Monsieur le président, madame et monsieur les rapporteurs, madame la ministre, chers collègues, « la réponse aux fausses informations ce n'est pas la censure [… ], c'est plus d'informations, discutées en commun » selon Edward Snowden.
Le droit à l'information est un des socles de la démocratie. Il suppose la liberté d'expression et il renferme une plus grande exigence encore : la possibilité pour chacun d'accéder à plusieurs sources d'information, quels que soient les supports, presse, radio, audiovisuel et numérique. La liberté de la presse et son corollaire, le droit de savoir, doivent être au coeur de notre démocratie, de nos combats.
Face au nouveau paradigme informationnel auquel nous devons faire face, « l'infobésité », la précarité de l'information, des sources de plus en plus difficiles à analyser, le Gouvernement propose de légiférer. Or le choix de la voie législative dans la lutte contre les fausses informations ou infox est dangereux : le plus grand risque c'est que s'érige une vérité officielle. Permettre à chacun de se prévaloir de la vérité à l'appui d'une action en justice risque de mettre à mal l'exercice de la liberté d'information et d'expression. Dans l'état de notre droit, la question n'est pas de savoir si une information est vraie ou fausse, mais d'abord si elle porte atteinte à la réputation, à l'intimité de la vie privée, à la présomption d'innocence.
Ce manichéisme du vrai et du faux est impraticable pour les juristes, a fortiori en quarante-huit heures !
Nous avons évidemment tous en tête les affaires Cahuzac, Sarkozy-Kadhafi, Fillon, qui quand elles sont sorties ont toutes été qualifiées de fausses informations. Il aura fallu plusieurs années à Médiapart pour faire reconnaître la véracité de ses documents. D'ailleurs, certains pensent encore, dix ans plus tard, qu'il s'agit de fausses informations et on ne peut pas leur interdire de le croire !
L'article 1er de la proposition de loi permet, en cas de diffusion d'une fausse information en période électorale, de saisir le juge au travers d'une nouvelle action en référé permettant, le cas échéant, de supprimer le contenu, de déréférencer le site en ligne, voire de bloquer l'accès au site, ce qui n'est pas rien !
Tout d'abord, on pourrait très bien considérer que la période électorale est au contraire celle où la liberté d'expression doit être la plus grande. De plus, comme l'observe le comité d'éthique du CNRS dans un avis de 2018, « l'impact [des fausses informations] sur des opinions publiques particulièrement perméables aux visions du monde "complotistes" est alarmant », mais leurs conséquences sur les résultats des récentes élections ne le sont pas. En effet, s'il ne faut pas minimiser le rôle nuisible des rumeurs et fausses informations, il n'en reste pas moins que les causes profondes du Brexit ou de l'élection de Trump sont économiques, sociales et politiques. Je considère qu'en 2005, par exemple, l'internet a joué un rôle central et salutaire de média d'information alternative dans le combat contre les contrevérités officielles diffusées par les médias institutionnels sur le traité constitutionnel européen – ils prédisaient que la pluie ne cesserait de tomber en cas de victoire du « non ».
Si les fake news peuvent indéniablement être un obstacle à la bonne tenue du débat public, une restriction de la circulation des informations par le biais des services de communication en ligne ferait peser de lourdes menaces sur l'exercice de la liberté d'expression. Tout un arsenal législatif permet déjà de lutter contre les fausses informations. Ces propositions de loi ne servent donc à rien sinon à inciter à l'autocensure. Le Conseil d'État rappelle que l'article 27 de la loi de 1881 punit d'une amende de 45 000 euros la propagation de fausses nouvelles lorsqu'elles sont susceptibles de troubler la paix publique. L'article L. 97 du code électoral réprime la publication de fausses nouvelles ayant eu pour effet de fausser un scrutin électoral – effet qui est apprécié a posteriori. De plus, l'infraction de diffamation est tout à fait propre à sanctionner n'importe quelle fausse information. Rappelons enfin qu'une élection peut être invalidée en cas de fraude ou d'atteinte à la sincérité du vote.
