Intervention de Jacques Witkowski

Réunion du mercredi 12 septembre 2018 à 9h30
Commission de la défense nationale et des forces armées

Jacques Witkowski, préfet, directeur général de la sécurité civile et de la gestion des crises :

Je reprends les questions dans l'ordre.

Le danger des crues ne touche pas seulement Paris, mais il y aurait de graves conséquences dans la capitale. Nous en avons pris conscience il y a une vingtaine d'années et avons mis en place une planification des opérations tout à fait précise, dont je crois pouvoir dire qu'elle serait efficace. Certes, la planification est une modélisation en fonction des critères que nous avons définis, et se heurte dans la réalité à des impondérables et à des comportements humains non prévus. Mais une planification du type "très déployé" s'avère complexe à mettre en oeuvre tant pour les militaires que pour la sécurité civile à l'échelle de l'Île de France. Le plan actuel prend en compte le risque à son degré majeur. Face aux crues de la Seine de ces deux dernières années, nous étions sur le point de déclencher le premier niveau « lourd » de ce plan. Nous en avons tiré des conclusions. En particulier, Jean-Bernard Bobin qui est aujourd'hui à mes côtés, qui dirige le service de la planification et de la gestion des crises, a contribué à convaincre les opérateurs du retrait d'équipements sensibles que, par commodité, en ville, on place dans les sous-sols : concentrateurs informatiques et téléphoniques, sous-postes de distribution d'électricité par exemple. Le Gouvernement lui-même en a tenu compte car un certain nombre de ministères sont aussi concernés et ici même à l'Assemblée nationale, par une montée des eaux. On y est de plus en plus attentif, car en plus de la montée des eaux dans les rues, il y a celle des résurgences que nous avons cartographiées précisément, c'est-à-dire des remontées d'eau dans des secteurs qui ne sont pas affectées directement par la crue mais où des équipements sensibles peuvent être également touchés.

Trois éléments me semblent fondamentaux : d'abord, et cela vaut pour le réchauffement climatique, prévoir, savoir le plus longtemps à l'avance ce qui peut arriver et agir. En concurrence avec les opérateurs qui nous livrent les informations météorologiques, nous avons développé des outils d'analyse autonomes, même si cela froisse certains, et notre propre vision des choses. Ensuite, et cet aspect fondamental n'est pas pour rien dans la reconnaissance mondiale du modèle français, depuis une cinquantaine d'années, la prévention des risques est intégrée dans les règles d'urbanisme, ce qui permet une gestion structurelle de ces derniers. Dans le même esprit, le principe de résilience, que nos concitoyens oublient peut-être un peu à titre individuel, doit être revivifié pour nous adapter aux crises notamment climatiques. Enfin, dans les deux dernières décennies, nous avons fait de réels progrès sur les outils de gestion opérationnelle des crises.

Deux intervenants m'ont interrogé sur le droit européen. Le 21 février dernier, la Cour de justice de l'Union européenne a rendu un arrêt dans l'affaire « Ville de Nivelles contre Rudy Matzak » – l'arrêt « Matzak », donc. Ce sapeur-pompier volontaire était soumis à des contraintes opérationnelles très lourdes – rester à domicile, répondre à un appel dans un temps très contraint, rejoindre son poste en quelques minutes. Mais la ville refusait le rémunérer. La Cour de justice a estimé qu'un tel poste en uniforme, avec de telles contraintes, ressemblait fort à un emploi sous contrat, quel que soit le nom qu'on lui donne, comme « temps partiel ». Il n'y a là rien de surprenant : tous les tribunaux administratifs de France le disent depuis longtemps et le Conseil d'État n'y voit rien à redire. La Cour des comptes a rendu son rapport d'inspection de la direction générale en juillet et l'a répété avec force : dès lors que le sapeur-pompier volontaire signe un contrat, que l'engagement moyen est de onze ans et sept mois, que l'employeur vous donne des directives, transmises par un encadrement, et vous emploie de manière de plus en plus programmée, que vous recevez une rémunération ou indemnisation – on peut discuter du terme ; de la définition juridique de cet encadrement « nouveau » des hautes juridictions. Elles posent une difficulté potentielle. Mais la question ne se résume pas en ces seuls termes.

En effet, la situation française est particulière : les sapeurs-pompiers volontaires sont des soldats du feu mais surtout des femmes et hommes dont l'intervention dans le domaine des secours à personnes est majeure sans parler des autres contextes – tremblements de terre et inondations, soutien logistique à des opérations de secours d'urgence aux personnes, qui est la partie essentielle de leur activité (84 % de leurs activités). En 2017, on a constaté un total de 4,6 millions d'interventions dont 3,6 millions de secours à personnes. Le total des interventions c'est : plus de 10 000 par jour et neuf à la minute, pour 12 000 personnes secourues. Sur ce total, 84 % relèvent du secours urgent aux personnes, alors que les incendies baissent et les accidents de la route restent stables. Sept des neuf interventions qui ont lieu à chaque minute sont du secours à la personne et cela nécessite en permanence 400 ambulances avec trois personnes et 29 000 hommes en service pour une journée normale.

