Monsieur le président, monsieur le ministre, monsieur le rapporteur, chers collègues, après cette intervention brillante, aussi longue que prévue, je serai plus terre à terre, mais j'espère rester dans le sujet.
En guise d'introduction, je voudrais évoquer une publicité qui a été glissée ces derniers jours dans de nombreuses boîtes aux lettres. Banale, cette information à caractère commercial, comme il en existe tous les jours des centaines émanant des enseignes de la grande distribution, nous projette au coeur du débat de ce soir. De quoi s'agit-il ? Dans ses promotions « Tops », Auchan – j'aurais pu prendre l'exemple d'une autre enseigne – annonce le litre de lait en rayon à 59 centimes d'euro. Pour un lait de marque, 59 centimes d'euro le litre au supermarché, après collecte, pasteurisation, conditionnement par le transformateur, combien cela fait-il pour la ferme ? Faites le compte ! L'éleveur, qui travaille 80 heures par semaine, 360 jours par an, voire davantage, n'obtient que quelques gouttes. Sur les réseaux sociaux, on trouve ce commentaire avisé : « Auchan France oublie vite les engagements EGALIM ! » – c'est-à-dire les engagements pris lors des états généraux de l'alimentation.
En écho à cette situation, et à d'autres où c'est plutôt la coopérative qui prend la matière grasse, laissant au producteur le maigre, un responsable de la Fédération nationale des producteurs de lait – dont il y a beaucoup d'adhérents dans le pays de Bray, dans ma circonscription – déclarait récemment : « On est loin de l'état d'esprit qui prévalait lors de la construction du plan de filière laitière et du début de la conclusion des États généraux de l'alimentation [... ] Les producteurs ne sont plus seulement la variable d'ajustement par rapport au marché. Ils sont aussi la variable par rapport aux résultats des collecteurs. » Des constats amers comme celui-ci, dressés à l'occasion de témoignages ou de rencontres sur le terrain, les pages des journaux en sont pleines.
Monsieur le ministre, alors que nous entamons la nouvelle lecture de ce projet de loi sur l'agriculture et l'alimentation, une année déjà s'est écoulée depuis la fin des états généraux de l'alimentation. Nous sommes à quelques semaines du début des négociations sur les prix, et les publicités comme celle d'Auchan, qui vantent la casse agricole et le bonheur du consommateur au prix du malheur des producteurs, fleurissent encore. Le prix du lait s'est certes légèrement redressé au cours des derniers mois, mais il demeure inférieur à son niveau de 2014. À 335 euros les 1 000 litres, alors que les coûts de production sont de 364 euros en moyenne – ils diffèrent d'un territoire à l'autre – , le lait ne paye toujours pas. Pire, les producteurs ont le sentiment que l'évolution des prix à la hausse n'est pas totalement répercutée sur le prix payé à la ferme. Autrement dit, ils ne profitent pas pleinement de l'amélioration de la situation et une partie de la crème leur passe sous le nez – preuve que ce marché n'est pas le monde de Tchoupi et que ni une supplique du Gouvernement ni même une supplique du Président de la République ne suffiront pas à redonner de la vertu à des acteurs qui, en définitive, souhaitent faire un maximum d'argent. Si l'on veut inverser la logique de construction des prix afin que les producteurs soient rémunérés correctement et puissent vivre dignement, que l'on mette un terme à l'hémorragie des fermes dans notre pays et que l'on stoppe la fuite en avant vers des exploitations toujours plus grandes et un modèle industriel dont on mesure chaque jour un peu plus les dégâts, il faut l'intervention de la puissance publique et une régulation.
Un an a passé depuis la promesse faite lors des états généraux de favoriser une transition vers un modèle d'agriculture plus durable, plus riche en valeur et pourvoyeur d'emplois, s'appuyant sur la consommation et sur les nouvelles et légitimes attentes des consommateurs. Pourtant, monsieur le ministre, alors que nous entamons ce débat, on continue de détruire de la valeur dans notre pays – la valeur du travail paysan. Vous soulignerez avec raison que le présent texte n'est pas encore appliqué et que c'est peut-être l'une des raisons pour lesquelles ce mal continue à prospérer. Il reste que la question se pose : que reste-t-il aujourd'hui de l'espoir suscité par les états généraux de l'alimentation ? L'engagement et l'honnêteté du ministre et du rapporteur ne faisant débat pour personne ici, j'imagine qu'eux aussi se la posent. À la vérité, il n'en reste pas grand-chose. Et si le texte n'a pas encore été adopté, s'il peut encore être fortifié par des amendements, force est de constater que le sort réservé par le Sénat aux dispositions que nous avions introduites pour muscler le texte ne contribue pas à nous rassurer. Ces dispositions ont été écartées sans état d'âme. Cela n'a échappé ni aux acteurs dominants, qui, pour certains, avaient travaillé pour vous convaincre de repousser tel amendement jugé trop contraignant, ni aux acteurs dominés, qui ne pourront guère s'abriter demain sous le pouvoir protecteur d'un texte qui n'aura pas pu être enrichi par le débat parlementaire.
