Monsieur le président, monsieur le ministre, monsieur le rapporteur, madame la rapporteure pour avis, chers collègues, nous abordons la dernière ligne droite de l'examen de cette loi, qui a été un long parcours, un vrai marathon. Je veux vous dire tout d'abord mon souhait que cette dernière étape soit respectueuse et profondément démocratique, qu'elle nous permette d'aller au bout de nos explications et de clarifier ce qui a motivé les centaines d'heures que nous avons passées ensemble, tant au cours des états généraux de l'alimentation que lors des différentes lectures du texte, en commission, et au moment des auditions organisées à l'Assemblée.
Je salue ce travail. Si nous n'avons pas voté la motion de renvoi en commission, c'est que – nous devons l'admettre ici, même si nos débats ne sont pas allés jusqu'au bout et n'ont pas été au niveau requis – le temps et la pédagogie ont été suffisants pour que la loi soit fondée sur un dialogue avec la société civile et entre nous.
Mais nous n'avons pas su nous en saisir au bon niveau. Je l'ai dit à de nombreuses reprises, il est ainsi paradoxal que le débat parlementaire ait semblé se dérouler avant les ÉGA, comme si ces derniers n'avaient pas eu lieu. Les ÉGA ont produit une pensée supérieure à celle qu'a suscitée ce débat, ils ont été plus féconds. Cela soulève une vraie question, à laquelle je suis incapable de répondre : comment a-t-on pu en arriver là ? Comment ce décrochage a-t-il pu se produire ? Comment le travail issu des plaidoyers – je n'aime pas parler de lobbies – des uns et des autres a-t-il pu ressusciter des guerres de tranchées dont nous avions essayé de sortir lors des ÉGA et qui, pourtant, ont quasiment obsédé nos discussions parlementaires ? Pour moi, c'est un mystère.
Ce serait un intéressant sujet d'étude politique : comment est-on passé de l'espérance des ÉGA à une loi qui, pour des raisons de pragmatisme, ne peut certes pas tout faire, mais qui, à notre sens, à nous Socialistes, ne fait pas assez, et surtout à un débat parlementaire qui a régressé – je n'en accuse personne, nous y avons notre part – par rapport aux ÉGA ? Nous étions dans une guerre de tranchées entre consommateurs et producteurs, entre productivistes et écologistes, etc. Les ÉGA n'ont eu de cesse d'asseoir les gens autour de la table dans le but de trouver des solutions innovantes, de nous mettre en mouvement – pour reprendre la comparaison avec la Grande Guerre– vers des positions, des frontières, des lignes nouvelles. Et puis, il y a eu ce résultat.
Bien sûr, la majorité va dire que c'est une grande étape. Si nous étions de mauvaise foi, nous pourrions rétorquer que ce n'est rien du tout. Nous pouvons tout de même dire qu'il s'agit d'un rendez-vous manqué. Je l'énonce simplement, sans haine ni reproche, et à la lumière d'une expérience dont je vais prendre le temps de vous raconter l'origine.
J'ai eu la chance, dès la semaine dernière, de croiser Jean-Baptiste Moreau – je ne dirai pas « M. le rapporteur », car c'est bien de l'homme, de mon collègue, que je parle. La première chose que nous nous sommes demandée n'était pas comment allait le groupe La République en marche ou le groupe socialiste ; la première question que je lui ai posée, c'est : « Comment ça va, toi ? » Il m'a répondu en évoquant l'approvisionnement des bêtes dans les parcs. J'avais vu mes associés la veille, et c'est de ce sujet que nous avons parlé : la dépendance au climat ; le manque de nourriture ; l'anxiété du changement climatique qui perturbe nos exploitations, les agendas des paysans et de leurs salariés, le calendrier des fourrages de l'hiver ; et l'angoisse qui monte. On est en train de changer de saison, de monde ; il va falloir s'adapter ; c'est un défi comme nous n'avons peut-être jamais eu à en relever. C'est cette terreur qui nous habitait, et la solidarité face à elle qui, au-delà des clivages politiques, nous réunissait. Et c'est de là, je crois, qu'il faut partir.
La même semaine, nous avons enterré notre puits de science, l'homme qui a créé notre musée, toute notre culture locale, un immense humaniste : le vétérinaire familial. C'était l'éducateur de toute la société dans mon territoire. Il y a des gens comme cela – c'est parfois l'instituteur, parfois le vétérinaire ou d'autres encore – , des hommes qui donnent leur âme aux territoires. Le jour de ses obsèques, dans la cathédrale de Toul, on a dit de lui qu'il était le dernier détenteur de la sagesse paysanne. D'un grand humanisme, il connaissait les lettres – l'hébreu comme les patois – , soignait les bêtes comme les gens. C'est un homme qui m'a profondément marqué ainsi que ma famille et toutes les familles paysannes du territoire.
Le lendemain, j'intervenais à l'ENSAIA, l'École nationale supérieure d'agronomie et des industries alimentaires de Nancy. Vous la connaissez, monsieur le ministre : c'est l'une des quatre grandes écoles du pays qui forment les ingénieurs dans le secteur agro-alimentaire. Les étudiants m'avaient demandé, dans mon intervention, de donner du sens à leur métier. J'avais carte blanche pendant une heure.