Les sapeurs-pompiers volontaires ont une identité forte humaine, affective et opérationnelle et on ne pourrait tout simplement pas se passer d'eux : ils assurent à eux seuls 67 % des 10 000 opérations quotidiennes. Peut-être y a-t-il encore désormais de très rares centres de secours qui donnent une image un peu caricaturale à des observateurs peu amènes. Mais globalement, et je suis fier de le dire, sur le terrain on ne peut pas distinguer un sapeur-pompier volontaire d'un professionnel. Ce sont des gens qui s'engagent pour onze ans et sept mois en moyenne, qui suivent neuf jours de formation qualifiante, qui assument des tâches que personne ne veut faire, se confrontent à ce que la société cache – désordres familiaux, abandon de personnes âgées, accident de la vie, de la route etc.– et pallient la carence en services ambulanciers. Ils subissent les réorganisations et s'entendent dire qu'ils passent de deux heures à quatre heures en intervention par exemple. L'image traditionnelle du pompier brancardier est dépassée, le geste est de plus en plus technique. Le pompier volontaire qui pratique une évacuation sur une personne qui s'étouffe prend un risque, y compris de subir une plainte en cas d'erreur. Tout cela, il faut l'accompagner et l'encadrer et le défendre avec force.

Le droit européen s'applique donc. Mais la directive européenne sur le temps de travail (DETT) date de 2003 ! Seulement, la France n'a pas transposé ce texte, considérant que les forces de sécurité – dans leur ensemble – faisaient des choses tellement particulières qu'il ne s'agit pas de salariés normaux, ce qui est vrai.

Cela étant, au niveau européen, il n'y a pas eu de plainte à ce sujet. La justice a rendu des décisions et elles s'imposent. Mais dites-le bien sur le terrain : il n'y a pas un avant et un après l'arrêt « Matzak ». La Fédération nationale des sapeurs-pompiers nous a saisis d'un certain nombre de sujets. Mais la France n'est visée par aucune procédure au niveau européen. Pour autant, un certain nombre de directions travaillent ensemble sur ce sujet complexe et le ministre sera amené dans une dizaine de jours à préciser ces concepts. Il faudra expliquer au niveau européen que nous avons des particularités qui exigent des exceptions surtout s'agissant des volontaires sapeurs-pompiers. Celle-ci fixe seulement un volume horaire annualisé : Elle dit aussi : il y a des spécificités nationales, exercez-les. Nous ne l'avons pas écrit, mais si toutes les activités prévisibles relèvent de la protection du droit du travail ; en revanche, l'activité en opération ne peut pas relever du droit du travail, Quand nous avons déployé des pompiers français en Suède sur un front de feu de 18 kilomètres, dont ils sont venus à bout seuls en quinze jours, ils ont travaillé 24 heures sur 24 avec quelques repos physiques. Et on ne peut pas dire à un accidenté de la route que la journée est finie ! Mais comme cela ne figure pas par écrit, nous faisons face à une certaine fragilité juridique. Il faut donc affirmer au niveau européen que le sapeur-pompier volontaire français est unique et que ses activités doivent être défendues et préservées. Peut-être que le droit actuel n'y répond plus. Si jamais le sujet était porté, laissons les juges en décider. Mais soyez rassurés, nous ne sommes pas sous le coup d'une action en justice.

D'autre part, à côté des 194 000 sapeurs-pompiers volontaires, il y a 41 000 sapeurs-pompiers professionnels qui nous disent que les volontaires sont des salariés en temps partiel et qu'ils seront donc vigilants. La professionnalisation totale du système est à mon sens impossible d'un point de vue financier et même d'un point de vue humain : pour avoir disons 150 000 pompiers professionnels, il faudrait en recruter 30 000 par an. Où les trouver ? Vous savez les difficultés que rencontre le ministère des Armées pour recruter et le ministère de l'Intérieur lui fait concurrence chez des jeunes qui ont le même profil. Donc, le Gouvernement a bien pris en compte la mesure du problème, mais personne ne poursuit un objectif caché qui conduirait à bouleverser les choses : le sapeur-pompier volontaire est indispensable, s'il le faut, il faut adopter le droit pour lui permettre d'exercer son activité qui est indispensable.