Je rappelle que vous avez refusé les apports, proposés par différents bancs, destinés à rendre la loi plus opérante au regard des espoirs nés des états généraux de l'alimentation – mais peut-être cela a-t-il été arbitré par Bercy ? S'il fallait résumer votre position en une phrase, je dirais que le Gouvernement et la majorité refusent le sifflet dont nous voulons équiper l'arbitre. C'est très net s'agissant de l'inversion de la construction des prix. Vous ne voulez pas entendre parler d'un encadrement des indicateurs de prix par un recours aux instances publiques si l'accord interprofessionnel fait défaut, ni de prix déterminé ou déterminable dans les contrats, ce qui serait pourtant nécessaire si l'on veut plus de transparence dans la fixation des prix – quoique j'aie entendu le rapporteur dire qu'il souhaitait avancer un peu sur le sujet. Vous ne voulez pas d'une définition du prix abusivement bas qui serait effective pour toutes les situations de marché et réellement utile pour les producteurs.
Au fond, en dehors du plafonnement des promotions et de la hausse de 10 % du seuil de revente à perte, dont nous sommes nombreux à douter de l'effet bénéfique sur les producteurs, vous vous en remettez à la bonne volonté de tous et de chacun. Dès que l'on tente d'introduire des dispositions régulatrices, de remettre l'arbitrage public dans la boucle, vous vous réfugiez derrière le droit communautaire et le primat des règles de la concurrence, en nous disant, comme dans la chanson : « Je crois que ça va pas être possible. » À bout d'argument, le rapporteur a même invoqué, tel un mantra, le discours de Rungis du Président de la République, qui appelait à responsabiliser les filières. Je crois qu'André Chassaigne a prévu de reprendre les meilleurs morceaux du discours présidentiel pour montrer à quel point il sera compliqué à concrétiser. Nous pensons que la voix du Président de la République, eût-il été très populaire, ce qui ne semble plus être le cas, ne saurait remplacer des règles du jeu contraignantes en matière de relations commerciales entre producteur, transformateur et distributeur. C'est une croyance que de penser que la solution réside dans la liberté du marché.
J'espère que vous vous rattraperez à l'occasion de ce deuxième round, mais une telle attitude vous a fait évacuer nombre d'améliorations que nous avions apportées. À la trappe, la validation des indicateurs de marché par une autorité publique. À la fosse, l'alinéa qui stipulait que, dans les contrats, le prix devait être déterminé ou déterminable par une formule claire et accessible. Dans la marnière, l'article qui avait été introduit par le Sénat et qui entendait protéger les producteurs laitiers contre les ruptures brutales de leurs relations contractuelles avec l'acheteur, en prévoyant pour le producteur la possibilité d'exiger la prorogation du contrat pour une durée de trois mois – ce qui n'était pourtant pas grand-chose. Au grenier, l'amende administrative pour l'acheteur qui imposerait des pénalités de retard de livraison supérieures à 2 % de la valeur des produits livrés. Écarté, l'article introduit par le Sénat et visant à interdire de soumettre un partenaire commercial à des pénalités de retard de livraison sans prendre en considération les contraintes d'approvisionnement en matière de qualité et d'origine propres à certaines filières de production – vous conviendrez qu'il ne s'agissait pas là d'amendements révolutionnaires ! Rayée, la demande d'un rapport d'évaluation annuel sur le respect des engagements pris par la France dans le cadre européen et international s'agissant des finalités de sa politique en matière d'agriculture et d'alimentation. Repoussée, la mention relative au maintien des abattoirs de proximité – vous savez combien je suis mobilisé depuis plusieurs mois à Forges-les-Eaux pour obtenir que des abattoirs à dimension humaine, si tant est qu'un abattoir puisse l'être, continuent à irriguer des territoires comme celui dont je suis l'élu. Supprimé, l'article relatif aux semences commercialisables sous la forme de mélanges de variétés. Biffé, l'article introduit par le Sénat et prévoyant la remise au Parlement d'un rapport dressant un état des lieux, s'agissant notamment de leur volume et de leur origine, des produits issus de l'agriculture biologique et provenant de pays tiers, hors Union européenne. Écarté et remplacé par un rapport, autrement dit pas grand-chose, le dispositif d'indemnisation des victimes des produits phytosanitaires. Une comparaison a été faite avec l'amiante ; les proportions ne sont bien évidemment pas les mêmes, mais la création d'un fonds d'indemnisation des victimes des produits phytosanitaires nous semblerait un signal fort envoyé aux populations concernées.
