Intervention de Dominique Thouvenin

Réunion du mardi 18 septembre 2018 à 16h45
Mission d'information sur la révision de la loi relative à la bioéthique

Dominique Thouvenin, professeure émérite de droit privé et de sciences criminelles :

Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, je vous remercie de m'avoir sollicitée afin de venir échanger avec vous sur ces questions auxquelles je m'intéresse depuis longtemps. Je vous précise que je suis professeure de droit privé et de sciences criminelles, mais certainement pas d'éthique : c'est bien à une juriste – jusqu'au bout des ongles ! – que vous avez affaire.

Peut-être serez-vous étonnés d'apprendre que je me propose, au cours de cette audition, d'effectuer un retour en arrière afin de tenir compte de la logique de construction des règles, dont le respect me semble particulièrement important lorsqu'on s'adresse au législateur. La façon dont le système législatif français s'est emparé des règles relatives à la bioéthique est à la fois originale et d'une très grande complexité, ce qui fait que, s'il est « bordé », le sujet n'est pas sans poser de nombreuses questions.

Je vais tout d'abord procéder à un bref historique, en commençant par rappeler que dans le terme « bioéthique », né aux États-Unis, le préfixe « bio » ne désigne pas la vie, mais la biologie. Ce terme est lié à ce que l'on appelle depuis de nombreuses années la biomédecine, ainsi qu'à la recherche. Il fait ainsi référence à de nouvelles pratiques, au départ médicales, mais se rapportant désormais à la recherche, qui suscitent des questionnements incessants, notamment en raison du fait que les progrès de la connaissance conduisent très rapidement à s'interroger sur leurs éventuelles applications techniques.

En France, les chercheurs se sont bien vite rendu compte qu'ils étaient soumis aux exigences nord-américaines, ne serait-ce que par le biais des contraintes attachées à la publication. Après la naissance du mot « bioéthique » aux États-Unis en 1970, il n'a fallu que quatre ans pour que les Français réagissent en créant le Comité d'éthique de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) ; quant au Comité consultatif national d'éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE) – je cite sa dénomination in extenso car on oublie généralement les mots qui suivent le mot « éthique », ce qui me paraît problématique –, il n'a été institué qu'en 1983.

Dès le départ, le CCNE – auquel j'ai pris part à compter de 1986 – s'est interrogé sur les problèmes moraux liés à l'utilisation de la technique et à la remise en cause des représentations traditionnelles. Si la création de ce Comité a pu induire l'idée qu'il constituait la seule source d'inspiration légitime du contenu des lois et, qu'au fond, il suffirait de passer d'un récipient à un autre pour que le tour soit joué, les choses se sont avérées beaucoup plus complexes. Ainsi, il a fallu identifier les types de questions devant faire l'objet de lois. On en a déterminé trois, auxquelles on continue de se référer de nos jours : premièrement, les pratiques nécessitant un accès au corps humain pour en obtenir des éléments ou des produits ; deuxièmement, les pratiques nécessitant un accès au corps humain pour l'identification des personnes ou des maladies à partir de l'acide désoxyribonucléique (ADN) ; troisièmement, les pratiques cliniques et biologiques intervenant dans le processus vital par la création d'embryons in vitro. Par ailleurs, il est apparu intéressant de pouvoir utiliser des données médicales personnelles dans un objectif de recherche.

Parmi les nombreuses règles structurant notre société, il en est une, consubstantielle aux pratiques médicales, qui veut que les médecins soient seuls à avoir la légitimité pour porter atteinte à l'intégrité physique d'une personne – à la condition que ce soit dans son intérêt et dans l'objectif de la soigner. L'une des raisons pour lesquelles on a créé le CCNE, c'est que l'appareil de règles qui préexistait, notamment dans le code de déontologie, était très insuffisant dans la mesure où il avait été construit uniquement en fonction de cet intérêt strictement personnel – ce qui était tout à fait légitime. Or, la recherche a abouti à certaines découvertes qui ont permis de soigner des personnes à la condition de porter atteinte à l'intégrité physique d'autres personnes – n'y ayant, elles, aucun intérêt. Comme vous le savez, l'atteinte à l'intégrité physique correspond en droit français à l'infraction de « coups et blessures volontaires », voire d'« homicide volontaire ». Dans ces conditions, seul le législateur peut se prononcer sur la question de savoir dans quelles conditions exceptionnelles on peut accepter que l'atteinte à l'intégrité physique ne donne pas lieu à l'application de sanctions pénales.

Par ailleurs, tout ce qui a trait aux prélèvements identifiants renvoie à la vie privée, un domaine réglementé à la fois par le droit français et par le droit européen. Un certain nombre de ces prélèvements identifiants sont susceptibles de mettre en cause l'état des personnes, ce qui nécessite également l'intervention du législateur ; il en est de même de la protection des informations, qu'elles soient nominatives ou génétiques, et vous n'ignorez pas que, selon l'article 34 de la Constitution, tout ce qui a trait à ces questions relève du domaine de la loi. Il y a eu de longues discussions – elles sont toujours en cours – pour savoir s'il est vraiment nécessaire que ces questions relèvent de la loi. Pour ma part, j'estime que oui, pour des raisons d'ordre constitutionnel.