Je leur ai parlé de notre passion commune : les ÉGA. Je leur ai dit l'espérance qui était née et qu'aucun de nos échecs actuels ne devait faire taire. J'ai dit que votre legs serait d'avoir eu l'intuition, avec Nicolas Hulot et d'autres, qu'il fallait amener ce débat dans la société. Nous ne sommes peut-être pas au rendez-vous, mais cela reste un rendez-vous pour notre société et pour notre économie, et nous allons essayer, dans les quelques heures dont nous disposons, de faire en sorte qu'il soit le moins manqué possible. J'espère que, à cette fin, un accueil bienveillant sera réservé aux propositions très réalistes que formuleront les Socialistes dans cette dernière ligne droite.
En regardant ces futurs ingénieurs, qui vont travailler sur la bio-économie, sur les mutations des biotechnologies, qui devront être au rendez-vous des nouvelles habitudes alimentaires, ici et dans le monde, qui, dans trois ans, seront employés par de grandes entreprises agro-alimentaires, installeront un food truck, s'investiront dans les circuits courts ou penseront au contraire le commerce mondial, qui habiteront tous ces univers, je me disais que notre univers paysan était finalement à la fois le monde de la tradition, de l'enracinement, et celui de toutes les révolutions.
D'abord, la grande Révolution, celle qui fait que nous sommes réunis dans cet hémicycle, et qui a donné la terre aux paysans, qui les a libérés du servage, dans ce moment de l'émancipation que constitue la propriété. Ensuite, celle de l'après-guerre, avec François Tanguy-Prigent et Edgard Pisani : le paysan-entrepreneur, protégé des propriétaires, devenu notable, et qui va s'émanciper, produire la modernisation et fonder un modèle de développement agricole qui, aujourd'hui encore, reste dominant dans notre imaginaire collectif.
En définitive, les paysans, dans leur diversité, ici comme ailleurs, sont profondément des hommes de l'enracinement et de la modernité, des hommes de la tradition et des révolutions technologiques, sociales, culturelles permanentes.
Les paysans sont des hommes de la terre au double sens – l'humus et la planète – évoqué par Benoît Grimonprez lors d'un formidable colloque qui s'est tenu à Poitiers et portait sur l'état du droit public relatif aux sols. Ils travaillent la matière, ils ont les mains dans la terre, ils sont au contact de la matière vivante et, en même temps, ils sont détenteurs de l'une des clés de l'avenir du monde : la souveraineté alimentaire, la capacité à nourrir dix milliards d'habitants en 2050, c'est-à-dire dans trente ans.
Dans trente ans, en 2050, les étudiants auxquels je m'adressais auront notre âge, et nous serons entre neuf et dix milliards d'habitants sur la planète. Il faudra que tout le monde mange. Il y va de la paix du monde, en partie, que nous ayons la capacité de trouver des solutions d'adaptation aux changements climatiques. Il y va très certainement de la sécurité du monde, à voir les conséquences en termes de migrations et de conflits. Le journal Le Monde d'hier titrait sur les conséquences du changement climatique sur l'aggravation de la faim dans le monde. Depuis trois ans, ce problème s'aggrave, et, pour les années à venir, les plus grandes inquiétudes sont exprimées par l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture, la FAO. Les simulations de l'impact du changement climatique – inondations et cyclones en Asie, sécheresses en Afrique – , dessinent des perspectives absolument dramatiques.
J'ai décrit à cette génération cinq « frontières », issues de nos travaux communs, qu'ils pouvaient chercher à atteindre.
Une première frontière nous rassemble tous, celle d'une nourriture « de toutes les qualités et pour tous ». J'aime beaucoup cette formule, reprise récemment par ATD Quart Monde. « Toutes les qualités » parlent d'une nourriture qui est une fête et un rassemblement, d'une tradition gastronomique qui existe encore dans notre pays, de prendre le temps de se réunir autour de la table. Or on sait aujourd'hui que la qualité et la disponibilité de cette nourriture, pour ceux qui mangent mal et pour ceux qui ont faim, sont des défis capitaux en matière de santé. On sait qu'environ 50 % des questions de santé sont liées à l'alimentation. Mme Dominique Voynet, qui animait un atelier des états généraux de l'alimentation, a cité un chiffre très simple qui m'a profondément marqué – je l'avais invitée sur notre territoire, avec Guillaume Garot. Le diabète de type 2 et l'obésité engendrent 27 milliards d'euros de réparations, en soins publics, dans le budget de la France, alors que la part de PAC qui lui revient est de 9 milliards. Il y a donc un immense décalage entre l'argent que nous consacrons au soutien à la production agricole et celui que nous dépensons pour réparer les conséquences d'une nourriture mal orientée et organisée, dont les premières victimes sont les plus pauvres et les plus fragiles.
« Une nourriture de toutes les qualités et pour tous » devrait être le grand dessein de notre République. Nous devrions tous pouvoir accéder à une nourriture qui nous réjouisse, qui se partage et qui garantisse la santé de chacun en permettant d'offrir des paysages et un environnement durables, féconds pour l'agriculture elle-même.
Le deuxième thème que j'ai développé devant ces jeunes ingénieurs est celui d'« une seule santé ». Ce mouvement, qui porte le nom de One Health en anglais, vise à rompre avec la Deep ecology, ce panthéisme que défendent certains écologistes – je n'en vois pas parmi nous, mais j'en ai reconnu en lisant certains amendements. Ils mettent la terre ou les animaux au-dessus de l'homme. J'aime bien que, dans notre humanisme issu des Lumières et d'autres traditions philosophiques et spirituelles, l'homme soit au centre ; que l'homme soit premier.