Il y a un an, aux états généraux, vous aviez mis tout le monde autour de la table, du producteur au consommateur en passant par les transformateurs et les distributeurs. On avait tout dit, sans tabou, dans le cadre d'une grande opération vérité ; même si l'on y entendit beaucoup de déclarations de bonnes intentions, tout le monde l'avait salué. Comme nous ne sommes pas naïfs, nous autres communistes l'avions certes fait nous aussi, sans arrière-pensées, mais nous avions dans le même mouvement indiqué qu'il faudrait juger sur pièces la traduction que trouveraient dans la loi les conclusions des ateliers des états généraux. L'idée, apparemment partagée, qu'il est indispensable de mieux rémunérer le travail paysan dans notre pays afin de stopper la destruction de valeur qui saigne les campagnes françaises et vide le monde rural de son sang se trouve au coeur de nos débats.
La première lecture du texte, son passage au Sénat, l'examen par la commission mixte paritaire ont malheureusement sonné le glas de cette ambition fondamentale. Même si l'on peut glaner, ici ou là, quelques avancées, globalement le compte n'y est pas. La moisson est médiocre et, à chacune de nos rencontres avec le monde paysan, nous sentons pointer la déception.
Néanmoins, nous défendrons, à travers nos propositions, la possibilité d'aboutir en nouvelle lecture à une consolidation de la loi grâce à une rédaction plus costaude. Pour cela, il faudrait, monsieur le ministre, que vous vous laissiez convaincre qu'il ne faut pas avoir peur de la régulation – d'ailleurs, il n'y a pas si longtemps encore, vous en étiez convaincu. Laissez-vous donc convaincre que la main de l'arbitre sur son sifflet vaut mieux que la main invisible du marché.
Les difficultés de notre agriculture doivent vous y inciter. Après le lait, je parlerai de la betterave, une culture qui, elle aussi, est très importante pour nous, et de la chute, tristement éclairante, de son prix. Deux ans après la suppression des quotas, ce prix s'effondre, l'histoire se répète ; il aurait fallu retenir la leçon du lait.
La libéralisation, la suppression progressive de tous les outils de régulation, les uns après les autres, ces dernières années, frappent et font mal – du producteur, d'ailleurs, jusqu'aux entreprises de transformation. La logique du gigantisme, qui n'épargne pas le monde de la coopération et sape la confiance que les coopérateurs placent dans leur coopérative, fait des dégâts. De tout cela, on devrait retenir que l'agriculture et l'alimentation ne doivent pas être livrées pieds et poings liés à la seule logique du profit. On a évoqué, à cet égard, les menaces que font peser les traités de libre-échange ; j'imagine qu'André Chassaigne y reviendra plus précisément.
Nous maintenons que la promesse des ÉGA ne pourra se réaliser que si l'on régule, si l'on fixe un cadre aux négociations et des limites à ne pas dépasser, si l'on donne du pouvoir à un véritable arbitre adossé à la puissance publique et muni d'outils pour rendre des arbitrages, si l'on prévoit des contraintes au cas où les négociations de gré à gré n'aboutissent pas à des accords de prix rémunérateurs dans un marché en forme d'entonnoir : je veux parler de ce marché, de cette jungle dans laquelle 470 000 producteurs et 18 000 entreprises de transformation – PME pour la plupart – ont affaire, des collègues l'ont rappelé, à quatre grandes centrales d'achat qui font la pluie et le beau temps. Il faut aussi réunir les conditions pour que notre modèle agricole poursuive sa transformation, pour que l'agriculture raisonnée et responsable se généralise et que le bio poursuive sa progression.
Nous ne renonçons donc pas, et nous présenterons au cours des débats une série d'amendements qui poursuivent les objectifs que je viens d'énumérer. Si l'on veut que l'inversion de la logique de construction des prix ne soit pas un château de carte mais une chaumière normande, tout cela est en effet nécessaire.
Nous ne renonçons pas non plus sur la question des produits phytosanitaires en général, ni sur le glyphosate en particulier, ni, plus largement, sur la nécessité d'accompagner notre agriculture dans sa mutation vers un modèle plus durable. Sur ce point, je veux clarifier les choses. Nous avons tous été, mes chers collègues, destinataires de courriels plus ou moins agréables, pour ne pas dire assassins, qui mettaient en cause notre probité.