En plus de judiciariser le débat politique, inscrire dans le marbre une telle mesure reviendrait à remettre en cause l'article 1er de la loi du 1881, considéré à juste titre comme le texte fondateur de la liberté de la presse et de la liberté d'expression en France. La procédure particulière prévue par la loi de 1881 vise précisément à protéger la liberté d'expression. Les journalistes sont encore plus protégés que les citoyens ordinaires contre une condamnation au titre de l'article 27 par les articles 2 et 2 bis de cette même loi, qui consacrent leur droit à ne pas révéler leurs sources.
Ce que vous cherchez, c'est à faire du bruit autour de cette question, sans la régler, au risque de défaire les grands équilibres de notre état de droit.
Les dispositions relatives aux CSA encourent elles aussi la critique. Dans cette suite d'articles, les expressions imprécises « sous influence d'un État étranger » et « bon fonctionnement des institutions » sont susceptibles de favoriser la censure. Rien dans ce texte n'indique ce que le législateur entend par « influence ». Dès lors, l'influence risque d'être appréciée de manière trop subjective. Est-ce le contenu des programmes ? Le financement de la chaîne ?
Concernant la seconde expression, le Conseil d'État préconise de ne pas la conserver, car elle « nuit à l'intelligibilité générale de la disposition ». Les amendements proposés par le rapporteur lors de l'examen en commission et qui visent à remplacer « déstabilisation des institutions » par l'expression « fonctionnement régulier de ses institutions » ne changent pas le fond du problème. L'expression est tout aussi imprécise et comporte elle aussi un risque de censure. La presse étant un contre-pouvoir, elle peut être considérée comme un élément « déstabilisateur » – c'est même en partie ce que l'on attend d'elle – , notamment lorsqu'elle met au jour des affaires liées au pouvoir exécutif ou législatif. Selon la belle formule de Camille Desmoulins, « la presse est la sentinelle de la démocratie ». Le devoir de déranger, de déstabiliser est donc inscrit dans son ADN. Cette loi crée un climat de suspicion qui me dérange profondément, comme il dérange celles et ceux qui font l'information.
Par ailleurs, ce texte donne un pouvoir disproportionné au CSA et étend à l'internet le cadre juridique de la régulation audiovisuelle. Or exiger l'extension des principes de la régulation des contenus audiovisuels à l'internet relève du contresens. L'internet ne présentant pas les spécificités du secteur audiovisuel, le CSA n'a pas, à mon sens, la légitimité pour intervenir à propos des contenus des sites de presse en ligne.
Enfin, ces propositions de loi restent totalement muettes sur le sujet central de la concentration de la presse et des conflits d'intérêts, ou encore sur la communication de crise des grandes entreprises qui ne sont pourtant pas avares de fausses informations pour préserver leurs parts de marché : il n'y a absolument aucune référence aux manoeuvres des lobbies visant à faire de la désinformation dans un but commercial. Vous comprendrez que cela nourrisse encore un peu plus la suspicion.
Rappelons ici la nécessité d'aides à la presse pluralistes, égalitaires et non discriminantes en lien avec la nécessité de déconcentrer la presse. Au sujet du numérique, il y a urgence à s'assurer que l'on limite la part des informations qui sont fonction des individus.
L'examen de ce texte intervient dans un contexte inquiétant pour le travail des journalistes et la liberté d'expression du fait du vote de la loi sur le secret des affaires, qui met en place un système de verrouillage de l'information, et à la veille d'une réforme de l'audiovisuel public qui s'apprête à mettre à mal notre service public de l'information. Il n'y a pas de démocratie sans citoyens éclairés et pas de citoyens éclairés sans une presse libre et indépendante.
Nous voterons contre ces propositions de loi.