Intervention de Jean-François Delfraissy

Réunion du mercredi 25 juillet 2018 à 9h35
Commission des affaires sociales

Jean-François Delfraissy, président du Comité consultatif national d'éthique (CCNE) :

Je vous remercie pour toutes vos questions qui nous permettent de nous éclairer mutuellement.

Je vais d'abord faire deux réponses générales qui porteront, l'une sur l'intelligence artificielle et la santé, l'autre sur les choix de société qu'il nous faut faire. Vous ne m'avez pas précisément interrogé sur ce dernier sujet, mais il touche de près à vos questions sur la fin de vie, sur le vieillissement et sur les moyens financiers à disposition. Il importe en effet que nous nous demandions, sinon lors de la prochaine révision de la loi relative à la bioéthique, du moins lors des années à venir, si la France doit continuer à favoriser l'innovation scientifique et technologique.

Étant issu du milieu scientifique, je suis enclin à penser que l'innovation doit être favorisée. Mais je suis également conscient des coûts qu'elle représente, notamment en ce qui concerne les différentes prises en charge que vous avez évoquées. D'un autre côté, l'amélioration des conditions de vie de nos anciens dans les établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD), avec l'augmentation du nombre de lits disponibles dans ces structures, ou la réorganisation des soins palliatifs, ont aussi un coût élevé. La France n'a jamais fait le choix de privilégier l'une ou l'autre de ces dépenses de santé. Et il est possible, en effet, de continuer à ne pas choisir, en finançant l'innovation tout en s'efforçant de répondre aussi aux besoins sociétaux.

Cette réflexion sera en tout cas inscrite à notre prochain agenda. Car des traitements seront bientôt disponibles pour des tarifs considérables, sans rapport avec le coût des traitements pour l'hépatite C : je pense par exemple aux coûts des nouveaux traitements contre le cancer, qui seront de 500 000 ou 600 000 euros chaque année par patient, ou à ceux des nouvelles technologies de greffe. Les médecins souhaitent favoriser l'innovation et les familles réclament systématiquement la mise en oeuvre du protocole médical le plus efficace. Ce sont là des choix individuels. Mais, si l'on adopte le point de vue sociétal, il est clair que favoriser l'innovation a pour conséquence que l'argent manque nécessairement pour apporter une réponse satisfaisante sur des sujets aussi difficiles mais moins technologiques, comme la fin de vie et les soins palliatifs.

Sur les soins palliatifs et la loi Claeys-Leonetti, je ne sais pas s'il sera finalement décidé d'aller plus loin dans une prochaine loi. Mais les deux plans pour le développement des soins palliatifs ont clairement été en deçà des attentes. Donc, si l'on confie à la ministre de la santé la mission d'améliorer la loi Claeys-Leonetti et la prise en charge de la fin de vie dans notre pays, il faudra qu'elle puisse disposer de moyens. Et disposer de ces moyens impliquera de faire des choix.

Vous voyez que se dessine ainsi une vision de la bioéthique où l'économie de la santé tient une place important. Aussi le CCNE a-t-il recruté une économiste de la santé pour nous aider à mener cette réflexion.

L'autre sujet pour lequel je souhaite vous donner une réponse générale est l'intelligence artificielle et la santé. Lors des États généraux, nous avons entendu l'angoisse de nos concitoyens sur cette question. Nous l'avons prise en compte, mais nous avons également jugé que nous manquions d'éclairages sur cette révolution technologique. Nous avons donc créé le groupe de travail dont j'ai parlé, composé de professionnels du numérique mais aussi de la bioéthique, qui a rédigé en très peu de temps un rapport sur la bioéthique, le numérique et la santé. Ce rapport, qui sera à votre disposition début septembre, contient des propositions que le CCNE reprendra dans son avis. Mais il nous a d'ores et déjà apporté, sur les problèmes en jeu, un ensemble de clarifications.

