Toutes vos questions sont passionnantes et mériteraient toutes des développements approfondis. Je vais tenter d'apporter quelques éléments de réponse pertinents pour chacune.
Pour être tout à fait honnête, l'IEI est un objet encore en cours de définition. Il est l'expression d'une volonté très forte de rendre plus opérationnelle la coopération européenne. Vous savez que cela fait suite à de nombreuses tentatives. À la fin des années 1990 fut défini un objectif global, le « Helsinki Headline Goal », qui devait permettre d'engager plusieurs milliers d'hommes, plusieurs centaines d'avions et de bâtiments. Cet objectif global devait être décliné ensuite dans chaque État membre. Après l'échec de cette démarche, il fut décidé de dresser un état des lacunes de l'Union européenne, qui conduisit, par exemple, à mesurer l'absence d'hélicoptères de transport lourd dans la plupart des armées européennes. Mais ce processus n'a pas non plus abouti et, en réalité, nous n'avons comblé aucune des lacunes alors identifiées. Nous avons continué à agir selon des logiques nationales. Comme cette logique du haut vers le bas ne fonctionnait pas, d'autres initiatives avec une vision du bas vers le haut furent envisagées, comme les Battle Groups, limitant l'ambition d'intervention à des bataillons constitués de quelques centaines d'hommes. Un tour d'alerte de ces Battle Groups a été élaboré mais ceux-ci ne sont jamais intervenus. Même quand l'occasion pourrait s'en présenter, on ne recourt jamais aux Battle Groups. Au-delà de la coopération structurée permanente et de ce qu'on peut faire sur le plan de la coopération en matière d'armement, il nous semble, à nous Français, qu'une troisième tentative mérite d'être engagée. Cette troisième tentative, c'est l'IEI. Elle consiste à ne pas définir préalablement une structure bataillonnaire ou de brigade susceptible d'intervenir – vous avez évoqué à cet égard, Madame Thillaye, les difficultés d'emploi de la brigade franco-allemande – mais plutôt, dans une approche pragmatique, à réunir autour de nous des pays dont on sait qu'ils ont la volonté et un niveau de réactivité suffisant pour engager des moyens humains et matériels assez vite. Avec ces pays, nous allons bâtir des scénarios d'engagement, à partir desquels nous essaierons de faire de la planification en commun, de roder des méthodes communes de planification, de faire des exercices avant de faire des planifications sur des cas concrets assez probables. La première séance de travail aura lieu certainement fin octobre, à Paris, avec les chefs d'états-majors d'armées, sur la base d'un certain nombre d'exercices pour lancer concrètement le processus de l'IEI.
Ensuite, le nouveau concept « 4 x 30 » de l'OTAN aura assez peu d'implications pour la France. Il s'agit d'augmenter le niveau de réactivité global de l'Alliance. Or, la France fait d'ores et déjà partie des Alliés les plus réactifs, si ce n'est le plus réactif. Notre élément national d'urgence sera ainsi recyclé au sein du « 4 x 30 » et nous montrerons que nous sommes déjà très aptes à participer à ce concept. La mission Lynx sera poursuivie. S'agissant des centres de commandement de Norfolk et d'Ulm, vous savez que dans le cadre de la réforme de la structure de commandement de l'OTAN, la France s'est longtemps battue pour limiter l'ampleur de l'augmentation du coût de cette structure. Elle a fini par accepter une augmentation de l'ordre de 1 200 personnels supplémentaires. Des discussions doivent maintenant avoir lieu pour affecter ces personnes dans ces centres de commandement, en veillant à la réalisation d'une véritable plus-value. Comme je l'ai dit au dernier comité militaire de l'OTAN, mon souci est de poser comme principe qu'il ne pourra y avoir recours à des contractors civils. Je suis en effet persuadé que les nations alliées auront du mal à générer cette ressource humaine dans les délais imposés par l'Alliance. Je veux ainsi m'assurer, d'une part, que des structures qui, à mon sens, doivent rester militaires, ne deviennent pas civiles et, d'autre part, qu'il y aura des évaluations régulières permettant d'assurer cette croissance en fonction de nos capacités et en réévaluant l'existence du besoin qui, à mon avis, a été parfois surévalué.
Monsieur Jacques, s'agissant de la mobilité à Barkhane, vous me demandiez en quelque sorte si nous allions revenir aux « commandos-de-la-mort-qui-tue ». (Sourires). Je vous réponds : non. Vous le savez, nous parlons d'espaces immenses. Mais quand le général Guibert parle de mobilité, il parle essentiellement de mobilité dans la troisième dimension et de l'aéromobilité aujourd'hui insuffisante, essentiellement du fait des hélicoptères de manoeuvre, dont le faible nombre réduit notre capacité à transporter rapidement des troupes en grand nombre sur différents points du théâtre d'opérations. Pour le reste, vous le savez bien, la mobilité au sol doit surtout assurer la protection de nos hommes qui, compte tenu du mode opératoire de nos ennemis, passe par du blindage. Aujourd'hui, le système SCORPION, le Griffon et le VBMR répondront malgré tout prioritairement à ces impératifs de blindage et de protection. Ce sont des équipements lourds, dont nous essaierons de maîtriser le poids, mais nous ne pouvons pas exposer la vie de nos soldats inutilement. C'est un compromis à trouver. Si on a fantasmé un temps sur l'idée de recréer des unités d'intervention très rapides dans des véhicules légers type VLRA, on ne le fera pas pour ne pas exposer inutilement nos hommes.
