La notion d'anticipation du projet de vie, Monsieur Delatte, me gêne beaucoup. Est-ce aux jeunes qui disposent de très peu de ressources et peinent à accéder à des réseaux de liens sociaux qu'il faut demander d'anticiper encore davantage leur projet de vie ? La section des affaires sociales du CESE a eu ce débat, car la loi de 2016 aborde la question de l'autonomie de l'enfant. L'acquisition de l'autonomie est progressive tout au long de l'éducation et ne cesse pas à dix-huit ans. Certains représentants du groupe des entreprises estiment que l'apprentissage est la voie rêvée ; selon moi, c'est une double erreur. Tout d'abord, dire aux jeunes qu'ils ne pourront s'insérer que par l'apprentissage revient à décider à leur place de ce qui est bon pour eux. Accepteriez-vous d'orienter vos propres enfants vers l'apprentissage au motif que vous ne les prendriez plus en charge à partir de dix-huit ans ?
D'autre part, nous voulons donner de l'apprentissage l'image non pas d'une voie de garage mais d'une voie d'excellence autant que les autres : y orienter des personnes cassées par la vie contribuerait à reproduire le schéma actuel. Les jeunes de l'ASE qui passent le baccalauréat général sont cinq fois moins nombreux que les autres : c'est inquiétant ! C'est dire s'ils ont bien compris qu'ils devraient se débrouiller seuls à dix-huit ans. Certains s'orientent certes par choix vers l'apprentissage et peuvent travailler une fois majeurs, mais nombreux sont ceux qui le font par défaut.
La notion d'anticipation exige donc une grande prudence. Un projet de vie ne se construit pas à quinze ou seize ans mais plutôt à vingt-deux ou vingt-trois ans, au fil des possibilités professionnelles et associatives par exemple – ce fut le cas en ce qui me concerne. Je me permets de vous alerter sur le message qui consisterait à dire aux jeunes que l'apprentissage est la solution. L'engagement des acteurs économiques – agricoles par exemple – est très utile, mais l'apprentissage et le travail dès seize ans ne sauraient être la seule voie qui s'offre à ces jeunes s'ils ne le souhaitent pas – car on sait bien qu'in fine, les orientations subies sont souvent un gâchis.
Il est vrai, madame Corneloup, qu'il est important d'écouter les jeunes. Globalement, les commissions qui attribuent les contrats jeune majeur ne le font pas ; sans doute accepteront-elles d'octroyer un contrat de trois à six mois aux jeunes méritants qui n'ont pas commis trop de bêtises dans leur structure de placement, mais ceux qui ont eu le malheur de redoubler voire de se trouver en situation de décrochage scolaire subissent une triple – et même une quadruple – peine.
Le service national universel, madame Lazaar, est très utile mais prenons garde à la notion d'obligation. Il peut être pertinent dans un but de repérage, mais l'engagement obligatoire n'est pas nécessairement fécond. Cela étant, la structure du service national – comme aujourd'hui les journées de préparation à la défense – pourra contribuer à la prise en compte de l'illettrisme. Précisons qu'en l'état actuel du projet, le service national universel s'adresserait aux jeunes de seize ans, alors que la prise en charge doit commencer beaucoup plus tôt, dans les structures de petite enfance et de périnatalité ou dans le cadre de la stratégie nationale de soutien à la parentalité – car la capacité d'être un parent n'est pas innée, et il faut accompagner les parents dans leur mission.
En ce qui concerne les mineurs non accompagnés, j'ai présenté nos propositions, notamment sur la mise à l'abri. Il faut prendre des mesures en matière administrative. Dès lors que l'on décide d'investir dans la prise en charge de ces jeunes par l'ASE, il me semble qu'il faut envisager l'octroi d'un titre de séjour ou leur naturalisation à dix-huit ans – mais c'est rarement le cas, car les liens sont peu nombreux entre les services des préfectures et ceux des départements. Autre question : l'autorisation de travail. Nous sommes d'avis qu'il faut supprimer la déclaration préalable au profit d'un document a posteriori qui permettrait aux jeunes concernés de travailler, par exemple dans le cadre d'une formation en alternance et de l'apprentissage.
Pourquoi a-t-il fallu tant de temps, demande M. Perrut. Sans doute la protection de l'enfance a-t-elle donné lieu à de nombreux rapports. Elle renvoie à des questions intimes – nul ne veut voir la violence et la maltraitance au-delà des faits divers – et possède une dimension culturelle : les politiques publiques n'ont pas encore pleinement intégré le fait qu'un jeune sur cinq est en situation de précarité et que les enfants et les jeunes sont la catégorie la plus touchée par la pauvreté ; elles restent fortement axées sur la pauvreté parmi les personnes âgées. Sans opposer les générations les unes aux autres, il faut sans doute rééquilibrer les choses pour mieux accompagner les jeunes en situation de précarité. Enfin, c'est la transformation du système de protection sociale dans son ensemble qu'il faut envisager, pour permettre à ces jeunes d'adhérer au système de solidarité intergénérationnelle alors qu'ils en sont exclus – ou n'en bénéficient pas car il repose sur la solidarité familiale. La politique familiale, en effet, est au coeur de la protection de l'enfance. Au fond, les jeunes sortant de la protection de l'enfance sont le miroir grossissant – parce qu'ils ont encore moins de ressources et qu'ils sont sans appui familial – des défaillances du système de prise en charge des jeunes d'au moins dix-huit ans.
J'ignore ce que prépare le Gouvernement mais, à en croire la presse, le Président de la République abordera peut-être la stratégie nationale de lutte contre la pauvreté dans le discours qu'il prononcera devant le Congrès. Je me réjouis de constater que le Premier ministre a saisi plusieurs fois le CESE et que la proposition de loi défendue par votre présidente, Mme Bourguignon, suscite de l'intérêt : le sujet est sur la table et des réponses devront être apportées.
S'agissant de la contractualisation entre l'État et les départements, Madame Peyron, je ne crois pas qu'il faille renationaliser le système – il n'est pas certain que la formule de la DDASS ait été plus vertueuse que l'ASE actuelle aux mains des départements. Les départements disposent d'une réelle capacité d'engagement et d'évaluation, grâce aux observatoires départementaux de la protection de l'enfance – qui n'existent pas dans tous les départements, car ils représentent un quart voire un tiers d'équivalent temps plein. Notons en outre la dynamique vertueuse liée au fonds national de péréquation qui permet aux départements de bénéficier de financements supplémentaires s'ils s'engagent dans une démarche de gouvernance partagée avec l'État.