La première grande étape législative, qui remonte à 1994, a comporté un « découpage » des questions bioéthiques qui n'a pas été sans incidences sur la manière dont elles sont traitées. Les lois de 1994, dites « de bioéthique », mais dont l'intitulé ne comporte pas le mot « bioéthique », pour les raisons que vous savez, regroupent trois textes : le premier, qui porte sur ce que certains appellent les « principes généraux », a été intégré au code civil et préparé par le ministère de la justice ; le deuxième, qui porte sur les pratiques médicales directement concernées par ces évolutions, a été intégré au code de la santé publique et préparé par le ministère de la santé ; enfin, le troisième, qui concerne l'utilisation des données de santé dans un but de recherche, a modifié la loi « Informatique et libertés » de 1978.

Le fait que ces textes relèvent de trois grands corps de règles n'est pas sans poser certains problèmes : en particulier, cela nuit à la perception unitaire que l'on devrait avoir du dispositif législatif relatif aux questions de bioéthique – un problème qui ne se pose pas au Royaume-Uni ou au Canada, par exemple, où un Act unique comprend l'ensemble des dispositions applicables en la matière.

Si les principes généraux contenus dans le code civil y figurent sous la forme d'énoncés rappelant un certain nombre de droits et de principes fondamentaux, leur raison d'être est bien de pouvoir construire des exceptions. En d'autres termes, pour valider la légitimité des nouvelles pratiques, il faut paradoxalement que des principes généraux aient pour fonction de supporter des exceptions.

On entend parfois employer, y compris au sein de diverses instances officielles – je pense à certains comités dont j'ai fait partie – le mot « don » pour désigner le transfert d'éléments d'un corps humain vers un autre. En la matière, ce terme me semble particulièrement mal choisi, puisque le code civil est très clair sur le fait qu'il n'existe aucun droit patrimonial attaché au corps humain, ce qui implique qu'une personne ne puisse céder quoi que ce soit de son corps, ni à titre onéreux ni à titre gratuit. Je n'ai pas le temps de développer ce thème dans mon exposé liminaire, mais vous pourrez m'interroger à ce sujet si vous le souhaitez.

Le code de la santé publique contient des règles spécifiques relatives à l'utilisation des éléments et produits du corps humain, à l'assistance médicale, ainsi qu'à la procréation et au diagnostic prénatal. Initialement, ces règles faisaient l'objet, dans le code de la santé publique, d'un livre unique, où se trouvaient précisées toutes les règles relatives aux conditions de mise en oeuvre des activités exercées par les praticiens sur le corps des patients et les divers éléments qui le composent ou en sont issus. De ce fait, il n'y avait pas de différenciation entre les organes du corps et ses productions, par exemple le sperme.

Au sujet de l'embryon humain, dont le régime était réglé dans ce livre unique, M. Jacques Toubon a introduit par voie d'amendement, dans un projet de loi de 1992, un article proposant que la recherche sur les embryons surnuméraires soit possible. Le Sénat a cependant estimé qu'une telle autorisation était impensable et que l'on ne pouvait mettre sur le même plan les éléments du corps humain pouvant simplement être utilisés pour des transplantations et ceux de nature à permettre de faire vivre un enfant.

À l'occasion de l'examen de ce même projet de loi, les dispositions relatives à l'embryon humain, à tout ce qui est nécessaire pour faire un éventuel enfant et notamment à l'assistance médicale à la procréation, ont été transférées dans un livre spécifique du code de la santé publique, consacré à l'action sanitaire et médico-sociale en faveur de la famille, l'enfance et la jeunesse ; dans le même temps, le Sénat a voté l'interdiction de toute recherche sur l'embryon. Ce cloisonnement, dont je ne fais qu'indiquer les conditions dans lesquelles il s'est opéré, sans me prononcer sur son bien-fondé, est toujours en vigueur.

Pour ce qui est du troisième texte, réunissant les règles relatives à l'utilisation des données de santé dans la recherche, il a en quelque sorte été perdu de vue après avoir été intégré à la loi « Informatique et libertés ».

Deux corps de règles permettent de ménager deux catégories d'intérêts qui se révèlent contradictoires : d'une part, ceux de toute personne, grâce aux droits subjectifs qui lui sont reconnus dans le code civil au titre du « statut du corps humain » ; d'autre part, ceux des personnes qui ont besoin de ces différents soins, définis par le code de la santé publique. Ainsi, l'intérêt d'une personne en attente de greffe est d'obtenir un greffon, tandis que la personne sur laquelle ce greffon pourrait être prélevé n'a pas d'intérêt à le fournir. Il était extrêmement important qu'une délibération politique et sociale permette de trancher cette question.

