Pourquoi pouvons-nous parler de « scandale français », s'agissant des pesticides ? Je ne reviendrai pas en détail sur le livre que mon ami Fabrice Nicolino et moi-même avons écrit, je vous rappellerai simplement l'affaire du chlordécone, un scandale typiquement français. Ce pesticide a reçu des autorisations françaises – et trois prolongations – alors qu'il était interdit aux États-Unis et qu'il a causé des problèmes que nous allons devoir gérer pendant des centaines d'années.
Nous avons démontré, dans notre livre, que le lobby des pesticides a fait appel au lobbyiste de l'amiante, Marcel Valtat, pour travailler à l'acceptabilité sociale des pesticides ; il s'agit là aussi d'une spécificité française. Ce qui ne veut pas dire que d'autres pays ne connaissent pas de situations graves, mais nous avons-là une situation typiquement française.
Par ailleurs, la France est le deuxième utilisateur de pesticides en Europe, derrière l'Espagne, celle-ci orientant son agriculture de plus en plus vers des systèmes de production industrielle à visée exportatrice.
Malgré le plan « Ecophyto 2008 », visant à réduire progressivement l'utilisation des produits phytosanitaires, la France n'a pas réduit son utilisation. J'ai participé, dans le cadre du Grenelle de l'environnement, au groupe de travail qui a élaboré ce plan et aux groupes de suivi. Or, au lieu de diminuer de 50 % l'usage des pesticides, la France l'a augmenté d'environ 20 %. J'attire d'ailleurs votre attention sur le fait que, depuis 2016, nous n'avons plus de chiffres officiels concernant l'utilisation des pesticides. Certes, des élections ont eu lieu, mais sachez néanmoins que nous ne sommes pas à jour concernant le suivi de ce plan.
Le principal syndicat agricole prétend que ce plan est trop « punitif », alors qu'il ne comporte aucun élément de contrainte et qu'il est fondé sur le volontariat. Aucune sanction n'est prévue si les objectifs ne sont pas atteints ; je ne vois donc pas en quoi il est punitif.
Je ne vois pas non plus comment le catalogue de solutions que présente aujourd'hui la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (FNSEA) permettra une véritable réduction de l'utilisation des pesticides, alors qu'elle n'a pas joué le jeu dans la mise en oeuvre de ce plan ; elle a même fait de la résistance, d'où son échec.
Les conséquences, vous les connaissez comme moi. Des publications scientifiques importantes nous ont montré, ces derniers mois, les impacts forts sur la biodiversité. Les pesticides ne sont pas la seule cause ; ce sont les systèmes de production dans leur globalité qu'il convient de revoir. Les systèmes intensifs qui utilisent beaucoup de pesticides sont les mêmes qui ont tendance à regrouper les parcelles pour faire des parcelles gigantesques d'une seule variété cultivée ; les variétés sélectionnées ont une caractéristique potentielle de rendement. Par ailleurs, dans certaines régions, il y a de moins en moins d'éléments fixes dans le paysage pour héberger les espèces utiles. J'habite en Picardie et je puis vous affirmer que, dans certains coins, il n'y a plus beaucoup de refuges pour les oiseaux ou les insectes utiles.
Cette banalisation des paysages engendre une simplification des écosystèmes. Or plus un écosystème est simplifié, moins il y a d'espèces et plus il est fragile. De sorte qu'une espèce de ravageur peut s'installer sur des dizaines d'hectares d'une seule variété, ce qui conduit les agriculteurs à utiliser des pesticides.
Nous appelons donc de nos voeux des changements agronomiques profonds, avec des rotations des cultures plus longues, une utilisation de variétés résistantes, ainsi que des recoupements de parcelles – on a trop remembré. Remettons également des éléments fixes du paysage – bandes enherbées pour héberger les insectes utiles –, des aides européennes sont allouées pour cela.
Il conviendrait également de travailler avec les filières pour commercialiser ces nouvelles cultures. Quand un agriculteur cultive huit ou neuf cultures dans une rotation plutôt que deux ou trois, de nouveaux marchés sont bien évidemment à trouver ; des activités commerciales doivent donc être mises en oeuvre. Faire travailler les coopératives sur cette question n'est pas simple, mais cela correspond à une réalité économique : mettre en oeuvre des systèmes qui, naturellement, seront moins fragiles et ne nécessiteront plus l'utilisation de pesticides.
Notre association soutient l'agriculture biologique, et, en parallèle, appelle de ses voeux le non-usage des pesticides. Lorsque l'agriculture bio aura atteint 30 % des cultures, que fera-t-on des 70 % restantes ? Allons-nous continuer comme aujourd'hui et ainsi passer à côté de notre objectif ? Ou allons-nous développer le bio tout en réduisant au maximum l'usage des pesticides sur les parcelles non encore bio – en attendant qu'elles le soient dans un futur plus ou moins proche ? Une révolution agronomique doit vraiment être opérée.
Par ailleurs, la santé publique est une question majeure, sur laquelle nous devons nous pencher ; à commencer par celle des agriculteurs. Nous avons beaucoup travaillé avec les agriculteurs malades à cause des pesticides. Nous les avons aidés à se constituer en association d'agriculteurs victimes des pesticides ; aujourd'hui, ils se défendent très bien et nous espérons qu'ils obtiendront un fonds d'indemnisation. Mais il s'agit là uniquement de réparation ; or nous devons maintenant mettre en oeuvre la prévention, non seulement pour les agriculteurs, mais également pour les riverains exposés dans bien des régions, aux pulvérisations des champs, vignes et vergers qui bordent leurs maisons, et qui sont autant de victimes potentielles.
Nous avons lancé une campagne concernant les pesticides agricoles et non agricoles depuis plus de dix ans, car il n'est pas normal que des pans entiers de la population soient exposés à des produits, alors même que la recherche médicale et scientifique publie régulièrement des études sur les liens qui existent entre les expositions aux pesticides et le développement de toute une série de pathologies chroniques – cancers, maladies neurodégénératives, diabètes pour ce qui est des perturbateurs endocriniens, etc. Ne pas décréter comme une question majeure de santé publique les conséquences néfastes des pesticides ferait de cette affaire un autre scandale français.
Mais nous avons aussi une vision qui se veut positive puisque nous pensons que des économies énormes pourraient être réalisées. Je vous renvoie à l'étude publiée par The Endocrine Society, une organisation composée de plus de 15 000 endocrinologues dans le monde, qui chiffre l'impact des perturbateurs endocriniens au niveau européen à plus de 153 milliards d'euros par an, dont 120 milliards du seul fait des pesticides perturbateurs endocriniens. Si le quart du problème était réglé, 30 milliards d'euros seraient économisés ; la France en récupérerait une partie et pourrait ainsi rééquilibrer les comptes publics. Elle éviterait surtout une course en avant, notamment concernant les cancers. Aujourd'hui, 4 000 cancers sont déclarés par jour, soit environ 400 000 par an ; c'est considérable.
Les cancers sont de mieux en mieux soignés. Certes, mais à quel prix ! Un prix économique et humain trop important. Une prévention primaire doit être mise en place, elle fait partie des solutions en termes de santé publique. Avoir un plan fort sur les pesticides veut dire les réduire fortement – et mieux les homologuer –, en tenant compte de l'ensemble des données scientifiques et non pas uniquement de celles fournies par les firmes. Un tel progrès permettrait de limiter les souffrances et faire des économies tout en préservant un système agricole qui serait réellement durable.