Je vais m'attacher à répondre à l'ensemble de vos questions avec une parfaite franchise.
Les armées françaises et allemandes n'ont objectivement ni les mêmes capacités opérationnelles, ni le même esprit de combat. Cela s'explique par différentes raisons ; certaines tiennent pour partie aux procédures constitutionnelles d'engagement des forces, d'autres ont trait aux règles qui régissent la vie de nos armées : par exemple, les règles européennes sur le temps de travail sont appliquées aux militaires allemands mais pas aux militaires français, et il importe à mes yeux qu'il en reste ainsi pour les armées françaises. L'histoire, elle aussi, contribue à expliquer cet état de fait.
Nous n'avons pas d'autre choix que de tenir compte de ces contraintes dans l'emploi de la brigade franco-allemande. À mon sens, il est pragmatique d'engager cette formation sur un théâtre d'opération en tant que telle, dans toute sa cohérence organique, et d'employer chacune de ses composantes au mieux. En effet, au sein de cette brigade, unités françaises et allemandes se connaissent bien et ont l'habitude de travailler ensemble. Mais il serait contre-productif de chercher à forcer la main des Allemands en demandant d'eux des engagements dont ils ne sont aujourd'hui pas capables pour des raisons politiques.
L'option retenue aujourd'hui me paraît donc meilleure que de chercher à « tordre le bras » aux Allemands ; ne faisons pas de mauvaises manières à nos partenaires, entraînons-les avec nous, et espérons qu'ils évoluent peu à peu, au fur et à mesure des engagements conjoints. D'ailleurs, la contingence des circonstances peut pousser nos partenaires à s'engager davantage, par nécessité : même si on refuse par principe les missions de combat, on peut dans certaines circonstances ne pas avoir le choix. Tel est le cas, par exemple, pour la MINUSMA : si les casques bleus nous paraissent avoir une posture peu offensive, ils subissent en réalité de dures attaques et leurs pertes sont lourdes. En tout état de cause, de tels engagements créent les conditions d'un processus d'aguerrissement commun qui ne peut être que positif. D'ailleurs, c'est le même esprit de pragmatisme qui inspire l'initiative européenne d'intervention.
Monsieur Demilly, qu'il faille au moins deux ans pour que nos soldats perçoivent les bénéfices concrets de cette loi de programmation militaire relève du bon sens ; cela ne devrait surprendre personne. Il faut en effet du temps pour conduire des travaux d'infrastructures ou pour que l'industrie nous fournisse de nouveaux matériels.
Vous m'interrogiez aussi sur le moral des troupes. Il n'y a rien de surprenant à ce qu'il soit marqué par une certaine impatience. Celle-ci naît inévitablement du décalage entre les annonces qui sont faites aujourd'hui, dans le temps court qui règle la vie politique, et leurs effets concrets dans les infrastructures et les équipements, dont les programmes s'inscrivent dans le temps long, celui de l'action militaire. À nous, chefs militaires, de gérer cette impatience. Notez que certaines annonces commencent à produire très rapidement des effets concrets, notamment avec le Plan famille, voulu par la Ministre et dont elle suit la mise en oeuvre avec une attention toute particulière. Certaines mesures, concernant par exemple l'accueil des enfants de parents divorcés, sont très rapidement mises en oeuvre, ce qui permet à nos militaires de se rassurer quant à la détermination des autorités politiques à voir leurs annonces suivies d'effets.
S'agissant de l'idée de consacrer 4 % du PIB à la défense, voire plus encore, ce n'est pas le chef d'état-major des armées qui refusera davantage de moyens ! En tout état de cause, nous sommes des partenaires crédibles pour nos alliés américains. J'entretiens ainsi une grande proximité avec mon homologue américain, le général Joseph Dunford, comme je le crois la ministre avec le sien, le secrétaire d'État à la Défense James Mattis. Cela me vaut d'ailleurs d'être critiqué par certains. Je voudrais ici être très clair : je ne suis ni « anti-gaulliste », ni « OTANien » forcené. Il faut s'en tenir aux faits : Français et Américains sommes engagés ensemble, en frères d'armes qui paient le prix du sang, conformément aux responsabilités que nous confient nos autorités politiques respectives.
Concernant le conflit au Yémen, soyez-en certains : la France n'y intervient absolument pas. Les armées françaises ne sont pas engagées au Yémen, pas même pour des opérations spéciales. La France n'y interviendrait que si le président de la République le décidait très expressément et, comme pour toute opération extérieure de nos armées, vous en seriez informés.
