Intervention de Régis Juanico

Séance en hémicycle du jeudi 4 octobre 2018 à 9h30
Croissance et transformation des entreprises — Article 51

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaRégis Juanico :

Le principal problème que pose la privatisation de La Française des jeux touche à la santé publique. La Française des jeux n'est pas une entreprise comme les autres ; le jeu n'est pas un secteur d'activité comme les autres – il est potentiellement dangereux. C'est pourquoi, tous les groupes politiques en présence dans cet hémicycle le demandent, il faut une régulation puissante et cohérente en matière d'ordre public, d'ordre social et de lutte contre la fraude, notamment le blanchiment, mais aussi une action forte pour protéger nos concitoyens des risques de dépendance.

Nous parlerons tout à l'heure de la régulation du secteur des jeux d'argent et de hasard, c'est-à-dire de la régulation externe, qui pourrait être appliquée à La Française des jeux privatisée, mais il existe aussi aujourd'hui une régulation puissante, interne, dont je pense que le meilleur garant reste l'État. Aujourd'hui, le jeu se développe : 56 % de Français jouent et leur mise moyenne s'accroît progressivement chaque année. C'est une réalité. Même si La Française des jeux a perdu quelques-uns de ses 26 millions de clients ces dernières années, ce chiffre remonte. L'objectif est d'atteindre 1 million de joueurs supplémentaires en 2020.

Je veux aussi vous alerter sur le contexte de forte croissance des paris sportifs. Après la Coupe du monde, tous les opérateurs ont noté une augmentation très importante des mises sur les paris sportifs, qui atteindront 6,7 milliards d'euros en 2018, contre 5 milliards en 2017. Le jeu, aujourd'hui, se développe donc de façon importante.

L'Observatoire des jeux et de nombreuses associations qui oeuvrent avec beaucoup de pugnacité contre les addictions nous alertent sur l'évolution du nombre de joueurs à risque excessif – 300 000 – et sur l'augmentation assez forte du nombre de joueurs à risque modéré. Ces joueurs ne mettent pas en jeu leur budget quotidien pour vivre en jouant de façon pathologique, excessive, mais leur nombre augmente : ils seraient aujourd'hui 1 million dans notre pays.

Forcément, ce qui se passera à La Française des jeux, notamment la progression du chiffre d'affaires, aura des conséquences. On peut estimer qu'une progression du chiffre d'affaires de 1 % représente plusieurs milliers de joueurs pathologiques ou à risque modéré de plus. Or La Française des jeux, en tant qu'elle regroupe les paris sportifs et les jeux de loterie, représente 60 % du jeu problématique dans notre pays. Avec plus de la moitié des parts de jeux, elle est un acteur principal du secteur.

Ce jeux problématique a un coût social exorbitant : plusieurs milliards d'euros pour les finances publiques compte tenu du chômage, mais aussi divorces, surendettement, problèmes de santé, dépressions, parfois suicides, ainsi que le jeu des mineurs, qui est une question centrale pour moi, comme pour Olga Givernet, avec qui j'ai présenté un rapport d'information contenant des propositions très précises.

Il faut donc une politique publique de jeu responsable. Un actionnaire privé qui entrerait dans le capital de La Française des jeux ne sera-t-il pas tenté de maximiser sa rentabilité et ses dividendes, en menant une politique commerciale agressive, c'est-à-dire en allant vers les jeux les plus addictifs, parce qu'ils sont les plus lucratifs ?

Il y a donc là une mission d'intérêt général pour la puissance publique. De ce point de vue, deux garanties valent mieux qu'une. Une double régulation, à la fois externe, par une autorité unique et indépendante, et interne, est la meilleure assurance que cette politique de jeu responsable soit maintenue.

Une chose est sûre, la privatisation de La Française des jeux sera une très bonne opération financière pour l'investisseur privé qui se présentera. Outre que l'entreprise est très bien gérée, la quatrième loterie mondiale, deuxième d'Europe, est un très bon placement puisqu'elle réalise 181 millions d'euros de bénéfice, en augmentation de 40 % par rapport à 2015. Sa marge d'exploitation, proche de 15 %, est stable ; sa marge nette atteint 10 %. Ses 26 millions de clients lui permettent d'afficher une trésorerie supérieure de 950 millions d'euros à ses dettes. Surtout, avec 31 000 points de vente, elle possède le réseau de proximité le plus complet dans notre pays, et représente près de 50 000 emplois. L'investisseur privé réalisera donc une très bonne opération. La valorisation de La Française des jeux étant estimée à 3 milliards d'euros, si 50 % du capital est cédé, l'opérateur privé aura rentabilisé son investissement en dix ou quinze ans. L'État ne profiterait alors plus des dividendes – 90 à 100 millions d'euros chaque année, en augmentation puisque les mises augmentent de 4 à 5 % par an et le chiffres d'affaires de l'entreprise, de 3 à 4 %.

Jack Yelton, un ancien joueur professionnel, disait qu'il existe un moyen facile de revenir d'un casino avec une petite fortune, c'est d'y entrer avec une grande. C'est ce que vous vous apprêtez à faire, monsieur le ministre, en privatisant ce qu'il faut bien appeler un joyau national.

