Je vais y réfléchir, cher André Chassaigne !
Le troisième thème abordé reprenait une mission que nous avions réussi à obtenir de la commission des affaires économiques, lors de la dernière législature, à l'issue d'un combat que nous avions mené avec nos collègues socialistes, avec André Chassaigne, pour les communistes, avec des centristes, réunis en une majorité d'idée se préoccupant des trois maux qui affectent la terre aujourd'hui : l'artificialisation, l'accaparement et l'appauvrissement des sols.
Stéphane Le Foll nous a beaucoup appris, au sujet de l'appauvrissement, sur le « 4 pour 1 000 » d'humus : lorsque l'humus est absent, la terre s'appauvrit et le changement climatique s'accélère ; lorsqu'il est là, il constitue près d'un quart des solutions de lutte contre ce changement climatique dans le monde. Une seule terre !
La lutte contre l'artificialisation, contre l'accaparement et l'appauvrissement des sols est une priorité absolue. La terre n'est pas un bien comme les autres ; elle est un bien hors du commun qui doit être protégé et partagé comme un bien commun. La question du sol, ici comme ailleurs, va redevenir un sujet politique et un enjeu majeur. L'ONU nous apprend que l'accaparement des terres est aujourd'hui à l'origine de davantage de misère sur notre planète que les guerres.
J'ai aussi évoqué, devant cette jeunesse rassemblée autour du sens de son engagement et de son métier, la question du rapport des nations et de l'Europe au monde. Ce que nous avions exploré, en votant des lois comme celle du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre, constituait certainement l'invention d'une souveraineté solidaire, la capacité de sortir d'une souveraineté solitaire et des contrats internationaux bilatéraux tels que l'Europe les négocie aujourd'hui, chaque nation intégrant la préoccupation de son interdépendance à l'avenir des autres nations. Cela change tout pour le respect des droits humains et de l'environnement, et cela nous permettrait de penser de façon multilatérale d'autres échanges et contextes commerciaux que ceux que nous inventons aujourd'hui, dont je ne cesse de dire qu'ils relèvent de la logique des Shadoks qui, les plus anciens parmi nous, comme Gilles Lurton, s'en souviennent sûrement, pompaient de façon absurde. Je vois que Claude Molac les connaît également !
Je trouve que le CETA ou le MERCOSUR constituent une mondialisation Shadok. La rapporteure pour avis de la commission du développement durable le sait très bien : on échange du lait contre du boeuf alors que l'on peut produire et du lait et du boeuf sur le même territoire – cela relève du bon sens agronomique. La mondialisation qui amène à échanger n'importe quoi contre n'importe quoi, avec des bilans carbone désastreux, en déstructurant des économies locales et des agrosystèmes résilients et adaptés ainsi que des sols qui pourraient résister aux risques du XXIe siècle, cette mondialisation est totalement absurde.
Il faut repenser l'exception agriculturelle, penser une mondialisation fondée sur les droits humains, le respect de l'environnement et une nouvelle génération de traités, et repenser la mondialisation en des termes multilatéraux. Voilà la nouvelle frontière que nous pouvons fixer aux jeunes qui nous remplaceront un jour dans nos fermes et dans cet hémicycle !
J'ai aussi évoqué avec ces jeunes la question du rapport de la puissance publique avec l'esprit d'entreprise. Une vieille querelle idéologique opposait l'État à l'entreprise ; nous n'en sommes plus là ! Nous avons certainement à inventer et à chercher ensemble – je sais que sur de nombreux bancs de cet hémicycle nous partageons ce souci – le moyen de concilier la montée des régulations indispensables à la survie de la planète, et l'esprit d'entreprise auquel elles ne s'opposent pas.
Si l'on prend l'exemple de la terre, partout où l'on laisse la logique du marché et la loi du plus fort opérer, on assiste à un triple appauvrissement : économique, écologique et social par les pertes d'emplois. Partout où il y a régulation des marchés, du marché de la terre, du prix des matières premières et des échanges, naît, au contraire, une nouvelle prospérité qui permet au meilleur de l'esprit d'entreprise de s'exprimer. C'est du côté de ces propositions, qui associent une puissance publique régulatrice et un véritable empowerment – ou « empuissancement », selon le mot québecois que m'a soufflé Roland Lescure et que je préfère au terme anglais – , qu'il faut regarder. Elles disent la capacité d'une coopérative, d'un territoire, d'une filière à se prendre en charge avec des régulations, qui limitent les effets d'un néo-libéralisme destructeur, et un esprit d'entreprise qui permet l'autonomie et la mobilisation des acteurs, tant dans les territoires que dans les filières.