S'agissant des risques humanitaires qui résulteraient de ventes d'armes françaises à l'Arabie saoudite, pour avoir participé dans mes précédentes fonctions à de nombreuses réunions de préparation des décisions du Premier ministre après les travaux de la commission interministérielle pour l'étude des exportations de matériels de guerre, je peux en témoigner : nos ventes d'armes reposent sur une procédure robuste et très encadrée. Les demandes de licences d'exportation d'armes à l'Arabie saoudite sont examinées avec une grande vigilance et sont octroyées de façon très mesurée, grâce à une procédure de contrôle renforcée.
En toute franchise, je crois que beaucoup de ce qui se dit autour du rôle de la France dans le conflit yéménite relève du fantasme, que ce soit en matière d'engagement militaire ou de vente d'armes. Ni l'histoire ni la géographie ne font de ce pays une de nos zones d'intérêt prioritaire. Dans la région, ceux-ci portent principalement sur la liberté de circulation et d'action dans le détroit de Bab-el-Mandeb et en mer Rouge, et pas au-delà.
Monsieur de la Verpillière, il y aurait beaucoup à dire en réponse aux questions que vous m'avez posées sur le Brexit et sur le jeu savant des logiques fonctionnelle et organique dans l'organisation du soutien des armées !
J'ai reçu hier Sir Nick Carter, nouveau chef d'état-major des armées britannique, et je dois avouer que nous nous trouvons tous deux dans le même embarras : nous, militaires, faisons tout notre possible pour entretenir la flamme des accords de Lancaster House, mais tout dépend in fine de décisions politiques qui nous échappent, et nous ne savons pas où vont les Britanniques. La mise en oeuvre de ces accords s'est traduite par de grands progrès en matière d'interopérabilité, notamment grâce à notre projet de force expéditionnaire conjointe. Avec mon homologue britannique, nous avons convenu de saisir toute occasion d'un engagement de cette force conjointe qui se présenterait. L'engagement d'hélicoptères lourds Chinook britanniques au Sahel peut d'ailleurs être vu comme marquant l'intention des Britanniques de ne pas tout lâcher.
Mais il faut reconnaître que d'autres signes ne vont pas dans le même sens. Je pense par exemple à notre coopération capacitaire, qui devient difficile. Vous savez que la partie britannique nous avait déjà contraint à réduire l'effort consacré à la phase de démonstration du projet de drone de combat FCAS, et vous avez certainement relevé que les Britanniques viennent d'annoncer leur intention de lancer leur propre programme de système de combat aérien futur. Celui-ci se présente comme un concurrent à notre projet de SCAF, projet franco-allemand que nous comptons ouvrir à d'autres partenaires. Je ne sais pas quelle est l'intention réelle des Britanniques dans cette affaire, et l'on ne peut exclure que cette annonce soit en réalité une sorte de coup politique. En effet, ils nous disaient il y a tout juste quelques mois ne plus avoir les moyens de nos ambitions conjointes initiales pour le projet de drone de combat FCAS ; comment auraient-ils aujourd'hui les moyens de financer quasiment seuls un nouveau programme d'avion de combat ? Il est difficile de prendre au pied de la lettre de telles déclarations.
Dans ces conditions, mon rôle consiste à continuer à approfondir notre interopérabilité par des exercices communs et, si possible, des engagements conjoints. C'est ainsi que nous montrons combien nos deux armées continuent à être l'une pour l'autre des partenaires importants, combien elles ont besoin l'une de l'autre et combien elles sont proches. Elles mettent en oeuvre un outil de dissuasion nucléaire et ont la culture de l'engagement ; cela crée des convergences.
Quant aux approches fonctionnelles et organiques dans l'organisation de nos soutiens, j'en ai dit tout ce que j'en pense dans un article de la revue Inflexions intitulé « De la fin de la guerre à la fin de l'armée ». Pour résumer ma pensée, les armées étaient organisées de façon hiérarchique et pyramidale, avec différents échelons de synthèse permettant à chaque chef, à son niveau de commandement, de disposer de l'ensemble des moyens nécessaires à l'engagement de la force. Certes, cette organisation comportait de ce fait des redondances, qui étaient nécessaires pour garantir une certaine autonomie à chaque niveau de commandement ‒ telles une brigade, une division ou une armée. On a supprimé ces redondances, ce qui a conduit à faire de chaque unité une sorte de réservoir de forces, dans lequel on puise désormais pour composer au gré des engagements successifs une petite armée de circonstance. On a ainsi organisé les soutiens en grandes fonctions verticales, ce qui a fragilisé le commandement et s'est accompagné d'une grande pression sur les effectifs et les ressources. Il nous faut revenir là-dessus.