Idlib, Monsieur Chalumeau ! Idlib, c'est loin, et cela va être compliqué. Je n'ai pas de solution à donner. Je sais que c'est l'abcès de fixation qui est soigneusement organisé depuis deux ans. Chaque fois que le régime de Bachar-al-Assad, appuyé par les Russes, parvient à résorber une poche, il le fait en permettant l'évacuation et le regroupement des mouvements terroristes les plus durs dans cette poche d'Idlib. Cette poche devient problématique dès lors qu'elle peut être le lieu de la reconstitution d'une base à partir de laquelle ces mouvements terroristes n'auront d'autre souci que d'organiser des actions en Europe et en France en particulier. C'est pour cette raison qu'il est souhaitable que cette poche soit résorbée. Cela fera forcément l'objet d'un accord tripartite incluant la Turquie, limitrophe de la poche d'Idlib, la Russie et le régime syrien. J'ignore cependant la forme que prendra cet accord. Ce qui est certain, c'est qu'avec le président de la République et la ministre, nous portons une attention très appuyée aux moyens qui seront mis en oeuvre pour réduire cette poche d'Idlib.
M. Ardouin m'a demandé si nous étions prêts à intervenir en soutien du déroulement du scrutin des mois de juillet et août au Mali. Non, nous ne le ferons pas. Notre objectif est de faire en sorte qu'il se déroule sous la responsabilité de l'État malien, qui est un pays libre, avec un engagement fort des forces de sécurité et de l'armée maliennes. En cas d'événement très grave affectant la sécurité, nous serons prêts à intervenir au profit de l'armée malienne mais il est important que nous ne soyons pas présents dans les zones où se dérouleront les élections présidentielles maliennes. Nous souhaitons que ce scrutin se déroule dans les meilleures conditions possibles mais nous ne tenons pas à courir le risque d'être désignés comme responsables de l'échec du scrutin si de quelconques difficultés devaient survenir, ce que certains ne manqueraient pas de faire, en toute mauvaise foi. Voilà pourquoi nous nous tiendrons à l'écart de ce scrutin tout en étant prêts à intervenir, uniquement à la demande expresse et très explicite de l'État malien.
Je n'ai pas les moyens de répondre à la question concernant le niveau de menace au Liban. Je pense que la FINUL joue un rôle dissuasif et, comme c'est souvent le cas avec les forces de l'ONU et leurs opérations, la simple présence de Casques bleus attirerait une attention internationale très forte et entraînerait une réaction internationale quasiment certaine en cas de dégradation de la situation. C'est le principal intérêt de la présence de la FINUL et il est loin d'être nul. M'étant rendu dans cette région en décembre dernier, pour la première fois de ma vie, j'ai constaté que la densification de l'urbanisation dans la région de Naqoura est absolument stupéfiante, avec de magnifiques villas. Les Libanais avec lesquels j'ai pu discuter sur place estiment que le Hezbollah n'a aucun intérêt au retour de la guerre et de la confrontation dans cette région en raison d'intérêts matériels importants liés à la fulgurante reconstruction de cette zone depuis vingt ou trente ans. Il n'en reste pas moins que cette zone est effectivement une poudrière et nous ferons notre possible pour que la situation reste sous contrôle, mais cela ne concerne pas que la France. L'urgence est que les réfugiés syriens puissent retourner le plus rapidement possible dans leur pays, leur présence au Liban et en Jordanie constituant malheureusement un facteur de déstabilisation important.
Pour ce qui concerne l'emploi des réservistes en opérations, il n'y a pas de limitation de principe dans la limite toutefois de 210 jours annuels permis par la loi. Il est indifférent de projeter un personnel d'active ou de réserve. Nous veillons simplement à ce que les unités déployées soient constituées pour la mission. Les réservistes projetés sont le plus souvent des compléments individuels en état-major, uniquement sur volontariat afin de veiller à l'équilibre familial et professionnel. Il s'agit cependant d'un renfort très apprécié pour les unités très sollicitées en OPEX et sur le territoire national.