Je note que ces perspectives ont profondément habité les états généraux de l'alimentation, en particulier l'atelier dont vous m'avez fait l'honneur de me confier l'animation, avec Guillaume Garot et d'autres. Les priorités de ces états généraux, qui auraient dû constituer le fond de décor de nos travaux, disent de façon très concrète ce que pourrait être le récit d'une nouvelle France agricole, telle que le Président de la République l'avait dessinée à Rungis dans un moment de consensus et d'élévation, mais qui, malheureusement, s'est révélé être, non pas un récit fondateur dont on n'a pas retrouvé la trace dans les travaux ultérieurs, mais une fiction.
La priorité, c'est la relève. Il n'y a pas d'issue si nous ne partageons pas la terre, si nous ne la rendons pas accessible à de nouvelles générations. Vous le dites souvent, monsieur le ministre, la majorité des agriculteurs actuels doit prendre sa retraite dans les dix ans à venir. Nous savons qu'il n'y a plus d'économies d'échelle à attendre des agrandissements d'exploitation. Cette relève générationnelle passe par une nouvelle politique agricole commune qui replace l'emploi et les actifs au coeur des choses, mais également promeuve le partage des moyens de production, et mette en place une grande régulation des matières premières et de leur production, ainsi qu'un partage de l'accès à la terre.
La deuxième priorité, c'est de retrouver une France qui, au lieu de s'excuser et de tergiverser sur les modèles de transition écologique, prenne, avec l'agroécologie, fondée et animée politiquement lors du dernier quinquennat, le leadership européen. Je crois que, en matière de bio comme d'agroécologie en général, nous avons vocation, en raison de notre science des sols, de notre science vétérinaire, de notre rayonnement gastronomique, à être leader en Europe, s'agissant du moins de cette transition.
La polyculture-élevage ne peut certes pas être affirmée comme modèle unique – il suffit de voyager en France pour constater que cela ne fonctionnerait pas. Elle peut néanmoins être citée comme un modèle de référence capable de reconnecter l'élevage et les cultures : protéger durablement nos prairies naturelles et leurs vertus au regard de la biodiversité et de la résilience climatique, nourrir le meilleur des bétails pour la meilleure de viandes, pratiquer des rotations de temps long, tout cela constitue une révolution agronomique qui se nomme agroécologie. C'est ce vers quoi nous devons aller plutôt que d'en rester à cette affirmation banale et finalement de non-sens qu'il ne faut pas opposer les modèles. Je comprends très bien dans quel sens politique vous dites cela à vos interlocuteurs, monsieur le ministre, mais permettez-moi d'user de ma liberté de parlementaire pour vous dire que cette expression finit par m'agacer, car elle en vient à signifier que tout se vaut – et quand tout se vaut, ce sont les plus puissants qui gagnent.
Je crois qu'il faut affirmer aujourd'hui qu'un modèle est plus vertueux que les autres. Il ne peut pas être unique, mais il doit nous servir de référence et de cap. C'est la polyculture-élevage, à l'échelle de la ferme, du terroir, d'une région. Si nous ne retrouvons pas cette capacité, nous ne résisterons pas aux vents du monde, et nous ne saurons pas nous adapter aux changements qui s'opèrent dans la mondialisation.
Un point très important avait été mis en avant durant les états généraux de l'alimentation, en particulier dans l'atelier que j'animais : l'autonomie en protéines. Je regrette que la nécessité de l'autonomie en protéine végétale n'ait pas été assez affirmée dans le projet de loi ou dans vos déclarations. Cette nécessité sera mise en avant, demain, lors d'un colloque sur une Europe agroécologique durant lequel j'interviendrai comme témoin, et auquel participe aussi l'Institut national de la recherche agronomique – INRA.
Cette autonomie permet de lutter contre la déforestation en Amazonie, d'allonger les rotations sur nos territoires, de nous affranchir des pesticides. De tous les points de vue, économique, écologique et social, le bilan serait bénéfique. L'autonomie en protéines de régions comme la mienne, le Grand Est, de la France et de l'Europe constitue un horizon politique qui est en mesure de redonner de l'espérance aux Européens et de la cohérence à nos territoires et à nos terres.
