons le faire sur d'autres bases, en l'occurrence sur des bases conventionnelles qui existent déjà, dans le cadre des procédures simplifiées que Nathalie Ancel a évoquées.
Dernier volet : les autres instruments de coopération judiciaire. Il y en a deux qui sont extrêmement importants pour nous : les équipes communes d'enquête et les échanges d'informations entre les casiers judiciaires, c'est-à-dire le système européen ECRIS.
Il me semble que, pour ces deux instruments, on devrait pouvoir trouver des solutions qui permettraient au Royaume-Uni de continuer à les utiliser. D'abord, encore une fois, le Royaume-Uni redevient certes un pays tiers, mais pas moins qu'un pays tiers. Si la Suisse peut recourir aux équipes communes d'enquête en application du deuxième protocole additionnel à la convention européenne d'entraide judiciaire pénale de 1959, le Royaume-Uni, qui a également ratifié ce protocole, le peut aussi. Rien ne s'opposera donc à ce que les autorités judiciaires britanniques puissent bénéficier elles aussi des financements assurés par Eurojust dans ce domaine.
En ce qui concerne les échanges d'informations tirées des casiers judiciaires, autrement dit les informations relatives aux condamnations prononcées par les juridictions des États membres, je crois très important de maintenir le Royaume-Uni dans ce système. Le point le plus important pour nous, aujourd'hui, c'est évidemment le cas pour Europol mais pour Eurojust aussi, c'est le partage d'informations, que ce soit sur les condamnations ou les enquêtes en cours, en particulier en matière de terrorisme, et vous savez peut-être que la garde des Sceaux, Nicole Belloubet, a signé en juin dernier avec ses homologues espagnol, allemand et belge une déclaration commune appelant à la création d'un registre judiciaire européen anti-terroriste auprès d'Eurojust. Ce sujet du partage d'informations est extrêmement important.
Je ne crois pas qu'il y ait une difficulté particulière à ce que le Royaume-Uni participe au système ECRIS. Je pense qu'il est possible de trouver une solution juridique qui lui permettra de continuer à partager des informations concernant les condamnations prononcées au Royaume-Uni, non seulement sur les ressortissants britanniques mais également sur ceux des pays tiers.
Le Royaume-Uni cherchera à soutenir jusqu'au bout sa demande de participation au mandat d'arrêt européen. On peut à cet égard établir un parallèle intéressant avec la Norvège. Ce pays a signé avec l'Union européenne un accord de coopération en ce qui concerne la remise des personnes recherchées, autrement dit un accord de coopération qui cible en particulier le mandat d'arrêt européen. Le Royaume-Uni vous dira sans doute : « Accordez-moi ce que vous accordez à la Norvège. » Or cet accord n'a toujours pas été ratifié par l'ensemble des États membres. Ensuite, si vous prenez la peine de le lire, vous trouverez à l'article 7, en ce qui concerne la remise des ressortissants d'États d'exécution, une disposition intitulée « exception de nationalité » et qui permet à l'État d'exécution, s'il le souhaite, au moment où l'accord entrera en vigueur, de faire une déclaration qui lui permette de refuser l'extradition des nationaux qui est pourtant une des grandes avancées du mandat d'arrêt européen.
De la même manière, dans cet accord est réintroduit le contrôle de ce qu'on appelle la double incrimination, c'est-à-dire que, si l'infraction n'est pas prévue dans le droit de l'État d'exécution, ce dernier peut refuser la remise, alors que c'était précisément un des progrès majeurs du mandat d'arrêt européen de supprimer ce contrôle de double incrimination. Vous voyez donc que, même dans cet accord avec la Norvège, il ne s'agit pas en réalité du mandat d'arrêt européen en tant que tel mais d'une version extrêmement assouplie qui ressemble davantage à une procédure d'extradition simplifiée.