Je veux à présent en venir à mes questions précises.

Premièrement, monsieur le ministre, lors de la présentation du projet de loi PACTE en juin, vous aviez annoncé le maintien d'une participation minoritaire de l'État à l'issue de la privatisation, notamment pour continuer à participer à la gouvernance et au contrôle étroit de l'entreprise. S'agira-t-il de 25 %, de 20 % comme la rapporteure Marie Lebec l'a évoqué en commission spéciale ? Aujourd'hui, nous n'avons pas de précisions quant à la participation de l'État dans la future Française des jeux privatisée. L'État la maintiendra-t-il seulement ?

Il importe de le savoir, car le contrôle étroit se traduit par la présence, au sein du conseil d'administration de l'entreprise, d'un commissaire du Gouvernement qui peut, non seulement donner le point de vue du régulateur et rappeler les objectifs d'intérêt général assignés à l'entreprise en contrepartie des droits exclusifs, mais aussi participer à une régulation interne forte de La Française des jeux.

Cette régulation interne, je l'ai dit, se traduit par une régulation par objectifs et par l'autorisation préalable des jeux, après avis de la Commission consultative des jeux et paris sous droits exclusifs – Cojex.

On cite souvent l'exemple de Rapido – M. Dufrègne l'a fait à l'instant – , mais La Française des jeux ne se contente pas de retirer des jeux. Elle conduit, par exemple, une action de régulation interne forte en limitant de façon contraignante les mises et les dépôts sur les comptes des joueurs en ligne.

Lorsque La Française des jeux, il y a quelques années, a été alertée sur la pratique du jeu par les mineurs dans les points de ventes physiques, elle a réagi par des contrôles et grâce à ses équipes sur le terrain. En quelques années, son action volontariste a permis de mieux contrôler le jeu de la part des mineurs.

Je reviens à ma question initiale : monsieur le ministre, quelle sera demain la participation de l'État – 20 % ou zéro ?

Ma deuxième question porte sur les recettes fiscales. L'exposé des motifs indique que « le régime fiscal des jeux et paris de La Française des jeux sera précisé dans le cadre de la loi de finances pour 2019 de telle sorte qu'il assure la protection des prélèvements publics, tant à leur niveau actuel que dans leur dynamique ». Or le PLF pour 2019 ne comporte aucun article à ce jour sur ce point. La représentation nationale a le droit de savoir quel dispositif fiscal sera retenu par le Gouvernement.

Cette question en appelle deux autres. Le Parlement a autorisé, au travers du loto du patrimoine, l'affectation de recettes à la culture et au patrimoine ; La Française des jeux est également le premier contributeur au sport pour tous par le biais de la taxe affectée au CNDS – son montant est en baisse, à 93 millions d'euros aujourd'hui contre 120 millions l'an dernier, mais cette contribution représente 80 % des ressources de l'établissement. En outre, La Française des jeux consacre chaque année entre 15 et 20 millions d'euros au sport – handisport, reconversion des sportifs de haut niveau, formation. Cette implication singulière est particulièrement importante. Monsieur le ministre, comment comptez-vous garantir que le nouvel investisseur privé accordera au patrimoine et au sport une attention aussi forte que La Française des jeux contrôlée par l'État ?

Enfin, je vous soumets une dernière question – je serai ensuite très bref sur les amendements. Lors de la présentation du projet de loi, vous avez évoqué la régulation. Tous les groupes politiques souhaitent que celle-ci soit puissante et cohérente.

Tandis qu'un rapport de la Cour des comptes dénonçait, en octobre 2016, une régulation cloisonnée et segmentée, deux rapports du comité d'évaluation et de contrôle de l'Assemblée nationale sur l'évaluation de la régulation des jeux d'argent et de hasard – j'en étais le co-rapporteur, pour le premier avec Jacques Myard et pour le second, avec Olga Givernet – , adoptés à l'unanimité, plaident pour la création d'une autorité administrative indépendante, qui serait la plus à même d'assurer la protection des joueurs contre l'addiction et de garantir la cohérence et l'équilibre de la politique des jeux. Cette autorité unique exercerait les missions confiées à l'ARJEL – Autorité de régulation des jeux en ligne – dont le périmètre serait élargi.

Monsieur le ministre, vous aviez évoqué, au mois de juin, la création d'une autorité indépendante. Aujourd'hui, on ne sait pas si cette autorité sera bien unique, ni si son périmètre comprendra les jeux de casino. De notre point de vue, il est très important qu'une autorité unique soit en charge de la régulation pour l'ensemble des jeux et des opérateurs – La Française des jeux, le PMU, les opérateurs en ligne ou les casinos. Nous souhaitons, avant de vous laisser le soin de légiférer par ordonnance – regrettable dépossession du Parlement de sa prérogative d'écriture de la loi – , connaître les grandes lignes de la régulation que vous entendez mettre en place. Un rapport de l'Inspection générale des finances et du Conseil d'État devait vous être remis fin septembre. Qu'en est-il ? La représentation nationale pourrait-elle en avoir connaissance afin d'être pleinement éclairée sur l'article 51 ?

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