La reconquête du marché intérieur passe non seulement par un plan bio à la hauteur des attentes de la société, mais nécessite aussi d'assurer et d'accompagner la mutation des élevages pour retrouver, partout en France, les élevages de qualité que notre rapporteur connaît très bien. Nous mangerons peut-être moins de viande, mais elle devra être meilleure – « Moins, mais mieux » disent les fédérations et l'interprofession bovines. Cette viande ne sera produite ni en cage ni en batterie, mais sur nos sols, dans les conditions renouvelées d'un élevage respectueux de l'environnement et de la qualité des produits.
Mais la proposition la plus importante pour la reconquête du marché intérieur, la plus innovante, est celle que nous avons portée, au-delà d'un plan fruits et légumes, pour promouvoir la haute valeur environnementale, HVE. Le label AB, agriculture biologique, créé il y a environ trois décennies, a fait sa révolution dans le monde de l'entreprise. Les cinq interdits laissent toute liberté au monde paysan et aux filières, sous le contrôle de l'État, via des sociétés privées certifiées, de se prendre en main et d'aller vers une réconciliation de la société et du monde paysan sur le fondement d'attentes nouvelles.
Nous ne devons pas penser qu'il y a l'agriculture biologique et tout le reste ; il faut absolument faire émerger un tiers secteur entre l'agriculture conventionnelle et l'agriculture biologique. Je crois que vous en êtes convaincu puisque nous l'avons inscrit dans la loi grâce à votre bienveillance. Il faut désormais en faire un plan très important. La haute valeur environnementale peut être la marque territoriale de l'agroécologie qui tire vers le haut les modes d'agriculture de demain. Manifestée à travers les signes de qualité et d'origine, SIQO – un de nos amendements a permis de l'obtenir – , elle devra représenter un des plus grands moteurs qui permettent aux citoyens, aux collectivités et aux territoires d'engager cette mutation avec un repère clair qui, loin de renvoyer à une norme privée – « B to B » – , soit réapproprié par la puissance publique et laissé à la liberté des acteurs des filières et des territoires.
Quelques mots sur le plan Écophyto et nos propositions issues des EGA. Ces heures de débat, en grande partie, n'ont pas été à la hauteur de nos attentes. Pour avoir travaillé, ces dernières années, auprès du ministre Stéphane Le Foll, pour avoir accompagné le dialogue que vous avez engagé avec le ministre de l'environnement et la ministre de la santé sur ces questions, je dois affirmer mon désaccord avec certains points de vue qui ont été développés dans l'hémicycle. Je suis un partisan farouche de l'affranchissement de notre agriculture et de notre système de production de la dépendance à la phytopharmacie. Je suis un militant farouche de l'indépendance des agences européennes et de l'agence française, qui doivent pouvoir résister à tous les lobbies et, grâce à une autonomie financière renforcée et à une capacité scientifique et démocratique établie, nous aider à fixer, petit à petit, les limites des interdits et à ouvrir des possibles. Nous savons que la vraie solution réside dans la mutation vers l'agroécologie, et que toutes les solutions molécule par molécule ou périmètre par périmètre constituent des impasses qui nous éloignent du but.
C'est pour cela qu'au lieu de hurler avec les loups, nous avons, moi-même et le groupe socialiste, adopté une position différente. Je ne pense pas qu'il appartienne au Parlement de déterminer la durée de validité des médicaments ni des produits phytosanitaires. L'honneur d'une grande démocratie est de confier à des agences autonomes et libres, pourvues d'un comité d'éthique et soumises au contrôle du Parlement et de l'État, le soin de déterminer les interdits, dans le souci de l'intérêt général, de celui de notre planète et de ses ressources en eau, en air et en éléments vivants, et dans le respect des personnes et de leur santé. Elles doivent pouvoir agir loin des lobbies, dans la raison et dans la démocratie, ni sous la pression de l'opinion, ni sous celle du marché. Les grandes démocraties modernes fonctionnent ainsi et je pense qu'il serait régressif d'envisager autre chose.