S'agissant du renforcement de nos forces de présence et de nos forces de souveraineté, je pense qu'il ne faut rien opposer. Selon les conclusions de la Revue stratégique, il convient de mettre à profit le patrimoine et la richesse considérables que constituent pour la France ces dispositifs prépositionnés de souveraineté ou de présence. C'est aussi une manière de réaffirmer qu'il n'est plus question de toucher à ces dispositifs et de continuer à les réduire, ce qui fut le choix, et selon nous l'erreur, de la loi de programmation militaire précédente. Nous réaffirmons que ces bases doivent être entretenues et pouvoir être utilisées de façon modulable. Les effectifs doivent pouvoir varier à la hausse et à la baisse, comprendre des partenaires européens désireux, avec nous, d'intervenir ou de développer des politiques de coopération dans l'objectif d'une stabilisation de l'ensemble des pays de la zone concernée. Nous aurons, par ailleurs, vraisemblablement l'impératif d'un renforcement de notre position dans le Pacifique dans les années qui viennent. Il s'agit, comme vous le savez, d'une zone pivot de nouvelles conflictualités dans laquelle nous sommes l'acteur européen présent territorialement et nous devrons, au moins, renforcer les moyens de surveillance de notre ZEE et nos moyens d'intervention à partir de la Nouvelle-Calédonie. La prochaine LPM devrait nous permettre de concilier ces deux préoccupations sans qu'il y ait de choix à faire entre les forces prépositionnées et le renforcement de nos moyens dans le Pacifique.
Il demeure que la LPM ne nous permettra pas d'être une armée susceptible d'être engagée seule dans un conflit majeur en Europe centrale, par exemple. Ce type d'intervention ne serait possible que dans le cadre de l'OTAN et avec un soutien massif des États-Unis. Il s'agit bien de l'enjeu évoqué dans le cadre des discussions avec l'OTAN et avec le président Trump lors de ses déplacements en Europe.
C'est sympathique de me rappeler que j'ai été marsouin, lieutenant au 3e régiment d'infanterie de marine à Bangui. Aujourd'hui la situation continue de se dégrader en Centrafrique et chaque fois que la situation se détériore au-delà d'un certain degré de crise humanitaire, seule la France prend ses responsabilités afin d'arrêter les massacres, comme nous l'avons fait lors de l'opération Turquoise au Rwanda, pour l'honneur de la France quoiqu'en disent certains. Nous souhaitons mettre en avant la coopération internationale avec l'opération de l'ONU, assez efficace, et l'Europe avec la présence d'EUTM-RCA. Le pouvoir centrafricain sait que, si nécessaire, nous sommes prêts à intervenir en réassurance à partir du Gabon. Nous n'abandonnons pas les Centrafricains, nous sommes prêts à assumer la relève des Portugais à la tête de l'opération EUTM à la fin de leur mandat l'année prochaine. Nous sommes présents mais ne voulons pas l'être au premier rang et nous laissons la communauté internationale faire son travail en étant attentifs et en faisant savoir au président Touadéra que nous le sommes. Un de mes prochains rendez-vous téléphoniques avec mon homologue russe, le général Guerassimov, sera l'occasion de parler de l'action des sociétés militaires privées en Centrafrique. Je pense, à ce propos, que les Centrafricains commencent à s'inquiéter d'une possible attitude de prédation de la part de ces sociétés. Nous n'abandonnons donc pas la Centrafrique et il serait tout à fait illusoire de croire que le sujet s'évanouirait avec notre départ.
L'insuffisance capacitaire de la MINUSMA pèse-t-elle sur Barkhane ? Vous me pardonnerez cette réponse expéditive mais, non, elle pèse sur la MINUSMA et tout ce qui affaiblit la MINUSMA n'est pas une bonne nouvelle.
Si on ne peut pas gagner les guerres hybrides, il s'agit surtout de ne pas les perdre. J'ai souvent tendance à dire que l'on ne porte jamais au crédit d'un soldat le fait que le pire ait été évité. Pensez-y souvent. C'est la grande difficulté de nos guerres et de nos engagements, c'est la difficulté dans laquelle je me trouve depuis que je suis soldat : jamais nous n'irons défiler sous l'Arc de Triomphe pour le défilé de la victoire. C'est ainsi. Nous nous trouvons dans des situations qui durent, pour lesquelles nous sommes présents afin d'éviter qu'elles ne dégénèrent en crises encore plus graves et pour faire en sorte de les maîtriser et de les stabiliser. Ceci prend du temps, et, une fois la situation définitivement stabilisée, elle ne peut pas être considérée comme absolument consolidée pour autant. Je pense à cet égard que nous devons porter une attention particulière aux prochaines élections en Côte d'Ivoire.
Avons-nous un risque de « syndrome britannique » ? Non, je pense que nous évitons précisément ce risque grâce à l'effort fait dans la LPM et, pour compléter mes propos sur notre grande proximité avec les États-Unis, grâce à une véritable indépendance française. Nous ne sommes pas là pour donner des gages aux Américains mais pour intervenir là où nous considérons que les intérêts de la France, et plus largement de l'Europe, sont engagés et menacés.
Je veux enfin rassurer M. Verchère. Il n'y a pas de problème en ce qui concerne le sauvetage au combat. On l'assure pour les aviateurs qui sont engagés. Par ailleurs, le Caracal qui n'a pas été commandé en 2018 se trouve dans le document prévisionnel de gestion en priorité une et la commande sera passée début 2019 ; l'armée de l'air devrait donc pouvoir en disposer rapidement.
Je crois que j'ai répondu à toutes les questions.