Le champ concerné est très vaste et il inclut notamment tous les problèmes qui concernent le consentement et le respect de l'individu. Mais nous devons aussi veiller à ne pas être trop restrictifs et à conserver un équilibre. Grâce au numérique, la recherche en santé publique va être profondément modifiée par de nouvelles méthodes de travail, l'étude de grandes cohortes allant être remplacée par l'analyse de bases de données.

Mais encore faut-il que nous nous en donnions les moyens. L'Assistance publique Hôpitaux de Paris (AP-HP) et son directeur général, qui sont très impliqués sur ce sujet, ont mis en place un groupe de 25 personnes travaillant à partir de la base de données de l'AP-HP. Mais, sur une base de données de cette dimension, ce ne sont pas 25 personnes qui seraient nécessaires, mais 200 ! Le numérique dans le domaine de la santé conduira également à créer de nouveaux métiers, puisque les plateformes hospitalières comporteront, à côté des soignants et de l'administration, des employés chargés de tous les aspects numériques.

Le numérique aura aussi des conséquences sur la formation des jeunes médecins. L'un ou l'une d'entre vous a déclaré que le numérique permettra de résoudre en partie le problème de la désertification médicale. Il n'y suffira certainement pas, mais il peut en effet y contribuer. Plus essentiellement, le numérique nous encourage à sélectionner autrement les étudiants en médecine. Comme vous le savez, les actuels étudiants en médecine sont, dans leur grande majorité, des scientifiques ayant obtenu un baccalauréat S avec la mention « très bien ». Or, le numérique va modifier le travail de ces futurs médecins : la première fois que j'ai été auditionné par votre commission, je vous ai raconté comment j'avais été « battu » à Boston par une machine sur un diagnostic très difficile, mais aussi sur les aspects thérapeutiques. Cet exemple montre que tout ce qu'un professeur de médecine conserve en mémoire sera bientôt disponible grâce aux progrès du numérique dans le secteur de la santé.

Eh bien, pourquoi n'en profiterions-nous pas pour recruter de jeunes médecins plus ouverts aux sciences humaines et sociales, ou qui viendraient de la philosophie, afin que les médecins ne soient plus uniquement des scientifiques « purs et durs » ? Les Américains sélectionnent déjà des étudiants aux parcours différents, qu'ils jugent plus capables d'avoir une nouvelle vision des relations entre médecins et patients.

Les bases de données de la sécurité sociale, qui n'ont pu que tardivement être utilisées par les chercheurs, constituent donc un enjeu majeur pour notre pays. Et je pense qu'il faut que vous fassiez en sorte que cette idée se trouve inscrite dans la loi.

Ce sujet du numérique et de la santé va me permettre de répondre à une question sur les rapports du CCNE avec l'Europe. Des rencontres ont effectivement lieu avec nos collègues européens, comme la réunion tripartite que le CCNE aura en septembre prochain avec les Anglais et les Allemands et qui nous permettra de les interroger sur la loi de bioéthique. Lors de ces réunions avec nos voisins européens, nous avons décidé de laisser de côté des sujets tels la PMA, sur lesquels les différences sont anciennes et fortes, et d'ouvrir nos discussions à de nouveaux sujets comportant moins d'enjeux immédiats mais portant une vision d'avenir, comme l'intelligence artificielle. Car il est évident que le futur de l'intelligence artificielle ne doit pas seulement se construire au niveau français mais qu'il doit l'être au niveau européen. Si la France, ce grand pays, peut dans ce domaine jouer le rôle de pilote, ce sera tant mieux ! Et nous avons aussi, sur les aspects bioéthiques du numérique, notre mot à dire.

Vous avez par ailleurs posé un grand nombre de questions sur la PMA. Je crois avoir en partie répondu à la plupart d'entre elles, mais je ne peux m'empêcher d'être frappé du fait que vous m'avez dit regretter que les États généraux de la bioéthique aient été perturbés par la place qu'y ont pris les sujets touchant à la procréation, alors que près de 40 % de vos questions tournaient autour de l'AMP ! Elles montrent combien la tendance à retomber sur les questions de procréation peut être forte. Cependant, je suis pour ma part convaincu que les grands enjeux de bioéthique, pour nos enfants et petits-enfants, portent sur de tout autres sujets – le numérique et la santé, la génomique et les cellules souches, en particulier.