Donc, oui à un renforcement, à un « empuissancement » très fort du plan Écophyto 2+ tel que vous l'avez conçu. Nous avons trop parlé, trop tergiversé, trop écouté ceux qui nous faisaient hésiter ; maintenant, il faut obtenir des résultats. Il faut créer une puissance européenne capable de déterminer ce qui est bon et mauvais. Il faut aller plus vite, mais attention à ne pas tomber dans des guerres d'usure qui opposeraient des personnes ayant intérêt à converger vers une position commune. Je crois profondément à une transition agroécologique qui nous affranchisse de la phytopharmacie. L'expérience de l'INRA, qui a lancé un premier programme prospectif « zéro phyto », montre qu'il n'y a pas de tabou. Nous admettrons peut-être un jour que la chimie n'aura été qu'une parenthèse dans l'histoire de l'agriculture du monde. Il faut vivre cette parenthèse dans le respect de toutes les parties prenantes et selon des règles démocratiques et scientifiques étayées, et non dans le vent des opinions, des humeurs et des querelles fratricides. Notre pays n'a pas besoin de cela !
Je voudrais insister sur l'une des orientations des EGA : l'agriculture de groupe. C'est un objet de satisfaction que vous ayez accepté un amendement d'appel et de principe rappelant ce que sont les groupes de développement, les coopératives d'utilisation de matériel agricole, CUMA, les associations qui animent nos territoires ruraux. L'amendement en reconnaît la dignité et en affirme la reconnaissance par la République. Certains ont pensé que ces instances étaient folkloriques ou bohèmes ; pour les connaître et les côtoyer, pour avoir été à cette école de vie technique et humaine, je pense au contraire qu'elles représentent une force pour notre pays, que nous devons cultiver et développer partout sur le territoire. En revanche, je dois regretter, au nom du groupe socialiste, que la réforme des coopératives que vous engagez – et qui est justifiée – échappe trop au Parlement. Certes, vous avez accepté qu'il soit associé aux démarches – et nous serons au rendez-vous – , mais nous aurions aimé qu'à travers une loi, nous prenions le temps d'évoquer la mutation et la modernisation indispensables de cet espace coopératif qui représente une des marques de fabrique de la ferme France, une de nos fiertés, un modèle que nous devrions exporter en Europe plutôt que de le banaliser par la mondialisation. Ce modèle où un homme égale une voix, qui affirme que le capital social prime sur le capital économique, nous devons le cultiver et le renforcer. C'est ce que nous essayons de défendre dans le cadre de la loi PACTE ; mais nous aurions aimé que le Parlement soit pleinement associé à ce débat.
Il me reste à évoquer trois propositions que nous avons formulées dans le cadre des EGA. La première visait à développer la culture naturaliste et civique autour de l'alimentation. Je dois dire, monsieur le ministre, que je n'ai pas compris votre rejet de la généralisation des plans alimentaires territoriaux. Partout où je me déplace, je vois des dynamiques très positives : les gens se mettent autour de la table pour penser les filières alimentaires, les ressources, la gestion des circuits, etc. L'État pourrait, dans cinq à dix ans, compter sur la couverture du territoire par des plans alimentaires territoriaux. Cela ne coûtait rien, c'était une mission nouvelle confiée aux directions régionales de l'alimentation, de l'agriculture et de la forêt, DRAAF, et je n'ai pas compris que vous soyez prudent sur le sujet.
Vous avez également été timide sur les certifications. On pourrait discuter du seuil de 20 ou 30 % de produits bios, mais en banalisant le niveau de certification 2 pour le reste de la nourriture et sans donner de quotas, vous risquez de vous fixer des objectifs somme toute assez médiocres. Il fallait viser, à terme, au moins une certification HVE 3, avec un temps d'adaptation, ou bien fixer un taux obligatoire de SIQO. Sinon, vous risquez d'avoir 20 % de bio et tout le reste en certification HVE 2. Nous revenons d'Occitanie où le groupe socialiste a été réuni en journée parlementaire. Carole Delga, présidente de la région, nous a dit qu'elle visait 40 % de bio dans les cantines et qu'elle obtenait déjà des résultats. Comment le Parlement peut-il être autant en retrait par rapport à des régions qui innovent très vite ? Comment pouvons-nous faire preuve d'une telle prudence – et sous l'influence de qui ? – , alors que les volontaires obtiennent des résultats et marquent des points ? Le minimum, au-delà du taux de bio, serait de remonter le niveau d'exigence des 30 % restants, sinon nous ne serons pas au rendez-vous. Si nous renonçons au pourcentage de la nourriture totale, nous aurons eu un artifice plus qu'un véritable levier de santé publique et de changement des modèles de production agricole.