Le « modèle », comme on s'y est référé, est solide. Je ne pense pas qu'il soit menacé par un manque de volontaires. Dans deux semaines le ministre d'État présentera un plan de relance du volontariat, avec des propositions fortes sur la base d'un rapport que nous avons demandé ; vous comprendrez que je ne les dévoile pas aujourd'hui. Pour ma part, je ne suis pas issu de cette direction générale, mais en tant que préfet, j'ai connu les sapeurs-pompiers et je sais que ce sont des gens admirables. Seulement, le système est en tension très forte, il souffre. Il faut, et vite, trouver des solutions très pratiques afin de ne pas démotiver – j'ai envie de dire décourager – des gens qui s'engagent, volontairement, pour accomplir des tâches très contraignantes.

Mais il faut aussi faire comprendre à ce modèle qu'il faut qu'il respire, qu'il vive avec son temps. Le système de recrutement est une voie étroite ; par exemple il ne semble pas intégrer que la moitié des hommes sont des femmes. Il n'en recrute pas et nous allons prendre des mesures assez fortes pour modifier cela. On n'a plus besoin de pouvoir monter au feu avec quarante kilos sur le dos quand 84 % des missions sont du secours à personnes. De même, nous avons trop peu de jeunes pompiers venant des quartiers sensibles.

J'ai répondu un peu longuement, car je sais que dans les territoires, on se préoccupe de cette question. Pour conclure, si le modèle n'est pas en danger car on ne manque pas de volontaires formidables qui viennent vers les sapeurs-pompiers, il faut savoir les accompagner, leur donner une part de rêve et bien les former. Le plan comprendra d'ailleurs des mesures pour valoriser à l'extérieur la VAE acquise pendant le temps de sapeur-pompier volontaire. S'il y a une menace, c'est en raison d'un retard que nous avons pris : si nous ne savons pas valoriser notre service de santé, fort de 12 000 personnes, nous risquons un effondrement, à l'instar de ce que l'on constate pour la démographie médicale et paramédicale globale. Nous avons pris des mesures repoussant le problème jusqu'en 2024 ou 2025, mais faute de médecins encadrants et de soignants dans les ambulances, nous nous trouverons collectivement en situation difficile.

J'en viens à la question des risques NRBCE – nucléaire, radiologique, biologique, chimique et explosif. Nous avons, dans chaque département, une cellule mobile d'intervention chimique (CMIC), capable d'intervenir sur à peu près tous les risques répertoriés dans ce département. Des cellules spécialisées peuvent venir en renfort. Une de nos forces est d'avoir un système qui ne nécessite pas d'avoir toutes les ressources partout, mais permet de les mobiliser rapidement, de l'échelon local au départemental, zonal et national, voire international. Je n'ai pas d'inquiétude sur les moyens et le nombre de spécialistes dont nous disposons, à condition de veiller à ce que les investissements dans ces domaines se poursuivent. Sur le nucléaire, je me permets de vous renvoyer à notre audition par la commission d'enquête ad hoc. Nous tenons compte du risque global, qu'il soit malveillant – l'attentat – ou accidentel, du site nucléaire ou chimique au transport de matières dangereuses. Nous couvrons en interne, sinon tous les types d'accident, tous les risques d'accident répertoriés dans ces domaines.

S'agissant du réchauffement climatique, il n'y a plus de décideur public qui aujourd'hui conteste le constat, même si certains pays ont encore du mal à l'entendre, y compris en Europe. Cet été au Nord du Continent, les effets du réchauffement ont été patents. Les incendies de forêt entre mai et août dans la partie septentrionale de l'Europe sont un rappel à l'ordre. Ceux qui n'entendaient pas ce que nous disions depuis trente ans, à savoir que cela va brûler de plus en plus et qu'il faut se donner des moyens, doivent se rendre à l'évidence. Selon nos techniciens, la limite des feux de forêt remonte d'environ dix kilomètres par an en moyenne, avec des variantes : Cette année, il y a eu une canicule mais pas de sécheresse et peu de vent, les deux facteurs essentiels pour favoriser des feux de forêt. En revanche, les principaux feux ont eu lieu en dehors de la zone méditerranéenne, y compris en France. En juillet, l'alerte sur le plateau de Langres était très inquiétante, avant que quelques orages y mettent fin. L'action à mener passe par les comportements individuels, les plans de prévention de diverse nature, du schéma départemental d'analyse et de couverture du risque (SDACR) aux plans locaux d'urbanisme. Cela passe aussi par des moyens coûteux. La France est le seul pays à disposer de tout l'éventail opérationnel et à pouvoir engager des avions amphibies, des avions dits « terrestres », des moyens militaires de la sécurité civile au sol, des sapeurs-pompiers, des associations locales de lutte contre les feux de forêt. Il faut s'organiser pour faire face à toutes sortes de problèmes comme les ouragans. L'année 2018 est ainsi l'année record en ce qui concerne les indemnisations pour les dégâts causés par les catastrophes naturelles, avec un facteur très significatif. La commission siège pratiquement tous les quinze jours. Il s'agit aussi d'événements localisés, mais quand dans un village plat, d'un seul coup on se retrouve avec un mètre cinquante d'eau, c'est incompréhensible. Il faut intégrer ces données dans notre planification, l'action et les moyens de l'État et des communes, mais aussi les comportements individuels.