Sur l'accès aux données personnelles et le partage des données de santé, il va être nécessaire de trouver un équilibre, ainsi que je l'ai déjà indiqué. Mais je crois qu'il importe tout particulièrement de faire en sorte que la nouvelle loi de bioéthique soit une loi d'ouverture, prudente certes, qui pose des limites, mais qui reste une loi de confiance. Car, à l'exception de la première, toutes les lois de bioéthique françaises ont été des lois d'interdiction. Le principal intérêt des États généraux a été de définir un socle de grandes valeurs bioéthiques que partagent nos concitoyens. Ces valeurs, nous ne voulons pas les détruire, nous voulons au contraire les conserver en leur donnant de meilleures assises. Mais sur les sujets nouveaux, efforçons-nous de nous montrer ouverts.

Comment organiser les prochains États généraux de la bioéthique ? Nous aurons certainement des discussions au niveau européen. Nous sommes par ailleurs favorables à des États généraux tous les cinq ans, ainsi que l'indiquera l'avis du CCNE, et à ce que se déroule aussi une réflexion continue. Sous quelle forme ? Nous ne le savons pas encore précisément, mais elle se fera certainement avec vous et avec les espaces éthiques régionaux. Nous souhaitons également que le CCNE puisse lancer des signaux d'alerte lorsqu'un sujet devient préoccupant. Il pourrait par exemple s'agir de l'utilisation des nouvelles techniques de ciseaux génétique, comme les CRISP-Cas 9, non pas sur les cellules somatiques mais sur les gamètes. Ces techniques ne présentent pas pour le moment d'enjeu bioéthique, tout le monde s'accordant au niveau international pour ne pas les utiliser. Mais si, dans deux ans, ce sujet nécessitait soudain un fort signal d'alerte, le CCNE pourrait le lancer.

Vous avez aussi parlé des déplacements internationaux en vue de profiter d'une législation plus permissive. Cette possibilité engendre des inégalités et donc un problème éthique, seules les personnes les plus aisées pouvant avoir accès à ces techniques à l'étranger, mais aussi des problèmes juridiques, notamment pour les enfants nés d'une GPA. Pour ces enfants, néanmoins, le problème est en voie d'être résolu. Récemment, le Conseil constitutionnel et la Cour de cassation ont en effet rendus des avis demandant à être encore un peu « lissés » mais qui reviennent, schématiquement, à ne pas admettre la GPA tout en donnant à titre exceptionnel un statut à des enfants qui n'ont pas à pâtir de certaines décisions.

J'ai également répondu à la question qui portait sur le rapport de la CNIL sur les enjeux éthiques des algorithmes et de l'intelligence artificielle et qui ne concerne pas la seule santé. Un équilibre est à trouver entre un certain nombre de contraintes. Les notions fondamentales sur lesquelles nous devons nous interroger sont celles de consentement et de place du citoyen au coeur du système de soins.

Sur l'exigence éthique, j'aurai deux souhaits, qui seront ma conclusion. Premièrement, il nous faut faire en sorte que la loi de 2018, ou plus vraisemblablement de 2019, soit, je le répète, une loi d'ouverture anticipant les questions qui, sur de nouveaux sujets, pourraient se poser dans les années à venir.

Deuxièmement, je désirerais aussi que, sur ces problèmes de santé, nous tenions compte de l'inquiétude de nos concitoyens qui voient que notre système de soins est un peu à bout de course, particulièrement pour les plus défavorisés et les plus anciens. Confrontés à l'explosion des coûts des médicaments et des technologies médicales, nos compatriotes se demandent aussi avec anxiété quelle place ils occuperont à l'avenir dans le système de santé. C'est pourquoi le CCNE souhaite soit user de son pouvoir d'auto-saisine, soit être saisi au plus haut niveau de l'État, pour mener la réflexion qui s'impose sur les grands problèmes de bioéthique relatifs au statut du patient face à cette médecine du futur. (Applaudissements.)

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