Compte tenu de la construction historique de la médecine, le médecin est focalisé sur l'intérêt de la personne qu'il soigne, ce qui est légitime et réconfortant. Cependant, je ne suis pas persuadée qu'il soit si simple d'avoir à gérer des intérêts contradictoires, et cette difficulté me paraît même constituer une question tout à fait centrale.

On me demande parfois ce qui a justifié de passer de trois lois de bioéthique à une seule en 2004. La raison en est simple : le législateur avait prévu, dans le texte de 1994 intégré au code de la santé publique – ce point n'est pas sans importance, car il montre que la loi de 2004 est focalisée sur les questions relatives aux pratiques médicales –, qu'il soit procédé au bout de cinq ans à une analyse rétrospective du texte. Si cette loi comportant des modifications extrêmement importantes n'est intervenue que dix ans après les textes de 1994, cela s'explique par l'apparition de deux éléments nouveaux, à savoir le clonage de la brebis Dolly en 1996 et l'identification des cellules souches embryonnaires chez l'homme en 1998, qui ont posé en des termes nouveaux les questions de la reproduction humaine et de la recherche sur l'embryon – des sujets extrêmement sensibles et donnant lieu à de vives discussions, notamment parce qu'ils font l'objet de conceptions et de valeurs qui ne sont pas nécessairement partagées par tous.

La loi de 2004, qui a unifié les règles gouvernant l'ensemble des pratiques médicales et de recherche dont l'objet est le corps humain en tant que ressource biologique et l'embryon en tant qu'entité biologique, a également créé l'Agence de la biomédecine, qui intervient dans le domaine de tout le vivant humain biologique, à savoir la greffe, la reproduction, l'embryologie et la génétique. On lui doit en outre un acte extrêmement important, consistant à avoir admis le changement de finalité du geste.

Selon les règles posées par les lois de 1994, un geste était légitimé afin de pouvoir obtenir un résultat correspondant à une pratique. Or, on s'est aperçu qu'il pouvait être intéressant de récupérer sur une personne faisant l'objet d'une opération des éléments du corps humain pouvant être utilisés au profit d'autres personnes. La loi de 2004 est venue dire qu'il était légitime que l'embryon puisse être utilisé pour la recherche. Cependant, aussi étrange que cela puisse paraître, la même loi a posé le principe d'une interdiction de la recherche, assortie de dérogations et d'un régime transitoire. L'espoir secret d'un certain nombre de personnes était que les nouvelles connaissances susceptibles d'être acquises au cours des cinq prochaines années seraient de nature à résoudre le problème éthique, ce qui était très illusoire.

L'échéance du régime dérogatoire et transitoire ayant été fixée à 2011, c'est au cours de cette année qu'a été votée la troisième loi de bioéthique, relative à l'assistance médicale à la procréation. La question s'est posée de savoir s'il fallait étendre la possibilité d'accès à l'assistance médicale à la procréation aux couples de femmes, ou s'en tenir à la construction initiale ne visant qu'à répondre à la problématique de l'infertilité – comme vous le savez, c'est la seconde option qui a été retenue. Par ailleurs, le principe d'interdiction de la recherche sur l'embryon et les cellules souches embryonnaires humaines a également été maintenu, cette recherche n'étant autorisée qu'avec la loi du 6 août 2013.

J'ai lu le rapport du CCNE ainsi que celui du Conseil d'État et, en tant que juriste, j'ai été frappée de constater que certaines dispositions des lois de bioéthique n'ont en fait rien à avoir avec la bioéthique : je pense notamment à l'accompagnement de la fin de vie, aux problématiques liées aux rapports entre santé et environnement, ou encore à celles relatives à l'intelligence artificielle. La vraie question serait de savoir si, en la matière, il ne faudrait pas légiférer en se limitant aux questions de bioéthique proprement dites, ou au contraire légiférer sur les questions relatives à l'éthique en général – sans se focaliser sur l'aspect « biologique ». Cela dit, une telle question ne relève pas de mes compétences, mais uniquement de celles du législateur.

J'ai également pu noter que 44,8 % des contributions recueillies sur internet à l'occasion des États généraux de la bioéthique 2018 – organisés officiellement, comme le prévoit la loi – étaient relatives à l'accès des couples de femmes à l'assistance médicale à la procréation.

Si l'utilisation des big data en santé, qui donne également lieu à de nombreuses discussions, est limitée à la recherche tant qu'on reste dans le champ de la bioéthique, tout ce qui a trait à l'intelligence artificielle renvoie à la relation interindividuelle classique entre le patient et le médecin, si ce n'est qu'elle fait intervenir de nouvelles techniques.

En effectuant ce rappel de l'historique de construction des règles relatives à la bioéthique, j'ai voulu mettre l'accent sur l'aspect contraignant de ces règles, qui constituent une espèce de carcan dont le législateur ne peut se défaire que difficilement.

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