Nous pratiquons le plus possible l'évaluation des risques pour y adapter les moyens – quand la crise est là, il est trop tard. Il faut aussi envisager les choses globalement : devant la montée des eaux, comment va-t-on évacuer les populations, leur expliquer ? La résilience est nécessaire, et l'intérêt de disposer de sapeurs-pompiers volontaires, est aussi qu'ils sont capables d'en parler dans la société. S'agissant du cyclone Irma, on a déjà beaucoup exposé le bilan, à partir des retours d'expérience (RETEX). J'ai la prétention de dire que nous avons été « bons ». Devant le même phénomène aujourd'hui, nous corrigerions certaines choses, mais nous n'avons pas à rougir de ce qui a été fait : nous avions anticipé et déployé les moyens avec professionnalisme. Mais il s'agissait d'un cyclone hors catégorie, avec des vents de plus de 300 kmheure – 80 % des bâtiments ont été détruits ou très dégradés. Il faut donc continuer à travailler pour ne pas être pris en défaut.

Les forces de sécurité civile professionnalisées sont-elles suffisantes, m'a-t-on demandé. La réponse est oui ; bien sûr, si vous interrogez chaque chef de service, il rêve de plus de moyens… Je fonctionne avec un contrat opérationnel sur le plan comptable et j'en rends compte au ministre. Le contrat actuel court jusqu'en 2021, avec suffisamment de moyens. Nous avons fait de très lourds investissements et continuerons à en faire. En tenant compte d'une logique budgétaire et d'une logique humaine, nous sommes parvenus à un niveau de moyens correct, même si l'on peut toujours compléter.

Les associations de sécurité civile, dont les plus grandes sont la Croix-Rouge, la Fédération nationale de protection civile et l'Ordre de Malte, regroupent 70 000 personnes bien formées qui sont indispensables dans notre dispositif. On ne saurait organiser de grande manifestation sportive, culturelle ou festive sans leur soutien pour assurer ce qu'on appellera la « bobologie » sur place. Nous les engageons aussi à nos côtés pour compléter le volet opérationnel dans ce que nous faisons moins bien, c'est-à-dire la post-crise : l'exemple typique est, après une inondation, comment aider un couple d'octogénaires à nettoyer et remettre un minimum en état. Ils le font très bien. Autre exemple, pour les festivités suivant la Coupe du monde de football sur les Champs-Élysées, la Fédération nationale de protection civile, en complément des sapeurs-pompiers, avait installé des postes médicaux avancés. Nous recourons aussi à d'autres associations, et notamment, lorsque le niveau d'alerte est supérieur à la normale, nous intégrons à l'état-major de crise l'association Volontaires internationaux en soutien opérationnel virtuel (VISOV), qui assure une veille des médias sociaux et permet par exemple de détecter les sites non couverts par les secours.

J'en termine par la coopération européenne. Depuis le début des années 2000, elle passe par un état-major européen (l'ERCC) qui permet d'intervenir de manière souple, sans passer par les gouvernements. En cas de problème, nous appelons le centre de coordination de la réaction d'urgence ou ERCC – Emergency Response Coordination Centre – lequel, en moins de deux heures, contacte l'ensemble des pays européens. Nous avons rapidement des réponses, avec une prise en charge financière partielle, etc. Par ailleurs la communauté des directeurs généraux des vingt-sept membres de l'Union plus la Turquie se réunit deux fois par an. Elle progresse, mais c'est encore insuffisant. Suivant la volonté du président de la République, la France est en faveur d'une réforme du mécanisme européen de protection civile. Dans quinze jours, nous serons à Vienne pour mettre la dernière main à ce projet que nous espérons voir porter sur les fonts baptismaux avant la fin de la session du Parlement européen. Nous devrions y parvenir, étant en phase de trilogue. Je peux vous communiquer des documents à ce sujet.

Enfin, s'agissant des statuts, la situation est complexe car il arrive que les sapeurs-pompiers professionnels contestent la capacité technique des volontaires, dont certains ont passé les mêmes diplômes. Nous essayons d'introduire de la souplesse et le plan volontariat comporte des mesures en ce sens. Mais 17 000 professionnels sont aussi sapeurs-pompiers volontaires et ils peuvent avoir des grades différents dans les deux corps, le grade étant lié à l'obtention de diplômes techniques – avec les répercussions sur l'avancement.

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