Nous avons évoqué beaucoup d'autres sujets ; je terminerai par les plus importants d'entre eux, qui ont été évoqués par Guillaume Garot. Toutes les révolutions que nous envisageons sont impossibles sans justice. C'est ainsi que, dans une négociation commerciale au niveau national, il faut un arbitre, sinon elle n'est qu'un leurre. En tant que rapporteur de la loi Sapin 2, j'ai vu passer tous les arguments. Placé dans le rôle de Jean-Baptiste Moreau, j'ai parfois dû dire non à des propositions contraires au droit européen. Mais il est une mesure, revendiquée par la profession, par tous les syndicats et par bien des parlementaires, à droite comme à gauche, et jusqu'au sein de La République en marche, qui vise à permettre le recours à des indicateurs publics en cas d'échec des négociations, en présence de rapports léonins ou de mauvaise foi. Si nous ne renforçons pas la possibilité de parer certains indicateurs publics du caractère d'arbitres lorsque les accords de filière sont sur le point d'échouer, le prix de la viande comme du lait risque de chuter encore. Si nous n'adoptons pas cette mesure, nécessaire pour remettre les pendules à l'heure et renforcer la véritable capacité de négociation des producteurs, alors nous ne serons pas au rendez-vous.
Nous ne serons pas au rendez-vous non plus, monsieur le ministre – mais peut-être en est-il encore temps – si vous ne mobilisez pas le premier et le deuxième piliers de la PAC pour aider à former, dans notre pays, des organisations de producteurs à l'échelle des géants de la transformation et de la distribution qui leur font face. J'aimerais que vous puissiez actionner ce levier de la PAC dès maintenant et consacrer à cet enjeu des moyens importants. Sinon, ce sera comme de l'eau sur du sable et les négociations commerciales continueront à écraser toute la valeur ajoutée conquise par les efforts des producteurs. Les grandes associations d'organisations de producteurs, AOP, les indicateurs publics, tels sont les vrais leviers qui, à l'intérieur d'un pays, peuvent recréer de la cohésion, rétablir la justice et nous permettre d'être au rendez-vous. Nous regrettons profondément que vous n'ayez pas saisi ces propositions que nous avons défendues avec vigueur et dans une certaine diversité politique. C'était l'ADN du groupe socialiste, et nous l'avons chaque fois exprimé.
Mais tout cela sera vain si notre nation reste ouverte aux vents mauvais du monde dans ce qu'ils ont de plus libéral, de plus destructeur de la dignité humaine et du respect des producteurs. Nous l'avons dit avec force, l'Europe a démissionné de la régulation des marchés. Guillaume Garot l'a déjà expliqué : pour un litre de lait sur dix potentiellement exporté dans le monde – et nous voyons les déconvenues de beaucoup d'opérateurs aujourd'hui en difficulté, car leurs unités de séchage visaient des marchés mythiques qui aujourd'hui s'effondrent – , pour cette illusion d'un eldorado mondial du lait, nous avons ruiné le mécanisme de régulation qui adaptait l'offre à la demande et garantissait qu'un éleveur irlandais n'était pas concurrent d'un éleveur normand, lui-même pas concurrent d'un éleveur de Rennes ou des Hautes-Alpes. Comment a-t-on pu abandonner ce mécanisme des quotas laitiers ? Je le redis à chaque fois : chaque centime perdu en valeur sur le litre de lait – et il y a eu bien des centimes perdus à cause de cette dérégulation malfaisante – , nous faisait perdre 240 millions d'euros, qu'il faut mettre au regard des 9 milliards de la PAC. Là aussi, la régulation était au service de la prospérité des exploitations et de la justice pour les producteurs. Sans la création de nouvelles régulations, sous des formes à inventer, à l'échelle de l'Europe et du monde, dans les traités des nouvelles générations, tous nos efforts risquent d'être vains. Sans organisations de producteurs, sans indicateurs publics, sans régulation, bref sans règles du jeu, nous n'y arriverons pas. Car jamais, au grand jamais, l'agriculture ne sera une activité comme les autres ; jamais la nourriture ne sera une marchandise comme les autres, car son lien à la vie de la planète et de chacun de nous est trop intime, trop proche. On ne peut pas la traiter comme une marchandise banale, livrée aux vents de l'appât du gain et de la spéculation à court terme.