Cependant, nous ne reviendrons pas totalement aux organisations du passé, qui se justifiaient du fait de l'organisation de notre défense contre les forces du Pacte de Varsovie mais ne se justifient plus face aux menaces actuelles. Il s'agit avant tout de corriger les excès de l'approche fonctionnelle, dont les armées ont souffert ces dix dernières années.
Monsieur Pueyo, l'opération EUTM Mali a bien formé 12 000 hommes. C'est moi qui ai conçu, lancé et commandé en premier cette opération. Devant les institutions européennes, j'annonçais déjà qu'il ne serait pas réaliste d'espérer reconstituer une véritable armée malienne en moins d'une dizaine d'années. On le sait bien : une armée est une organisation qui se détruit rapidement mais ne se reconstruit que lentement. Objectivement, les résultats d'EUTM Mali jusqu'à présent sont déjà impressionnants. En effet, en 2013, le Mali n'avait qu'un semblant d'armée en débandade ; aujourd'hui, j'ai pu observer moi-même que les forces armées maliennes se reconstituent, combattent, essuient des pertes, et réussissent à approfondir leur formation auprès de l'EUTM suivant des cycles de perfectionnement réguliers, afin d'atteindre le niveau d'excellence qu'appelle la situation du pays. Il faut souligner ce fait : l'armée malienne se forme et se reconstitue en même temps qu'elle est en permanence engagée en opération.
Monsieur Cubertafon, concernant l'équilibre général des ressources qui sous-tend la loi de programmation militaire 2019‒2025, je ne peux que rappeler ce que je disais en introduction : aujourd'hui, la masse de nos armées est plus réduite que jamais, et cela n'aura pas changé en 2025. Certes, à l'issue de la période de programmation militaire qui s'ouvre, notre armée ne sera plus éreintée, sous-équipée, sous-dotée et sous-entraînée comme aujourd'hui ; mais elle restera une armée des « dividendes de la paix », une armée de temps de paix. Reste à savoir si nos armées seront alors capables d'être engagées sur plusieurs théâtres, dans des conflits peut-être plus violents et en tout cas très différents que ceux d'aujourd'hui.
D'où mon souci de moduler nos engagements actuels, pour retrouver des marges de manoeuvre permettant de faire face à d'éventuels engagements nouveaux. Or, aujourd'hui, nos armées atteignent déjà les limites de leurs capacités avec 30 000 hommes en situation opérationnelle, ce qui n'est pourtant pas un niveau historiquement élevé.
C'est là une préoccupation majeure de tout chef d'état-major des armées, de tout ministre des Armées et de tout chef d'État : comment faire face à la surprise stratégique ? Au fil de notre histoire, avant chaque grand conflit, il s'agissait pour nos prédécesseurs de pouvoir mobiliser puissamment les ressources de la Nation pour faire face aux menaces. À l'époque du maréchal Joffre, par exemple, il s'agissait de concevoir un système de mobilisation générale extrêmement rapide. Les enjeux de notre époque sont certes différents, mais si la situation se détériorait, il serait alors de la responsabilité des autorités politiques comme de celle des autorités militaires de bien faire comprendre la nécessité d'un effort bien plus important qu'aujourd'hui pour la défense du pays.
Pour finir avec la question de Monsieur Le Gac, il n'y a rien de très étonnant à ce que l'on trouve parfois certains soldats peu convaincus de l'utilité de leur mission, que ce soit sur le territoire national ou, plus rarement, en opération extérieure. D'ailleurs, c'est une responsabilité constante des chefs de tous niveaux d'expliquer à leurs subordonnés le sens de leur mission et le bien-fondé des modes opératoires utilisés. Ce commandement de « conviction » est exigeant car il nécessite d'expliquer sans relâche. C'est cependant la seule manière d'obtenir l'adhésion sans laquelle aucune efficacité militaire n'est possible. Je suis certain qu'avec l'évolution permanente du dispositif de l'opération Sentinelle, nos soldats sont bien employés sur le territoire national. Depuis le mois de février dernier, le dispositif est désormais plus dissuasif et plus réactif qu'avant. Je me suis rendu à Vincennes y rencontrer les personnels du 501e régiment de chars de combat qui sont engagés dans l'opération Sentinelle et j'ai pu constater qu'ils prennent leur mission à coeur et que leurs cadres jouissent d'une véritable autonomie sur le terrain. Si le chef de groupe est compétent, il n'y a nulle raison que ses hommes se plaignent.