Oui, l'Europe doit, suivant son éthique, son héritage et son humanisme, rebâtir pour l'entreprise – nous le défendrons dans la loi PACTE dans quelques jours – , mais également pour l'agriculture, un modèle d'économie sociale de marché, basé sur des régulations, qui associe la puissance publique et l'esprit d'entreprise. Ce modèle devra garantir notre grand rêve partagé : l'assurance de voir chaque enfant de notre pays recevoir le meilleur de la nourriture produite ici ou ailleurs, sans que jamais nous ne laissions entrer chez nous, pour les plus pauvres d'entre nous, des produits mal fabriqués par des plus pauvres que nous, qui puissent atteindre la santé de la planète et des personnes. Bâtir une mondialisation fondée sur le droit, sur le respect de la nature, sur un vrai rapport à la terre : voici la grande perspective de la génération d'ingénieurs et de paysans qui est devant nous.
Notre loi peut encore aujourd'hui être améliorée grâce à des amendements précis. J'en citerai trois, en dehors des indicateurs de prix. Il y en a un, monsieur le ministre, que vous connaissez très bien : celui de la publicité pour le gras et le sucré en direction des enfants, présente à la télévision, sur des tablettes et toute sorte de supports. On nous explique que l'équilibre de ces médias dépend de ces publicités. J'évoque le sujet sans jugement moral puisque nous n'avions pas agi en ce sens dans les cinq dernières années ; je l'avais proposé, mais les amendements n'avaient pas été acceptés. Je crois pourtant que c'est le moment. Comment expliquerons-nous à nos enfants – ou plutôt, vu notre âge, à nos petits-enfants – que, pour l'équilibre des chaînes publiques ou privées, nous avons toléré la fabrication et la vente d'une nourriture dont nous savons que, chez les moins cultivés et les moins armés économiquement, elle entraîne des maladies et des pathologies qui, dès l'âge de dix ou douze ans, marquent définitivement la vie d'un être humain ? C'est insupportable ! Il y a un pas à faire en ce sens dans le cadre des débats sur la qualité nutritionnelle.
Autre élément, j'étais heureux qu'Arnaud Viala évoque à nouveau la question de la terre. Nous travaillons à une grande loi foncière, mais nous savons que lorsque nous l'annoncerons – si le Président de la République en a la volonté – , immédiatement s'accéléreront, sur le territoire, ces mouvements désordonnés et démesurés d'accaparement qui ruinent irréversiblement nos territoires et nos filières. Il faut prendre des mesures d'urgence – et nous en proposons – pour éviter la démesure en matière foncière, car les conséquences sont irréversibles.
Dernier point, la phytopharmacie engendre des victimes et notre pays doit, conformément aux préconisations d'un rapport de l'État, créer un fonds d'indemnisation qui leur serait destiné.
C'est un combat héroïque, mené par Paul François, à qui je pense à cet instant, par l'association Phyto-Victimes ; soutenu par tous les sénateurs, qui l'ont voté à l'unanimité ; voté par le groupe communiste et par les Insoumis ; relayé par le MODEM et par certains Républicains ; et je sais que beaucoup de Marcheurs y pensent. Monsieur le ministre, c'est le moment, dans cette loi, de faire un pas dans cette direction, de sorte que, lors de la discussion du projet de loi de financement de la sécurité sociale, nous créions les tuyaux pour que la MSA, le budget de l'État et, pour une part, l'abondement par les firmes de phytopharmacie permettent d'être au rendez-vous de la dignité et de la justice pour ces personnes victimes d'un système que nous avons collectivement bâti et qui doit être réparé aujourd'hui. Nous le devons au monde paysan, au nom des valeurs qui nous rassemblent. Tels sont les rendez-vous que nous pourrons nous fixer pour la loi qui vient : ils sont à notre portée.
Le groupe socialiste se battra sur chacun de ces amendements, point par point, pour tirer cette loi vers le haut, pour éviter que la déception ayant envahi la profession et nos campagnes ne soit une fatalité, pour que nous redressions la tête et retrouvions un peu d'espérance.